Pourquoi nous ne voyons pas les massacres au Moyen-Orient ?
Au cours des dernières années, le mouvement israélien pour la paix a été démantelé, une confusion a été entretenue entre antisémitisme et antisionisme, et enfin le narratif du clash des civilisations a été répandu. Ces trois erreurs nous empêchent de voir et de comprendre ce qui se passe au Moyen-Orient.
Le mouvement pour la paix de Nahum Goldmann, président de l’Organisation sioniste mondiale, n’existe plus. Il avait pour objectif de faire d’Israël le centre spirituel et moral de tous les juifs, un État neutre sur le modèle de la Suisse, avec des garanties internationales de sécurité, et une présence internationale symbolique permanente. Goldmann, qui avait dénoncé le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem et non pas par un tribunal international (ce qui a permis aux sionistes révisionnistes de masquer leurs relations avec lui), négocié une coexistence pacifique juste et durable avec le président égyptien Gamal Abdel Nasser et avec celui de l’Organisation de libération de la Palestine, Yasser Arafat, a même été arrêté en Israël.
L’historien Bernard Lewis, qui fut conseiller de Benyamin Netanyahou lorsqu’il était ambassadeur d’Israël à l’ONU, a inventé, en 1957, pour le Conseil de sécurité nationale des États-Unis dont il fut membre, la stratégie du « Choc des civilisations ». Il s’agissait de présenter comme inévitable l’affrontement entre les civilisations occidentale et islamiques, puis chinoise et ainsi de suite afin de justifier les guerres occidentales successives. Son assistant, Samuel Huntington, un ancien collaborateur des services secrets sud-africains de l’apartheid, popularisa cette stratégie, en 1993, en lui donnant l’apparence d’un constat universitaire. Il fut rétribué par la CIA pour ce travail de propagande. Bien que son travail soit un fourre-tout intellectuel qui ne résiste pas à l’analyse, il a pénétré nos esprits. Cette théorie stupide est employée aujourd’hui par Benyamin Netanyahou pour justifier ses guerres sur « sept fronts » à Gaza, en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, en Iraq, en Iran et au Yémen. Pourtant le même Netanyahou se faisait photographier, en septembre 2014, au Ziv Medical Center de Zefat en train de rendre visite à 500 officiers d’Al-Qaïda soignés en Israël [1]. Ainsi, il est possible de s’entendre avec des jihadistes lorsqu’ils massacrent des civils en Syrie, mais pas de s’entendre avec des Palestiniens lorsqu’ils réclament un État.
Natan Sharansky [2], qui fut vice-Premier ministre du général Ariel Sharon, a conçu le narratif selon lequel ce sont les Palestiniens dans leur ensemble et non pas certains dirigeants israéliens qui refusent la paix. Puis, il a inventé que les révolutionnaires iraniens voulaient jeter à la mer tous les juifs israéliens (alors que les juifs vivent paisiblement en Iran et sont représentés au Parlement). Enfin, il a organisé des campagnes médiatiques internationales pour créer une confusion entre « nationalisme », « sionisme » et « sionisme révisionniste », puis pour assimiler « antisémitisme » et « antisionisme » (à ce jeux-là le quotidien israélien Haaretz serait antisémite).
En 2004, Sharansky a écrit avec Ron Dermer, un livre binaire, La cause de la démocratie, pour nous assurer qu’Israël est la seule démocratie du Moyen-Orient. Dermer est devenu ambassadeur d’Israël aux États-Unis (2013-2021), puis ministre des Affaires stratégiques (de 2023 à aujourd’hui), fonction où il organise la lutte contre le mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) dans le monde.
Natan Sharansky poursuit discrètement son travail aujourd’hui, à la fois aux États-Unis et en Ukraine où il est né, via l’Institute for the study of global antisemitism and policy (ISGASP) (Institut pour l’étude de l’antisémitisme et de la politique mondiales). Cette association états-unienne est abondamment financée par le ministère de Ron Dermer. C’est elle, par exemple, qui a organisé les auditions au Congrès des rectrices des grandes universités pour les contraindre à réprimer pour antisémitisme les manifestations contre les massacres à Gaza.
Il va de soi que Bernard Lewis, Samuel Huntington, Natan Sharansky et Ron Dermer ne sont pas des « sionistes », mais des « sionistes révisionnistes ».
Redistribution des cartes au Moyen-Orient
Dans cette ambiance de mensonges généralisés, l’ensemble des positions de chaque communauté au Moyen-Orient est en train de changer. C’est une conséquence de la tentative de conquête par Benyamin Netanyahou du nord de la bande de Gaza et du sud du Liban. Progressivement, tous les acteurs politiques, y compris les juifs israéliens, se sont rendus compte que les opérations militaires israéliennes n’avaient aucun rapport avec les buts annoncés : la libération des otages du Hamas et le retour des Israéliens du nord du pays dans leurs foyers. La coalition Netanyahou poursuit le projet colonial de Vladimir Jabotinsky (1880-1940) : la création d’un empire au Levant, du Nil à l’Euphrate.
Ce projet n’a aucun rapport avec l’antique royaume de Jérusalem, qui ne comprenait que la ville sainte et sa proche banlieue, mais vise à restaurer l’ancien empire assyrien comme le protecteur de Jabotinsky, Benito Mussolini, voulait rétablir l’ancien empire romain.
Répondre au défi d’une nouvelle vague fasciste de conquête du Levant a été le sens aussi bien des paroles du président syrien Bachar el-Assad, lors du sommet conjoint de la Ligue arabe et de l’Organisation de coopération islamique, le 11 novembre à Ryad, que de celles du directeur du quotidien israélien Haaretz, Amos Schocken, à la conférence Israel After October 7th : Allied or Alone ? (Israël après le 7 octobre : avec des alliés ou seul ?), le 27 novembre à Londres.
La totalité des protagonistes s’accorde sur le constat, même si la plupart évitent de faire référence aux liens de Jabotinsky et de ses disciples avec les fascistes et les nazis. Cependant, les Occidentaux refusent encore d’ouvrir les yeux et traitent ce conflit comme s’il n’était pas politique, mais ethnique, comme s’il opposait des juifs à des arabes, voire les juifs aux arabes.
Trois éléments jouent un rôle particulier dans le changement en cours :
• La victoire du jacksonien Donald Trump aux États-Unis sur la coalition straussienne de Kamala Harris. Les premiers entendent substituer les guerres commerciales aux guerres militaires, tandis que les seconds souhaitent provoquer l’Armageddon.
• Les Forces de défense israéliennes (FDI), qui disposent d’une maîtrise incontestable de l’espace aérien de leurs voisins, s’avèrent incapables de la moindre victoire au sol. Elles n’ont pas de discipline et nombreux sont ses hommes qui se comportent comme des voyous. Dans le contexte de la défaite des straussiens aux États-Unis, elles ne disposent plus d’autant d’armes et sont probablement à court de nombre d’entre elles. Enfin, plusieurs de ses unités, qui ont assisté aux crimes de certaines autres, sont désormais au bord de la rébellion.
• La diaspora juive, qui jusqu’à présent soutenait Benyamin Netanyahou sans broncher, parvient enfin à distinguer son soutien aux juifs israéliens des crimes de leur gouvernement. Depuis l’inculpation de Netanyahou par la Cour pénale internationale, le 21 novembre, la solidarité entre juifs, acquise lors des siècles de persécution par les goyim, ne joue plus. Beaucoup de personnalités juives, jusqu’ici taiseuses, se démarquent publiquement des crimes commis sur les « sept fronts » et contre l’ONU.
L’Iran a abandonné la stratégie du général Qassem Soleimani de « l’Axe de la Résistance », selon laquelle Téhéran aide et coordonne l’ensemble des groupes armés indépendants qui luttent contre la colonisation de la région. Il a refusé d’aider le Liban lors de l’invasion israélienne, puis une faction au Pouvoir a transmis à Israël les coordonnées des principaux chefs militaires du Hezbollah afin qu’ils soient assassinés.
Simultanément, Téhéran et Tel-Aviv ont mis en scène leur antagonisme, prétendant l’un et l’autre se tenir prêt pour un combat décisif. Pourtant les deux attaques iraniennes (opération « promesse honnête » du 13 avril et 1° octobre) et les deux israéliennes (des 19 avril et 26 octobre) n’ont presque pas causé de dégâts humains, même si les militaires des deux parties en ont profité pour tester les défenses de l’adversaire [3]. Un accord secret entre Washington, Téhéran et Tel-Aviv est devenu évident.
D’autre part, Téhéran a renoué avec les Kurdes iraquiens. Le président Masoud Pezeshkian s’est rendu, en septembre, en Iraq pour y rencontrer non seulement la tribu Talabani, mais aussi les Barzani (pro-israéliens).
En Iraq, l’ayatollah Ali al-Sistani, chef spirituel de la communauté chiite, a pris la parole pour délivrer un message confus montrant qu’il ne savait plus qu’attendre de la République islamique.
Au Yémen, Ansar Allah, persuadé du revirement iranien, a pris des dispositions pour protéger son chef, Abdul-Malik al-Houthi, du sort connu par Hassan Nasrallah.
En Türkiye, comme à son habitude, le président Recep Tayyip Erdoğan explore les diverses possibilités qui s’offrent à lui, sans s’engager ici ou là. Lui ; qui se rapprochait lentement de son homologue syrien, a autorisé des livraisons d’armes aux jihadistes d’Idleb afin qu’ils puissent reprendre le combat contre la République arabe syrienne. Simultanément, il a envoyé des émissaires discuter avec Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK emprisonné depuis 1978. Quels que soient les pourparlers, il est peu probable qu’« Apo » soutienne l’OTAN et Israël comme son mouvement le fait aujourd’hui.
Le retournement de l’Iran et le double jeu de la Türkiye mettent subitement fin à l’euphorie du sommet des BRICS à Kazan, il y a un mois [4].
En Syrie, le président Bachar el-Assad a immédiatement soutenu les Libanais et ses alliés du Hezbollah lorsque ceux-ci ont été lâchés par l’Iran. Historiquement, le Liban n’est qu’un gouvernorat de la Syrie, et de son point de vue, celle-ci est responsable de la sécurité des Libanais. Il a donc à la fois donné asile à des centaines de milliers de réfugiés fuyant les bombardements israéliens et transféré le peu d’armes dont il dispose au Hezbollah.
En réplique, les FDI ont détruit toutes les routes et les ponts permettant d’accéder au Liban, puis avec l’OTAN, ils ont lâché les jihadistes d’Idleb sur Alep, dont ils ont pris et occupé une large partie. La ville était défendue par les Gardiens de la révolution iraniens qui se sont repliés sans combattre.
À la surprise générale, les jihadistes d’Idleb disposent d’armes dernier cri, financées par le Qatar, et d’une pléiade de drones maniées par des opérateurs ukrainiens.
Les constantes des sionistes révisionnistes
Une constante du comportement des sionistes révisionnistes est de détruire les preuves matérielles de leurs mensonges. Ainsi, Benyamin Netanyahou a-t-il fait modifier les horaires des relevés de ses réunions dans la journée du 7 octobre 2023. Il espérait ainsi pouvoir plus facilement nier avoir aidé la réalisation de l’attaque contre ses propres concitoyens.
Les Israéliens savent qu’il a aidé le Hamas, depuis sa nomination comme Premier ministre, en 2009, jusqu’au 7 octobre. Il assurait que sa stratégie consistait à favoriser le Hamas pour lutter contre l’OLP de Yasser Arafat. Sa première décision officielle fut d’annuler la demande d’extradition de Moussa Abou Marzouk, à l’époque le plus haut dirigeant du Hamas, qui était détenu aux États-Unis. D’autres évènements ont montré que son objectif n’était pas de détruire l’OLP, mais d’empêcher la création d’un État palestinien. Ainsi en 2018, lorsque l’Autorité palestinienne cessa de payer les fonctionnaires à Gaza, il conclut un accord avec Yahya Sinwar, chef militaire du Hamas à Gaza alors emprisonné en Israël. Il donna d’abord secrètement de l’argent, puis officiellement via le Qatar. En quatre ans, il versa ainsi 2,5 milliards de dollars au Hamas afin qu’il puisse construire son réseau de tunnels et s’armer.
Ce faisant, Netanyahou et le Hamas obtenaient le soutien des services secrets anglo-saxons, fidèles à la stratégie énoncée, en 1916, par Lord Herbert Samuel, dont le fils Edwin fut un compagnon de Jabotinsky : veiller à ce que jamais ni l’État juif, ni l’État palestinien à venir ne puissent assurer seuls leur sécurité.
Une autre constante du comportement des sionistes révisionnistes est de détruire les preuves archéologiques de leur imposture. Ainsi, toujours en 2009, la seconde décision de Netanyahou devenu Premier ministre fut de creuser des tunnels sous le mont du temple afin de pouvoir dynamiter la mosquée Al-Aqsa. Ces derniers mois, il a fait détruire tous les vestiges archéologiques du sud du Liban, croisés ou ottomans, et a même tenté de détruire les temples de Baalbeck, le plus grand sanctuaire de l’empire romain. Ce faisant, il continuait les destructions opérées durant la guerre du Golfe du site de Babylone, ou durant la guerre de Syrie des vestiges d’Alep et de Palmyre. Tout doit être fait pour que la revendication de la terre, du Nil à l’Euphrate, apparaisse comme légitime.