les pratiques traditionnelles au secours de l’agriculture


Macouria, Maripasoula (Guyane), reportage

De loin, la parcelle apparaît comme un amas confus de végétation où le vert, dans toutes ses nuances, domine incontestablement. Malgré la sécheresse historique qui frappe la Guyane, Shirley Jean-Charles, installée près de Macouria, sur le littoral, est une des rares agricultrices qui arrive à composer avec la nature et à maintenir sa production.

Depuis 18 mois — à l’exception de mai 2024 —, la Guyane subit un déficit hydrique chronique, et l’année va certainement être la plus chaude jamais enregistrée par Météo-France, battant au passage le record établi en 2020.


Ce jeune plant de bananier est paillé pour l’aider à conserver l’humidité.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Et pourtant, sur les 2 000 m² en « agriculture syntropique », une forme très poussée d’agroforesterie, qu’elle a commencé à planter cette année, la jeune paysanne doit encore irriguer les plus jeunes pousses, mais arrive à se passer d’eau pour l’essentiel des cultures.

« Reconstituer toute la complexité d’une forêt »

« Le principe de la syntropie, c’est de reconstituer toute la complexité d’une forêt avec plusieurs strates. Le système fonctionne en totale autonomie », résume cette ancienne cadre en communication, reconvertie dans l’agriculture en 2020.

Concrètement, ici, les étages supérieurs apportent de l’ombre au gingembre, aux légumineuses et aux tubercules des étages inférieurs. À mesure que la parcelle se densifie et que la lumière peine à percer le couvert végétal, des productions moins héliophiles prennent alors le relais, comme le cupuaçu, un fruit amazonien cousin du cacao.


L’agriculture syntropique fonctionne à différentes hauteurs, pour profiter au mieux des avantages de l’ombre et de la lumière.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Et, si sa méthode lui permet d’économiser de l’eau, cela ne se fait pas au détriment des rendements. « Les trois quarts des végétaux servent à fabriquer de la biomasse pour enrichir le sol ou faire du paillage, mais les futurs ramboutans [un fruit semblable au litchi] et prunes mombins donneront toujours plein de fruits », illustre la paysanne en bio qui écoule ensuite ses stocks à un grossiste et dans des points de vente sur l’Île de Cayenne.

État de « calamité agricole »

À l’échelle régionale, la situation est bien plus critique. La Chambre d’agriculture de Guyane estime qu’entre 60 et 70 % des quelque 6 100 exploitations seraient mises à mal par la sécheresse, qui touche l’ensemble du bassin amazonien.

Début novembre, la Chambre a demandé aux services de l’État de faire reconnaître l’état de « calamité agricole ». Au même moment, sur le littoral, la Communauté de communes des savanes, une des plus agricoles de Guyane, annonçait organiser une distribution d’eau gratuite aux exploitants dans le besoin.


Shirley Jean-Charles s’est reconvertie dans l’agriculture en 2020.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Si cela peut paraître paradoxal dans une région considérée par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) parmi les mieux dotées en eau douce au monde, elle va pourtant devoir s’habituer à ces tensions sur cette ressource. Selon le rapport GuyaClimat, qui modélise les conséquences locales du dérèglement climatique, il faut s’attendre à une baisse des précipitations de 15 à 25 % à l’horizon 2100.

Dans ce contexte, de plus en plus d’agriculteurs guyanais comme Shirley Jean-Charles tentent d’expérimenter des techniques agricoles plus adaptées à la nouvelle donne climatique, en s’inspirant notamment des savoirs dits traditionnels, relevant plus ou moins de l’agroforesterie.


Shirley Jean-Charles possède aussi une serre où elle produit des salades irriguées en goutte à goutte.
© Enzo Dubesset / Reporterre

À l’autre bout de la Guyane, à Saint-Georges de l’Oyapock, le centre Panakuh des savoirs de la forêt cherche justement à valoriser les connaissances, notamment agricoles, de la communauté autochtone Palikur. « Il y a deux ans, nous avons implanté des arbres fruitiers et médicinaux natifs du plateau des Guyanes, tels que la carapa, le wassaï ou le noyer d’Amazonie avec différentes strates qui se protègent entre elles, sans qu’il y ait besoin d’irriguer », explique Jacob Jutte, animateur de l’association.

L’association cherche désormais à étendre son modèle sur 19 hectares de terres concédées par l’Office national des forêts, en favorisant des essences parmi les plus résistantes à la sécheresse comme le palmier comou — dont les fruits se mangent — ou l’anacardier, l’arbre à noix de cajou.


Dans sa bananeraie, Shirley Jean-Charles associe l’oseille de guinée aux arbres fruitiers.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Dans les abattis traditionnels — ces champs cultivés en forêt, sur brûlis, avec une rotation des cultures — qui représentent la majorité des exploitations guyanaises [1], les pratiques changent aussi. Dans ce modèle qui pratique déjà les associations d’essences, de plus en plus de paysans se mettent à intégrer un verger ou associent des bananiers à leurs productions plus classiques comme le manioc ou la patate douce.

« Faire durer l’abattis »

Une évolution qui s’explique à la fois par la volonté de diversifier les rendements mais aussi d’avoir des parcelles plus résistantes, avec un couvert végétal capable de maintenir la fraîcheur des sols.

« Mon père ne plantait que des maniocs et une fois qu’il les récoltait, la terre revenait à la forêt et il ouvrait un nouvel abattis. Moi, je rajoute des bananiers, et je compte faire durer l’abattis », explique Marie-Luce Blakaman, une agricultrice de Maripasoula qui compte sur cette production pour se nourrir et faire quelques sous en vendant les surplus au marché.


Marie-Luce Blakaman dans l’une de ses parcelles récemment brûlées.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Mais Marie-Luce Blakaman n’a pas eu le temps de mettre ses plans à exécution et, cette année comme dans nombre d’abattis guyanais, les récoltes seront maigres. « Une grande partie de ce que j’ai planté cette année est mort avec la sécheresse. Nous n’avons pas de système d’irrigation ici », se désole-t-elle, en contemplant les pentes noircies de son abattis, où de jeunes maniocs et des pousses de bananiers finissent de dessécher sous un soleil de plomb.

Avec cette sécheresse historique, l’ensemble des filières et des systèmes agricoles ont été mis en difficulté. De l’abattis familial aux vastes élevages du littoral, en passant par les fermes plus mécanisées, spécialisées dans les cultures fruitières et ayant largement intégré les intrants chimiques dans leur modèle productif.


La culture sur brûlis s’insère traditionnellement dans une rotation des terres qui laisse à la végétation le temps de se régénérer.
© Enzo Dubesset / Reporterre

« Dans ces conditions, personne n’est capable de tenir une production, mais après deux années de sécheresse, on peut tout de même conclure que les modèles plus traditionnels ont une meilleure capacité de régénération », analyse Massiri Gueye, coprésident du Réseau des savoirs de la forêt (RSF), une association qui favorise les échanges de pratiques en faveur d’une agriculture plus résiliente.

« Ce sont des techniques qui fonctionnent »

« Les sols plus riches et les systèmes racinaires plus complexes permettent de mieux repartir après la sécheresse », argumente-t-il en s’appuyant sur les retours d’expérience de la dizaine de projets agricoles que suit l’association.

« Ça fait des mois qu’on a une sécheresse. Tous mes plants qui étaient dans des sacs de terre ont cramé alors que tout ce qui était dans les bois a survécu. Ce sont des techniques qui fonctionnent », confirme Shirley Jean-Charles depuis sa ferme à Macouria.


«  Tous mes plants qui étaient dans des sacs de terre ont cramé alors que tout ce qui était dans les bois a survécu  », dit Shirley Jean-Charles.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Malgré ces initiatives prometteuses, et bien que l’irrigation soit nécessaire à des périodes très spécifiques, il est illusoire de penser que l’agriculture guyanaise pourra totalement s’en passer alors que les futures saisons sèches pourraient bien reléguer celle de 2024 au rang d’année ordinaire.

« Là, les arbres se portent bien mais si on n’avait pas eu un petit épisode pluvieux mi-novembre, on aurait sûrement eu des pertes. L’impact de la sécheresse était très fort », rapporte Jacob Jutte. Dans sa ferme de Macouria, Shirley Jean-Charles doit, elle aussi, régulièrement arroser la partie la plus jeune de sa parcelle syntropique en attendant que les synergies se mettent en place.


«  Une grande partie de ce que j’ai planté cette année est mort avec la sécheresse. Nous n’avons pas de système d’irrigation ici  », se désole Marie-Luce Blakaman.
© Enzo Dubesset / Reporterre

« Il va falloir planifier la gestion de l’eau à des fins agricoles, accompagner les agriculteurs sur la mise en place de systèmes de récupération et de stockage de l’eau. Les pouvoirs publics doivent se saisir de cette question », plaide Massiri Gueye.

Des réseaux d’eau potables toujours incomplets

Alors que dans nombre de zones rurales, les maisons elles-mêmes ne sont pas toujours raccordées aux réseaux d’eau potable des villes, la tâche promet d’être longue. En Guyane, on estime que 15 % de la population n’a pas accès à l’eau potable.

« Pour faire une trouée à travers la forêt et un captage d’eau potable, j’en ai eu pour 40 000 euros de ma poche ! Heureusement que des amis m’ont aidé, sinon ça aurait été difficile de me relancer », relate Shirley Jean-Charles, dont la demande de subvention au Feader mettait pour elle trop de temps à être traitée.


Shirley avec le forage qu’elle a autofinancé, montrant qu’avec le changement climatique, même les pratiques les plus vertueuses auront certainement besoin d’irrigation lors des années les plus sèches, appelées à se multiplier.
© Enzo Dubesset / Reporterre

Si elle n’est pas anticipée, la problématique de l’eau risque fort de venir se rajouter aux freins structurels qui paralysent déjà l’agriculture guyanaise comme le manque de techniciens présents sur le territoire ou, surtout, l’accès au foncier, toujours possédé à 97 % par l’État.

Ainsi, en Guyane, de nombreux paysans comme Shirley Jean-Charles sont installés sur des terres que cultivaient déjà leurs parents mais continuent de ne pas être propriétaires. C’est pourtant, là, chez eux, entre un arbre à cupuaçu, quelques patates douces et un prunier monbin, que se trouvent les pistes qui permettent d’imaginer une agriculture adaptée au dérèglement climatique.



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