8ᵉ arrondissement de Paris, reportage
Une demi-heure avant le début du procès fictif, lundi 9 décembre à Paris, le hall du théâtre de la Concorde était déjà bondé. Ce soir-là pourtant, point de vedette des planches à l’affiche, mais un écosystème : la Seine. La même qui, quelques mois plus tôt, a peiné à retrouver un équilibre physico-chimique adéquat pour accueillir les plongeurs du monde entier, venus participer aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris.
Organisé par la mairie de Paris avec des associations et personnalités du monde juridique, cet « exercice pédagogique » avait pour but de pointer les carences de la loi pour protéger la nature et d’engager un débat sur cette question. La maire de Paris Anne Hidalgo, présente sur scène, a annoncé la mise en place, « dès février prochain », d’une convention citoyenne sur les droits de la Seine. Une initiative qu’elle propose d’élargir à toutes les communes traversées par le fleuve.
« Que l’on ait autant parlé de la Seine et de sa baignabilité pendant les Jeux, que l’on se soit rendu compte qu’elle n’était pas potable et extrêmement polluée, l’a rendu actrice », apprécie Thomas du collectif des gardiens de la Seine. Le temps d’un spectacle, l’écosystème était donc de nouveau sous les feux des projecteurs.
La question centrale à laquelle devaient répondre les juges et jurés fictifs : faut-il (ou non) reconnaître des droits à la Seine, et plus généralement à la nature pour mieux la défendre ? Une performance artistique menée tambour battant qui a mis en lumière la faiblesse de notre droit pour protéger l’environnement et l’urgence d’agir.
Si elle était reconnue personnalité juridique, la Seine pourrait prétendre au droit à ne pas être polluée, à être conservée, restaurée… Elle pourrait saisir la justice dès lors que son intégrité est attaquée, sans attendre que des intérêts autres n’interviennent. Elle ne dépendrait pas non plus des alternances politiques des mairies, qui ne placent pas les intérêts écologiques au même niveau. Cela permettrait également de défendre les intérêts de l’écosystème sur sa globalité, et non sur des portions congrues (sur la commune de Rouen, de Paris, etc.).
Un scénario fictif… mais pas inimaginable
L’affaire du soir est un brin caricaturale, bien que plausible : la société I love Chimie aurait déversé accidentellement des produits hautement toxiques dans la Seine, tuant des centaines de milliers de poissons. Jonglant habilement entre théâtralité et réalité de terrain, le bien réel ancien président de la cour d’appel de Paris, Jean-Michel Hayat, a appelé témoins et experts à la barre.
Tous ont plaidé la cause du fleuve, maniant l’exercice avec plus ou moins de rigueur. « Les citoyens ont subi des décades durant les rejets des industries polluantes. La Seine a été violée par I love Chimie et ses rejets », a ainsi asséné le maire de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol. Avant de lâcher : « je parle d’I love Chimie, vous souriez. Moins si je parle de Lubrizol… »
« La Seine doit être admise à demander par elle-même réparation, enfonce l’avocat des collectivités Paris, Rouen et Source Seine. Nul autre, ni les collectivités, ni l’État ne peuvent se substituer à la Seine pour demander justice en son nom car ce serait accorder une forme de tutelle d’autant plus malvenue que ses tuteurs ont été, au cours de l’histoire, des profiteurs bien plus que des protecteurs. »
Caddies, téléviseurs, téléphones, coffres-forts, velib’, et même obus (datant de 1870 ou 1917) : la Seine a recueilli les déchets de toutes les générations. La composition microbiologique de ses eaux n’est pas plus reluisante : Piren Seine suit et documente depuis 35 ans l’évolution de sa contamination, des métaux aux microplastiques en passant par les pesticides et les résidus pharmaceutiques. « Sur le bassin de la Seine, seuls 32 % des cours d’eau sont en bon état ou très bon état. D’après l’agence de l’eau Seine Normandie, si l’on continue comme ça, d’ici 2027, on tomberait à 18 % », a souligné l’hydrologue Charlène Descolonges.
Le droit français insuffisant
Et pourtant, l’issue du procès n’est pas unanime. Avec une courte avance de quatre voix contre trois, la Seine obtient finalement le statut de personnalité juridique. Contre l’avis du faux procureur du jour — mais néanmoins réel ancien procureur général auprès de la Cour de cassation — François Molins et du président Jean-Michel Hayat, qui rappellent tous deux le risque qu’une telle décision ne soit purement et simplement « annulée par la Cour de cassation ».
« Malgré la création de pôles régionaux de l’environnement, on peut s’interroger sur l’effectivité de notre droit pénal compte tenu du faible nombre d’affaires portées devant les tribunaux, des délais importants d’audiencement et de la faiblesse des peines prononcées. Les jugements des peines d’atteintes à l’environnement demeurent dans notre pays insatisfaisants », a insisté l’ancien procureur.
Pour autant, notre démocratie repose sur la séparation des pouvoirs et il revient aux seuls législateurs de transcrire dans la loi cette possibilité, a-t-il ajouté. Actuellement, la Seine qui n’est pas un sujet juridique ne sera défendue que si d’autres intérêts anthropocentrés sont en jeu, mais pas pour ses intérêts propres. En d’autres termes, le droit du fleuve à ne pas être pollué n’est généralement défendu que si un bénéfice humain — captage d’eau potable par exemple — est en jeu. Les deux spécialistes ont ainsi plaidé pour un délibéré mettant en lumière ce vide juridique, enjoignant ardemment les législateurs à s’emparer de la question.
Dans la salle, nombreux étaient ceux venus puiser des arguments juridiques pour avancer. Des étudiants en droit, des professionnels de l’environnement, des militants écologistes œuvrant pour défendre le vivant. « On aimerait bien que ça bouge, espérait Sabine en entrant dans le théâtre. Cela ne pourra venir que d’un mouvement citoyen pour que les politiques suivent. »
Tous sont conscients que les choses avancent ailleurs : en Amérique du Sud, l’Équateur est le premier pays à avoir reconnu la nature comme un sujet juridique et à inclure dans sa Constitution le droit des personnes à vivre dans un environnement sain. En Inde ou en Nouvelle-Zélande, des fleuves tels le Gange, la Yamuna ou le Whanganui ont acquis une personnalité juridique.
Le cas de Mar Menor, dans le sud-est de l’Espagne, est aussi sur toutes les lèvres. Affaiblie par la pollution d’origine agricole et une urbanisation effrénée, la « lagune (de Mar Menor) était complètement effondrée », raconte Thomas. Ses droits lui ont été reconnus en 2022 au terme d’une initiative populaire ayant rassemblé 600 000 signatures.
« Est-ce que les institutions seront suffisantes pour défaire tout le système agro-industriel qui s’est mis en place dans la région ? Cela sera un processus long. Mais il y a un investissement de l’État autour de la lagune, pour supprimer tout ce qui était irrigation illégale et accompagner la transition agro-écologique. Si c’est possible en Europe, il n’y a pas de raison que cela ne puisse pas arriver en France », espère-t-il.
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