Le gouvernement des juges, mythe et réalités, par Vincent Sizaire (Le Monde diplomatique, décembre 2024)


La justice peut-elle légitimement empêcher des candidats de se présenter ?

« Profondément choquant », a réagi l’ex-ministre de l’intérieur Gérald Darmanin à l’inéligibilité récemment requise contre Mme Marine Le Pen. « Chacun doit rester à sa place pour éviter un “gouvernement des juges” », déclarait-il déjà après que le Conseil constitutionnel eut partiellement censuré la loi immigration . Cette rhétorique hostile aux magistrats est récurrente en politique. À quoi renvoie-t-elle ?

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Lucas Cranach l’Ancien. – « Die Fabel vom Mund der Wahrheit » (La Fable de la Bouche de la Vérité), 1534

© Germanisches National Museum – Bridgeman Images

Cinq ans de prison dont trois avec sursis, cinq ans d’inéligibilité avec application immédiate : dans l’affaire dite des assistants du Front national (FN) au Parlement européen, le ministère public a pris des réquisitions strictes à l’égard de Mme Marine Le Pen. Elles ont suscité de vives réactions chez des responsables politiques ou des commentateurs qui, en canon, au gré des circonstances, rabâchent la ritournelle du « gouvernement des juges ». Certes on peut s’inquiéter d’éventuels abus d’une autorité publique sans attenter à la séparation des pouvoirs. Mais, en l’espèce, les véhémentes critiques contre le parquet visent moins la nature politique du procès ou l’insuffisance des garanties contre le risque de détournement de la procédure que le principe même d’une pénalisation de faits commis dans l’exercice des fonctions d’élu ; les tribunaux se substitueraient au peuple souverain, seul juge de la probité de ses mandataires.

On connaît la chanson. On comprend moins qu’elle ne suscite pas la réprobation générale. Le tour pris, une fois encore, par le débat amène à se poser cette question, plutôt que celle d’un éventuel coup de force judiciaire contre Mme Le Pen et le Rassemblement national (RN). Comment des responsables politiques peuvent-ils vouloir s’affranchir ainsi de toute responsabilité au titre de leurs illégalismes hors une hypothétique sanction électorale ? La norme constitutionnelle ne dispose-t-elle pas que la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » ?

Il y a là, de toute évidence, un passage en force. Ou plus exactement un mythe : car, en réalité, comme tous les mythes, la rhétorique du gouvernement des juges a vocation à rendre indiscutable une représentation du monde social. En l’occurrence, à présenter l’extension des pouvoirs des juridictions — la condamnation de responsables politiques ou la censure de leurs décisions — comme nécessairement abusive, pour légitimer sa contestation, c’est-à-dire la contestation de l’émancipation du (…)

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Vincent Sizaire

Magistrat, maître de conférences associé à l’université Paris Nanterre, auteur de Gouverner les juges. Pour un pouvoir judiciaire pleinement démocratique, La Dispute, Paris, 2024.



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