Depuis plus de mille ans, les paysans ont toujours été à l’avant-garde des luttes


Depuis quelques semaines, un nouveau mouvement d’agriculteurs proteste contre l’accord de libre-échange avec le Mercosur, moins d’un an après le moment émeutier de début 2024. Bien que les méthodes aient changé — les tracteurs ont depuis cinquante ans remplacé les faux et les chariots —, ces mobilisations s’inscrivent dans la longue lignée des révoltes paysannes qui, régulièrement, secouèrent l’Europe.

Cette histoire, ou plutôt ces histoires, l’essayiste et documentariste français Stan Neumann les conte dans son ouvrage Le Temps des paysans (Le Seuil, octobre 2024), pendant littéraire de la série télévisée du même nom diffusée au début de l’année sur Arte. À travers une succession d’interviews d’historiennes et d’historiens européens, l’auteur brosse le récit de 1 500 ans de condition paysanne, de la fin de l’Empire romain à nos jours.

« Âge d’or de la paysannerie européenne »

Pourquoi commencer cette histoire à la fin du Ve siècle, au moment de la dislocation de Rome ? L’effondrement de cette antique civilisation urbaine marqua le retour aux champs d’une grande partie de sa population, ainsi que l’implantation des migrants germaniques. Si les contemporains déplorèrent l’abandon des villes, le retour des forêts et la dispersion de l’habitat rural, Stan Neumann, lui, juge autrement cette période mal connue qu’on appelle le haut Moyen Âge (du Ve au Xe siècle) et voit en elle ce qui s’apparente le plus à « l’âge d’or de la paysannerie européenne ».

Bien sûr, il ne concernait pas toute la population, encore divisée entre libres et non-libres, et les périodes de disette et famine existaient encore. Il n’empêche. Quand on lit entre les lignes des sources ecclésiastiques, qu’on mobilise les découvertes archéologiques et qu’on met de côté ses représentations modernes de l’agriculture, on constate que les paysans libres vivaient dans une grande autonomie, à l’écart des propriétaires terriens, laïcs ou religieux, trop faibles pour les assujettir, et qu’ils avaient largement voix au chapitre dans les assemblées politiques et cours de justice locales.


Au début du Moyen Âge, les paysans européens avaient souvent une relative liberté, loin du pouvoir des seigneurs.
Flickr / CC0 1.0 / Internet Archive Book Images

Tandis que les auteurs romains redoutaient la terrible forêt, les paysans du haut Moyen Âge voyaient en elle une prolongation des champs, un complément alimentaire et un espace de liberté : « La réalité du haut Moyen Âge, c’est la forêt utile, une économie paysanne de l’espace sauvage où l’on trouve le bois, le gibier, et où on élève des porcs en semi-liberté. »

« Terrorisme châtelain »

Cet âge d’or relatif dura entre les VIe et IXe siècles. Lorsque l’Empire carolingien se fragmenta, châtelains et ecclésiastiques se replièrent sur de plus petits territoires, sur lesquels ils exercèrent un pouvoir restrictif. C’est « l’encagement » de la paysannerie européenne, qui passa aussi bien par la christianisation des mœurs que par ce que l’auteur appelle le « terrorisme châtelain ». Au XIe siècle, en Catalogne, terre en marge de l’Europe chrétienne, les potentats locaux imposèrent par la force leur ordre féodal, fait de corvées, d’impôts et de servage, mettant à bas, en moins d’une génération, des siècles de coutumes favorables à l’autonomie paysanne.

Autre moyen de brider l’indépendance paysanne : monopoliser les moyens de production. Si l’on admire aujourd’hui les fours et moulins médiévaux, on oublie que ces coûteuses infrastructures relevaient de la « banalité », c’est-à-dire du pouvoir de commandement d’un seigneur sur son fief. Un seigneur pouvait obliger ses paysans à employer son four ou son moulin au détriment de leurs propres équipements et réclamer en retour une partie de la production agricole. Autrement dit, ces technologies représentaient d’abord, pour les paysans médiévaux, « un nouveau moyen d’extorsion des dominants ».


Les moulins ont été utilisés par les seigneurs du Moyen Âge pour asservir les paysans.
Flickr / CC BY 2.0 / Daniel Jolivet

Pour assujettir la masse paysanne, les dominants n’ont eu de cesse de réduire les alternatives alimentaires au travail des champs. Au Moyen Âge central (du Xe au XIVe siècle), les grands défrichements de forêts ou les polders le long de la mer du Nord n’eurent pas pour seul but d’accroître la superficie des terres arables afin de soutenir la croissance démographique : « Ils contraignirent les paysans, privés des ressources de l’inculte, à devenir de plus en plus dépendants de la seule terre, à n’être plus que des cultivateurs ». Ainsi, ils devenaient, fixés sur un bout de terrain, plus contrôlables.

Agriculture « scientifique » contre paysannerie « ignare »

Bien que l’auteur n’emploie pas ce terme, on saisit que ce qui se joue à l’époque est la progressive perte de contrôle des communautés villageoises sur leur économie de subsistance. À partir du XVIe siècle, la révolution agricole anglaise, par la suite imitée dans presque toute l’Europe, et le mouvement des enclosures, plutôt que d’étendre le nombre de terres cultivées, s’attaquèrent directement aux terrains communaux — bois, étangs, landes — restés à la main des communautés villageoises. Les grands gagnants furent la noblesse et la bourgeoisie urbaine, qui s’approprièrent autant de surface pour la chasse et le pâturage intensif, tandis que les paysans prolétarisés s’en allaient rejoindre les villes.

La Renaissance vit également arriver les défenseurs de l’agriculture « scientifique » contre la paysannerie « ignare ». Les premiers agronomes, comme Olivier de Serres (1539-1619) en France, se prétendirent détenteurs d’un savoir nettement supérieur aux séculaires traditions paysannes. On en vit les effets dès le XVIe siècle. En Flandre, l’assèchement et la mise en culture du littoral, que les paysans réservaient jusqu’alors aux marées, eut pour conséquence l’augmentation des catastrophes naturelles, chaque inondation causant dorénavant des milliers de morts parmi les populations les plus pauvres.


«  Our Daily Bread  », d’Anders Zorn (1886), musée national de Stockholm

Quand bien même les mots ont changé, le discours est resté le même depuis la Renaissance jusqu’aux technocrates qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, s’attelèrent à liquider « l’archaïque » paysannerie européenne au nom de la modernité, menant aujourd’hui à son assujettissement complet à l’agrobusiness et à sa quasi-extinction sur le Vieux Continent.

À l’avant-garde des révolutions

Sous cette forme, l’histoire laisse croire à une destruction linéaire de l’antique paysannerie européenne. Pourtant, les communautés villageoises n’ont cessé de résister, d’une manière ou d’une autre, à l’emprise des puissants. L’absence de sources et le monopole de l’élite sur l’écrit n’aident pas à mesurer leur combativité, mais on peut s’en faire une idée au nombre de révoltes qui secouèrent l’Europe à partir du XIVe siècle, comme en témoigne la Grande Jacquerie française (1358) en pleine guerre de Cent Ans et quelques années après la peste noire.

L’une de ces révoltes les plus fameuses, la guerre des Paysans, dans l’Allemagne du XVIe siècle, innova en détournant à son profit l’imprimerie, inventée quelques décennies plus tôt, et en distribuant quantité de tracts diffusant ses thèses millénaristes, qui prônaient l’égalité radicale et la propriété collective des terres.

De fait, bien avant que n’émerge le mouvement ouvrier, la paysannerie se situait à l’avant-garde des révolutions. L’historiographie dominante minore leur rôle, et pourtant, les campagnes jouèrent un rôle majeur dans la Révolution française, de la Grande Peur de 1789, qui conduisit à l’abolition des privilèges féodaux, à la chouannerie vendéenne, pour partie dressée contre les spéculateurs urbains qui accaparaient les terres après ladite abolition.

Considérer les paysanneries dans leur diversité

C’est tout le problème des communautés paysannes. Faute d’écrire leur propre histoire, on l’écrit à leur place et on leur assigne à leur corps défendant des rôles et des valeurs. Entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, alors que l’Europe était marquée par l’exode rural et par les grèves paysannes, menées aussi bien par les braccianti italiens et les vignerons languedociens que par les militants anarchistes andalous, les élites conservatrices « érigèrent le paysan imaginaire en antimodèle de tout ce qui menaçait leur domination », au premier chef le mouvement ouvrier, les revendications nationalistes et les migrations de masse.

Dans les années 1930, le fascisme et le nazisme, pourtant nés dans les villes, capitalisèrent sur cette image de la paysannerie garante de la souche nationale. Les nazis, avec à leur tête le « Führer des paysans allemands », Richard Walther Darré, allèrent le plus loin et utilisèrent un folklore germanique kitsch à souhait pour « figer le temps »… et les communautés paysannes, se voyant désormais interdire de vendre leurs terres, de souscrire un crédit ou de moderniser leurs équipements au nom de ce folklore.

Les révoltes paysannes de ces dernières années prouvent que même au bord de l’extinction, la population paysanne européenne demeure un intense foyer de luttes. Plutôt que la figer dans une quelconque image, de gauche ou de droite, Le Temps des paysans invite à considérer les paysanneries dans toute leur diversité et, avant toute politique à leur égard, à repartir de leur point de vue et de leurs besoins.

Le Temps des paysans. Histoires de la paysannerie européenne de la fin de l’Empire romain à nos jours, de Stan Neumann, aux éditions du Seuil, collection Sciences humaines, octobre 2024, 352 p., 25 euros.

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