Remèdes contre la dépression, par Pascal Bouaziz (Le Monde diplomatique, décembre 2024)


Faire front, faire face ou simplement dire quelque chose du monde tel qu’il est subi — accablant, grotesque et violent : c’est un combat à mener. Zerocalcare (pseudonyme de Michele Rech), héros italien de la bande dessinée militante, sort cette année son septième recueil. On retrouve le même personnage que dans Kobane Calling (le Kurdistan en lutte vu de l’intérieur et expliqué par un jeune Italien) (1) : mi-lucide, mi-bouffon, et tout autant mi-pasionaria dérisoire, mi-ado prolongé tordu par la modernité. Faire front, le bien nommé, rassemble une série de chroniques autofictionnelles (2). Le dessin noir et blanc est aussi rond, enfantin, quasi « picsouïen », que le propos est tranchant, intelligent et corrosif. L’analyse de la contre-attaque réactionnaire face à l’expression, parfois maladroite, de ce qu’elle réunit sous le terme « wokisme » est d’une vraie subtilité. Mais Zerocalcare fait feu de tout bois : déréliction de l’hôpital public, violence et bêtise du pouvoir en temps de Covid, bulle malade du monde pénitentiaire exposée en pleine lumière. Partie la moins passionnante, les aventures de notre homme chez Netflix — pour laquelle il a écrit et réalisé deux séries.

Autre manière de faire front : Frédéric Roman, alias Nonstop, avait fait paraître au milieu des années 2000 deux albums stupéfiants, mélange de rap lettré et de rock barré, restés largement lettre morte. Dommage, Frédéric Roman est aussi un poète, explosif, politique et voyant (comme il se doit) ; son regard revigorant, post-désespéré (celui des mélancoliques revenus de tous les antidépresseurs), éclaire la nuit contemporaine à coups de Flash-Ball. Alien au pays des aliénés, et sa pochette magnifique signée Stéphane Blanquet, nous le rend de quinze ans moins jeune et c’est (ça arrive parfois) une bonne nouvelle (3). Car c’est un art majeur de jouer sur le langage, bien plus que de jouer sur les mots. Concaténation de fragments montés en chantilly acide, doubles sens cauchemardesques, associations d’idées fulgurantes… Nonstop tire à boulets rouges sur l’esprit du temps, sa bêtise, son ennui caractéristique. Et notamment sur la vulgate néolibérale et son vocabulaire abrutissant. Ça n’empêche pas la dérision, et ce nouvel album de Nonstop, truffé de « haïkus high kick », est à lui seul plus surprenant que l’ensemble des comiques français de l’année. Espérons qu’il reste dans la mémoire collective, comme sont restés les plus beaux graffitis des imaginaires en lutte — « Le berceau de l’humanité était trop près du mur… ».

Parfois, quand la seule espérance demeure la perspective d’une démission, rester debout, à son poste, est un combat. Les professeurs des lycées techniques font partie des soldats inconnus de notre temps, et le petit livre de Judith Wiart, Pas d’équerre (4), peut très bien être lu comme un journal de lutte. Prise entre la propagande officielle d’un État démissionnaire et ce que l’on appelle la « réalité du terrain », l’auteure fait ce qu’elle peut pour rester à son poste et dire, écrire la dignité et la beauté de sa mission, la beauté et l’inventivité de ses élèves. Depuis les ruines de bâtiments laissés à l’abandon, sous-armée, démunie, elle, comme tant d’autres, travaille pour la république, le bien citoyen et la démocratie en se demandant qui restera le dindon de la farce… Le livre mêle, dans une construction plus serrée qu’il n’y paraît, réflexions amusées, désabusées, textes lumineux de lycéens, témoignage d’une vie et de ses luttes qui sembleront à certains dérisoires, et il donne bizarrement la foi de s’accrocher, continuer à tenir envers et contre tout. Pour quoi ? Pour qui ? Un enfant lui lance : « De toute façon, vous, on ne peut pas vous parler, vous êtes une humaniste. » Probablement pour ça…



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