Notre journaliste Marie Astier a un grand potager, chez elle, dans les Cévennes. Dans cette chronique, elle livre astuces et réflexions parce que jardiner… c’est politique.
C’est la fin des soirées au jardin, à la sortie du travail et avant l’arrivée de la nuit. Ce petit moment de verdure a raccourci jusqu’à s’éteindre. On va juste, parfois, chercher les poireaux pour la soupe du soir à la lampe torche. C’est, pour moi, le véritable marqueur de l’arrivée de la saison froide, l’inauguration d’un nouveau rythme.
En semaine, la tournée d’inspection du jardin ne peut désormais se faire qu’à la pause déjeuner, les jours de télétravail. Hop, un coup d’arrosage aux salades de la serre, et quelques caresses à la gardienne des lieux, la petite chatte noire qui s’y abrite pendant la saison froide. L’espace de quelques minutes, je suis ailleurs. Loin de l’écran, de l’article d’actualité à rendre le plus vite possible, des coups de fil et réunions qui s’enchaînent.
La pause est courte, et pourtant elle suffit à dissiper tout stress ou préoccupation externe. Mes pensées et mon corps ne sont là que pour les plantes. Tiens, il faut éclaircir les navets, désherber les épinards. Je prends cinq minutes pour avancer ces petites tâches, avant que les urgences d’un média quotidien comme Reporterre ne me rappellent.
Je pense que c’est une expérience commune à de nombreux jardiniers : s’occuper de ses plantes est une méditation, un apaisement, une relaxation. À chacun ses mots pour décrire cet état. On est dans le présent, mais pas seulement. C’est bien plus fort que cela. Pour ma part, les plantes m’ont appris un autre rapport au temps.
« Au jardin, ce n’est plus moi qui mène la danse »
Dans le monde professionnel, ou même la vie quotidienne, je suis cheffe d’orchestre de mon emploi du temps. Je l’ajuste en permanence en fonction des contraintes, des priorités. Au jardin, ce n’est plus moi qui mène la danse, mais les saisons, les cycles biologiques, la météo…
Je me laisse porter et c’est finalement très confortable. Il devient facile d’anticiper. À partir de fin novembre, on sait que ce sera le moment de planter des arbres. On savoure d’avance avec mon compagnon le plaisir de les choisir, de les planter ; on anticipe les besoins. Un abricotier, car celui du terrain d’oliviers est vieillissant ; des pistachiers pour introduire une nouvelle espèce de fruits et apporter de la diversité…
Le changement climatique oblige à s’adapter, bien sûr. On sème plus tôt, plus tard, on recommence plus souvent, et les années sont de plus en plus différentes les unes des autres, entre canicules ou pluies incessantes. Il oblige à plus de vigilance et renforce ce réflexe d’anticipation.
« Penser le temps long devient facile, quand des arbres vous accompagnent »
Les annuelles scandent les mois : en novembre, n’oublions pas de planter l’ail. En février, il faudra déjà penser aux premiers semis, et donc avoir profité des soirées d’hiver pour trier les graines, faire l’inventaire, commander de nouveaux sachets à nos semenciers favoris.
Les boutures, les arbustes, les aromatiques persistantes m’incitent à penser en cycles déjà un peu plus longs. Je replante les boutures souvent un an et demi après les avoir prélevées. La jeune verveine mettra au moins un an à s’enraciner et encore plus à donner en quantité.
Les arbres, eux, nous projettent dans la vie. Quand on a planté nos premiers fruitiers, les années à attendre pour déguster leurs fruits me paraissaient une éternité. Et voilà que c’est fait, cet été on s’est régalés, déjà. Penser le temps long devient facile, quand des arbres vous accompagnent. Ils donnent même une échelle : les enfants mangeront les fruits de l’abricotier à tel âge ; on mangera peut-être des pistaches du jardin à l’apéro pour mes 40 ans ; et il faut replanter des cerisiers, car sinon on n’en aura plus pour nos 50 ans. Les suivants en profiteront aussi et auront peut-être même oublié qui les a plantés, comme s’ils avaient toujours été là.
Une poche de résistance
Mais attention, rien ne sert de semer ou planter des salades si je ne suis pas là, presque chaque jour, pour ensuite les arroser. Ou de planter des arbres si je ne les accompagne pas les premières années, au cas où leur premier été serait caniculaire, ou le temps que leur tronc résiste à l’appétit du castor.
Alors que quelques clics permettent de satisfaire rapidement nombre de mes désirs, livrés à domicile, les plantes m’ont appris la patience. Dans un monde où l’on zappe dès le moindre signe d’ennui, elles m’enseignent la constance. Alors qu’autour de moi la mobilité est une valeur phare, elles m’incitent à l’ancrage. Toutes ces aptitudes me semblent parfois désuètes, inadaptées au XXIe siècle.
Pourtant, je suis convaincue qu’elles sont essentielles pour retrouver un nouveau rapport au monde, au vivant. Le jardinage a le pouvoir de nous transformer bien plus qu’on ne pourrait s’y attendre. Ce n’est pas juste une passion, un passe-temps, un moment de ressourcement ou un acte de subsistance. Notamment parce qu’il propose un autre rapport au temps, je veux croire que chaque jardin est potentiellement une poche de résistance à la folie destructrice de l’époque, une fenêtre vers la possibilité d’un autre monde, plus désirable tant écologiquement que socialement. C’est aussi pour cela qu’ils sont de formidables alliés dans la lutte pour l’écologie.
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