Le combat d’un jeune Philippin, rescapé d’un typhon, contre l’injustice climatique


Le vent hurlait comme une bête furieuse, dévorant tout sur son passage. Des morceaux de tôle et des éclats de verre virevoltaient dans l’air. Blotti dans une maison de bois avec sa grand-mère, Frank Marba assistait, impuissant, à l’implosion de son monde. Le super typhon Rai, baptisé Odette aux Philippines, frappait de plein fouet les îles Dinagat, le 16 décembre 2021, anéantissant la vie de milliers d’habitants. Au moins 388 personnes sont mortes dans le pays, des milliers d’autres ont été blessées ou sont devenues sans-abri. « Nous pensions que la maison tiendrait, comme lors des précédents typhons… » souffle-t-il, de passage à Paris en ce début décembre.

À bientôt 30 ans, Frank Marba est venu porter la voix des victimes d’Odette et des millions de personnes affectées par la crise climatique. Il est l’un des visages d’une plainte inédite déposée par l’ONG Bloom et sept autres victimes du changement climatique contre TotalEnergies, accusée d’avoir alimenté ces désastres.

« Ce sont les activités de ces grandes entreprises qui aggravent la situation, en continuant d’extraire toujours plus de gaz et de pétrole », déclare-t-il, en anglais, depuis les locaux de Bloom, dans le 10e arrondissement. Les typhons s’intensifient, en effet, sous l’effet des émissions de gaz à effet de serre. « Nous demandons justice pour les communautés vulnérables, et que Total cesse d’extraire du pétrole et du gaz fossiles. »

Au cours de son séjour d’une semaine, Frank Marba a rencontré des responsables politiques, ou encore le rapporteur spécial sur les défenseurs de l’environnement aux Nations unies, Michel Forst. Il témoignera le vendredi 6 décembre au procès de douze « scientifiques en rébellion » — qui se retrouvent devant la justice à la suite d’une action en mai 2023 contre le nouveau terminal méthanier de TotalEnergies au port du Havre.


Frank Marba (ici à Paris le 2 décembre 2024) et sa grand-mère ont perdu leur maison dans le typhon Rai.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« J’ai cru que nous allions mourir »

Frank a grandi dans le « barangay » (le village) Melgar, sur les îles Dinagat, un archipel à la végétation luxuriante où la vie semblait couler paisiblement. Élevé par sa grand-mère Charlotte dans une maison côtière au bois centenaire, il se souvient de journées insouciantes à grimper dans les cocotiers pour chaparder des noix. « Nous entrions sur des terres qui ne nous appartenaient pas, s’amuse-t-il. Et quand le propriétaire arrivait, il fallait filer vite ! »

Son aïeule, elle, rechargeait en essence les réservoirs des pêcheurs du village. Après des études à Surigao, Frank est devenu instituteur puis agent de relations publiques. Avant le typhon, il rêvait de reprendre ses études pour améliorer les conditions de vie de sa communauté.

Le 16 décembre, le jour où leur vie a basculé, Frank et Charlotte se préparaient aux fêtes de fin d’année. Il y a bien eu quelques passages de la police, qui évoquait l’arrivée d’une tempête et leur préconisait de se mettre à l’abri. Frank a tenté de convaincre sa grand-mère de quitter leur maison. En vain. Il se souvient ne pas avoir trop insisté. « On se disait : “On a survécu à Haiyan en 2013, et à tous les typhons avant et après [la région en subit plusieurs fois par an]. La maison a toujours tenu. Alors on survivra à celui-là”. »

« Une partie de nous s’envolait »

Mais de la fenêtre, il a vu le décor changer « comme dans un film catastrophe » : le gris a avalé le ciel, et les pêcheurs, même les plus imprudents, rentraient chez eux. Le vent s’est mis à souffler si fort que l’île elle-même semblait pouvoir se décrocher. La maison en bois s’est mise à geindre et les premières tôles du toit se sont envolées comme des feuilles de papier. « J’ai cru que nous allions mourir. »

Ils sont parvenus à se réfugier chez un voisin, dont la maison était un peu plus reculée. Là, ils ont assisté impuissants au déchiquetage de leur maison. « Une partie de nous s’envolait avec chaque morceau », soupire Frank. Quand le vent s’est calmé, la nuit était déjà tombée. Une autre épreuve a commencé. « Nous avons dormi dans nos vêtements mouillés, affamés. »


Destructions du typhon Rai sur l’île de Mactan, aux Philippines.
Wikimedia Commons/CC BYSA 4.0/Martin Michlmayr

À l’aube, le village n’était plus qu’amoncèlement d’amas de débris. Frank n’oubliera jamais le visage de sa grand-mère, déboussolée, au milieu des décombres de sa maison — composés d’éclats d’appareils ménagers, de meubles et de souvenirs de famille, souillés par une eau huileuse. Il n’a retrouvé qu’un reliquat de son enfance, un petit robot en métal, esquinté. « Le reste était trempé, rouillé, ruiné. Les photos de famille étaient irrécupérables. »

Frank et Charlotte ont passé plusieurs jours sans électricité, ni eau potable et nourriture. Ils ont dû déménager temporairement à Butuan, une province voisine, dans une maison de location. « Ma grand-mère n’a pas supporté d’être loin de chez elle, et son besoin d’y retourner s’intensifiait jour après jour. »

À leur retour, après quelques semaines, la reconstruction a été un chemin de croix. « Nous avons dû vivre sous une bâche en plastique pendant des mois. » Frank a mobilisé l’argent qu’il avait économisé pour reprendre ses études, vendu un terrain et emprunté pour financer les réparations. Sa grand-mère, profondément marquée, est tombée malade.

« Ces catastrophes ne sont pas que des accidents »

Ces épreuves ont poussé Frank à attirer l’attention des autorités sur la situation de son île. Il a petit à petit commencé à relier son histoire à celle de millions de personnes touchées par la crise climatique. « J’ai compris que ces catastrophes ne sont pas que des accidents. Leur intensité est liée aux choix climatiques, en particulier des grandes puissances. »


Frank Marba et Virginia Benosa-Llorin, de Greenpeace Philippines.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Devenu leader communautaire — élu par les habitants de Melgar pour défendre leurs intérêts —, il a commencé à travailler avec Greenpeace Philippines. Virginia Benosa-Llorin, de l’ONG, qui l’accompagne dans son périple à Paris, l’a rencontré juste après la catastrophe : « Frank est une voix importante pour les peuples des pays en développement, en première ligne face aux effets du changement climatique. Même si les pays en développement comme les Philippines émettent peu de gaz à effet de serre, ils subissent des catastrophes terribles. Lui incarne cette réalité, il est important que son histoire soit entendue. »

Après une semaine en France, Frank retournera aux Philippines où sa maison, reconstruite, est redevenue un foyer. Sa grand-mère va mieux. Mais à chaque annonce de typhon, une angoisse sourde les saisit. « Que nous laissera le prochain ? »

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