Découvrez « Feelin », la fiction inédite de Jean-Marc Ligny pour Reporterre


Reporterre vous propose chaque premier samedi du mois une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables.

Pour le mois de décembre, nous vous proposons ce récit de Jean-Marc Ligny. Écrivain de science-fiction, il est l’auteur d’une quarantaine de romans, dont plusieurs récits écologistes, comme le multiprimé Aqua (éditions L’Atalante, 2006) ou le récent Ecowarriors (éditions Mnémos, 2024). Bonne lecture.


Comme souvent le matin, je me réveille avec la faim au ventre.

J’ai un peu raté ma chasse cette nuit. Au cours de ma rôde, j’ai débusqué un yeux-rouges solitaire, qui a fui dans une des grandes cavernes hautes qui s’élèvent sur mon territoire.

J’aurais dû me méfier deux fois. D’abord, les grandes cavernes hautes ne sont pas un terrain de chasse idéal : trop de vide, trop de vent, trop de choses pourries qui puent ; plein de cailloux et débris par terre, dont des morceaux d’eau dure qui coupe et ne fond jamais. Ensuite, les yeux-rouges sont rarement solitaires, ils vivent en tribus et c’est dangereux de les affron­ter. Et certains ont un mal en eux, qui ronge le ventre une fois mangés.

Mais j’avais faim, et quand j’ai faim je ne pense pas, je suis toute en traque. J’ai donc poursuivi l’yeux-rouges. C’était un jeune tout affolé, sans doute égaré. Tant mieux, ils sont plus tendres. Mon ventre gargouillait d’impatience.

L’yeux-rouges m’a entraînée dans les profondeurs de la grande caverne haute. Là, ce n’est que de la pierre plate et lisse qui sent l’humide, le froid et la mort, avec des longs trucs gris cramponnés dessus mais tout aussi morts.

J’ai chopé l’yeux-rouges au fond d’une caverne sans issue. Un jeune inexpérimenté, c’était clair. D’habitude, ils sont plus malins que ça. Il a couiné, s’est débattu, mais je l’ai égorgé vite et net avant que sa ter­reur le rende amer. Puis j’ai commencé mon festin. Son goût était frais, preuve qu’il n’avait pas de mal en lui.

Mon ventre grognait de contentement, et j’ai dû trop l’écouter, si dési­reuse de le satisfaire que j’ai perçu le danger presque trop tard, à son relent âpre et son siffle­ment vrillant. J’ai bondi en arrière en crachant — juste à temps : le rampant a projeté sa tête juste là où j’étais. J’ai reculé, pris ma posture « me cherche pas », mais j’ai vite compris que le rampant avait changé de cible : un yeux-rouges fraîchement tué, c’est plus facile qu’une moi prête à en découdre, même si je suis plus en chair et que j’aurais sûrement perdu la bataille. Les rampants ne sont pas très malins, mais ils sont vifs et costauds. Et certains ont aussi du mal en eux, encore plus mortel.

Je lui ai laissé ma proie et suis partie dépitée. La poursuite et la peur m’avaient épuisée, je n’ai pas eu le courage de reprendre ma rôde. J’ai regagné mon nid, dans une touffe de vert-velu bien tendre sous un épais touffu qui me protège des volants de la nuit, et je me suis endor­mie.

Et j’ai rêvé de rampants qui me poursuivaient. Pas un bon sommeil.

Je me réveille pas bien reposée, la faim toujours au ventre. Je dois vraiment repartir en chasse. Une rapide toilette — qui ne sent même pas l’yeux-rouges tellement j’en ai peu mangé —, et je m’extirpe de mon nid à pas feutrés, nez aux vents, sens en alerte.

Zig-zag

Je ne tarde pas à repérer le doux parfum d’un longues-oreilles. Ce sont mes proies préférées. Ils courent vite mais en zig-zag — droite-gauche, droite-gauche, toujours pareil. C’est facile de prévoir leurs mouvements. Ils sont nombreux ici, c’est pour­quoi j’ai choisi ce territoire, malgré les grandes cavernes hautes qui abritent des griffes-ailées et des croas noirs, dont les longues-oreilles sont égale­ment les proies. Et moi aussi, à l’occasion. Ou mes petits. Les croas noirs m’en ont pris deux de ma dernière nichée.

Je m’élance sur les traces du longues-oreilles, tout en surveillant le haut bleu mais aussi tout le vert alentour, où peuvent se tapir d’autres adversaires dans les touffus ou les longs bras plumeux des grands rêveurs : nez-pointus, queues-épaisses, gros cousins peu amicaux. Sans parler des meutards, qui chassent en bandes et ne nous aiment pas du tout, nous autres. On les déteste aussi — ce sont nos ennemis depuis toujours.

Le longues-oreilles broute un tapis de graineuses au pied d’un avachi — ces trucs morts en non-pierre envahis par le vert qui gisent au pied des grandes cavernes hautes, pourrissent lentement en virant au roux, aux miasmes acides et piquants.

Je m’approche en catimini, sous le vent, ventre à terre — mon ventre qui gargouille tellement que je crains qu’il me trahisse, car c’est le seul bruit que je fais. Mais non : je bondis sur le longues-oreilles qui n’a même pas le temps de faire un droite-gauche avant que je plante mes crocs dans son cou. Il me supplie de l’épar­gner mais je ne l’écoute pas, j’ai trop faim. Je l’achève vite et net et le traîne dans l’avachi pour le dégus­ter à l’abri des regards. Il y a des surfaces molles à l’intérieur, rongées par les fri­mousses et toutes sortes de grouilles. Et je m’offre enfin un repas digne de ce nom.

Une fois repue, tandis que je fais ma toilette — une vraie cette fois, parfumée au longues-oreilles —, je me demande quoi faire de la carcasse, si je vais la laisser là où la rapporter dans mon nid sous le touffu. Si je la laisse, je risque de me la faire voler. Si je l’emporte, je risque de me faire attaquer. Bon, on verra plus tard. Pour le moment, une bonne sieste s’impose, pour digérer mon repas et me rattraper de ma mauvaise nuit.

Et évidemment, je me mets à rêver. Mais pas du longues-oreilles ni d’autre chasse. Je rêve de créatures qui marchent debout sur deux longues jambes, mais n’ont pas d’ailes ni de plumes comme les volants. Elles nichent dans les grandes cavernes hautes et me nourrissent, moi et mes petits, car je vis avec elles et dors sur des choses molles comme dans l’avachi — je n’ai même plus besoin de chasser.

Je me réveille en sursaut, toute tremblante et la queue un peu hérissée, car je ne suis pas sûre que c’était un rêve agréable. Très dérangeant en tout cas.

« Bêêêh »

Soudain mon hérissement se propage à tout mon dos, car j’entends une voix que je reconnais : celle d’un meutard. Je saute du truc mou et me réfugie sous l’avachi, entre ses pattes rondes aplaties, car il n’y a nulle part où se cacher à proximité.

Les meutards chassent toujours en bande, mais là c’est bizarre, je n’entends qu’une seule voix et ne perçois qu’une seule odeur. De meutard, je veux dire, car j’en capte bien d’autres, grasses, fortes, toutes inconnues. Je ne sais pas quoi faire : fuir ou rester tapie ? La carcasse du longues-oreilles risque de l’attirer, mais les meutards sont assez gros en général, celui-ci n’arrivera peut-être pas à se faufiler sous l’avachi…

Je suis là à trembler et feuler, indécise, quand tout à coup je les vois qui s’avancent entre les grandes cavernes hautes. Le meutard tout d’abord, courant de-ci de-là autour d’un troupeau de… je ne sais quoi. Moins grands qu’un cornu, tout ronds, à l’épaisse fourrure noire et aux pattes grêles, qui broutent le vert-velu en émettant des « bêêêh » bizarres, qui ne veulent rien dire pour moi. Apparemment, le meutard s’efforce de les garder rassemblés, ramenant dans le troupeau tous ceux qui s’écartent.

Puis arrive le plus incroyable : derrière les boules noires se profile un groupe de longues-jambes. Je ne les imaginais pas comme ça, mais je les reconnais aussitôt. Ils ont des pelages aux teintes variées, de gros pieds sans doigts, et de longs poils sur la tête. Ils traînent des bras de rêveurs déplumés reliés ensemble, où sont posées des choses sans vie.

Est-ce que c’est d’avoir rêvé d’eux qui les a fait venir, ou est-ce que je les ai sentis dans mon sommeil et que du coup j’ai rêvé d’eux ?

N’a-Qu’un-Œil me les a montrés un jour dans ses pensées. D’après lui, les longues-jambes ont disparu depuis longtemps — bien avant ma naissance, et même celle de N’a-Qu’un-Œil, qui est bien vieux pourtant. Il est mon meilleur ami, je dirais même mon seul ami. Il a veillé sur moi et mes petits de ma dernière nichée, ce qui est très rare chez nous autres, où les mâles font leur affaire et ne se soucient plus trop de ce qui se passe ensuite. Lui, non seulement il est resté après son rut, mais en plus il m’a protégée, allant jusqu’à se battre contre les autres mâles qui voulaient tuer mes petits pour me prendre à nouveau — c’est d’ailleurs comme ça qu’il a perdu son œil.

N’a-Qu’un-Œil a plein d’histoires étranges dans sa tête, notamment sur les longues-jambes. J’ignore d’où il les tient, si des ancêtres les lui ont transmises ou s’il a rêvé tout ça. Il prétend que ce serait eux qui auraient érigé les grandes cavernes hautes, et qui auraient aussi généré les choses mortes qui croupissent à l’inté­rieur et les avachis qui se désagrègent à leurs pieds. Nous autres on vivait parmi eux, et si certains nous nourrissaient en échange qu’on les débarrasse des frimousses et des yeux-rouges, d’autres nous tuaient pour nous manger ou nous dépecer. Et pas que nous, mais aussi plein, plein, plein d’autres créatures qui vivaient avec eux — ou pas. N’a-Qu’un-Œil ignore comment les longues-jambes ont disparu, mais d’après lui, ils ont rendu la vie très dure à cette époque, bien plus dure qu’au­jour­d’hui, parce qu’il n’y avait presque plus de proies ni d’autres créatures, et même les touffus et les grands rêveurs à plumes vertes brûlaient ou mouraient de soif ou de maladies.

Du coup, ça ne m’étonne pas que j’ai rêvé des longues-jambes. C’est peut-être N’a-Qu’un-Œil qui m’a envoyé ce rêve… Où est-il, d’ailleurs ? Il faut qu’il voie ça. Les longues-jambes n’ont pas du tout disparu comme il le croyait.

Ils passent devant moi tapie sous l’avachi sans me voir, mais le meutard, lui, me sent. Ou plutôt, il flaire la carcasse du longues-oreilles qui traîne encore sur la surface molle au-dessus de ma tête, car c’est vers ça qu’il vient direct. Il m’a vue, j’en suis sûre, car il a dressé les oreilles un instant, mais — nouvelle chose extraordinaire — il ne fait aucun cas de moi, il m’ignore totalement. Il grimpe dans l’avachi, s’empare de la carcasse et repart en frétillant de la queue.

Deuxième repas qu’on me vole. Ça m’énerve, je gronde et crache et manque sortir de ma cachette pour lui disputer ma proie, mais il est gros quand même, et il a une grande gueule. Les longues-jambes le félicitent en lui tapotant la tête et en lui disant des choses douces. J’en reste abasourdie : le meutard est l’ami des longues-jambes ?

Doigts sans griffes

Je suis tellement sidérée que j’oublie de me tapir à nouveau — et l’un des longues-jambes me voit. Ou plutôt une : une petite, aux jambes plus courtes, qui pousse un cri et tend une patte vers moi. Les autres hochent la tête en émettant des bruits divers, puis la petite accourt dans ma direction. Je recule aussitôt sous l’avachi. J’entends les autres lancer des cris d’avertissement, mais la petite s’en fiche : elle s’accroupit devant l’avachi et tend de nouveau vers moi une patte aux doigts sans griffes.

Je ne capte aucune peur en elle, ni faim, ni agressivité. Elle agite ses doigts en gazouillant, je crois qu’elle a juste envie de me toucher.

Ce qui m’arrive alors est très bizarre, car je me sens presque attirée par elle. Comme si elle était une amie que j’avais perdue de vue depuis fort longtemps. J’avance pru­dem­ment la tête et flaire le bout de ses doigts, qui sentent bon, enfin rien de méchant. Elle s’allonge par terre, étire encore plus sa patte… et me touche. Caresse le dessus de ma tête et derrière mes oreilles. Ça me fait un peu comme quand N’a-Qu’un-Œil me lèche, sauf que c’est sec.

Et là, sans pouvoir m’en empêcher, je me mets à ronronner. Ça m’arrive très rare­ment. La dernière fois, c’était quand mes petits me tétaient et que je les sentais contents. Et cette longues-jambes, avec ses caresses et ses bruits doux, me fait la même chose ?

Puis l’un des autres vient la chercher et la ramène dare-dare dans le troupeau, en la grondant me semble-t-il. Tandis qu’il la tire par la patte, elle se tourne vers moi et m’adresse une mimique, qui me rappelle quand N’a-Qu’un-Œil me fait les yeux doux pour me dire qu’il est bien avec moi.

Tout à coup, je sens que ma vie est à un tournant — car j’ai envie de les suivre, malgré le meutard qui m’ignore. Je ne sais pas de quelles profondeurs ça remonte en moi, mais j’ai l’impression que je serais en sécurité avec eux. Malgré ce que m’a narré N’a-Qu’un Œil, comme quoi ils auraient massacré en masse. Mais ceux-là, est-ce qu’ils me donne­raient à manger si je leur rapportais des frimousses et des yeux-rouges ? Plus à me soucier des griffes ailées ni des croas noirs, ni des rampants ni des meutards…

Je crois que je vais avoir le temps de me décider, car ils ont l’air de s’ins­taller ici : le meutard a rassemblé les boules noires dans un grand rond de vert-velu, et les longues-jambes ont posé les bras de rêveur mort qu’ils tiraient, ont sorti et étalé ce qu’il y avait dessus et entreprennent maintenant de recouvrir d’autres bras morts plantés en terre de ce qui ressemble à de grandes peaux mais n’en sont pas d’après leur odeur.

Et puis, nouvelle chose incroyable : ils font naître une lumière brûlante. Là, j’ai carré­ment peur, car les lumières brûlantes laissent tout noir et mort sur leur passage. Mais ils gardent celle-ci dans un creux entouré de pierres. Est-ce qu’elle est aussi leur amie ?

Quand me parvient la senteur, nouvelle mais délicieuse, de la viande grillée, je suis presque tentée de les rejoindre. Presque.

D’abord je vais chercher N’a-Qu’un-Œil. Il faut qu’il m’en dise plus sur les longues-jambes, lesquels nous nour­rissent et lesquels nous tuent.

Quand la petite revient m’apporter un bout de viande grillée, je la flaire prudem­ment, encore méfiante. Mais la viande est vraiment bonne.

Invite ou appât ?


  • Fiction 2 : Rongeurs, par Sylvie Lainé

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