Climat, biodiversité, eau, santé, alimentation… Tout est lié. Prendre soin de l’un de ces facteurs sans s’occuper des autres risque d’être totalement inefficace, voire contre-productif. Si cette vision holistique de l’écologie était déjà une évidence pour certains, le message est aujourd’hui martelé par la science.
Il est au centre du rapport Nexus, publié le 17 décembre par l’IPBES, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques. Autrement surnommé « le Giec de la biodiversité », l’IPBES fonctionne sur le même principe que ce dernier.
Pour ce rapport, 165 scientifiques issus de 57 pays ont travaillé pendant trois ans pour synthétiser l’ensemble des connaissances disponibles. Le résumé aux décideurs de leur rapport a ensuite été approuvé par l’ensemble des 147 gouvernements membres de l’IPBES, ce qui confère à son contenu un poids politique et diplomatique plus important qu’un rapport scientifique classique.
Crise écologique sur tous les fronts
Si l’effondrement du vivant était déjà documenté par le rapport d’évaluation globale de l’IPBES de 2019, la nouvelle synthèse rappelle que la situation est toujours aussi alarmante. Tous les indicateurs connus montrent un déclin de la biodiversité, de 2 % à 6 % par décennie, depuis au moins 30 à 50 ans. Le déclin est général, concerne toutes les régions du monde, à toutes les échelles, soulignent les experts, désavouant au passage la désinformation rassuriste qui circule encore en France. Au niveau mondial, 41 % de la population vit dans une région ayant connu « un déclin extrêmement fort » de la biodiversité entre 2000 et 2010.
Le constat n’est pas plus reluisant sur les autres enjeux étudiés. Le prélèvement d’eau douce est non durable dans de nombreuses régions et la mauvaise qualité de l’eau entraîne de nombreuses maladies. En 2021, 42 % de la population mondiale restait incapable d’accéder à une alimentation saine. Tandis que la moitié des « maladies infectieuses émergentes ou réémergentes » dans le monde seraient provoquées par des changements d’usage des terres, les pratiques agricoles et les activités qui empiètent sur les habitats naturels et accroissent les contacts entre sociétés humaines et animaux sauvages.
L’effet pervers des solutions en silo
Le changement climatique, qui suit toujours une trajectoire catastrophique, menace lui-même la santé humaine, la biodiversité, l’accès à l’eau et l’alimentation. C’est, d’une manière générale, ce que démontre le rapport : sur ces cinq crises mondiales étudiées (climat, biodiversité, eau, alimentation, santé), chacune peut influencer l’autre, l’aggraver et être touchée en retour.
Le lien entre climat et alimentation est emblématique. D’un côté, 21 à 37 % des émissions totales de gaz à effet de serre sont attribuables au système alimentaire mondial. De l’autre côté, le changement climatique va lui-même affecter dangereusement la production agricole, via la multiplication d’évènements climatiques extrêmes et l’accentuation des stress sur les ressources en eau notamment (alors même que 80 % de la demande en eau douce est utilisée pour la production alimentaire dit le rapport).
Le changement climatique et les pratiques agricoles contribuent au déclin de la biodiversité. Or, la biodiversité joue un rôle crucial sur la disponibilité et la qualité de l’eau douce (les zones humides contribuent notamment à la qualité de l’eau). La dégradation de l’eau douce nuit à la santé humaine et à la production alimentaire, et la dégradation de l’alimentation aggrave encore les conséquences sur la santé humaine. La perturbation du cycle de l’eau va également à son tour affaiblir la biodiversité. Or moins de végétation, c’est, par exemple, moins de carbone stocké et donc plus de réchauffement climatique. Une biodiversité affaiblie pourra également moins remplir son rôle de filtration de la pollution et donc de protection de la santé humaine.
Planter des arbres n’est pas toujours une bonne idée
Ces interconnexions innombrables ont une autre conséquence : vouloir s’attaquer de manière purement technicienne à une seule de ces crises, chercher des solutions « en silo », peut être contre-productif, alertent les chercheurs. L’exemple typique est celui des plantations massives d’arbres pour lutter contre le changement climatique, mais de manière nuisible à la biodiversité, voire au climat lui-même.
Le rapport Nexus insiste sur un autre exemple : la tentation, pour nourrir le monde, de développer une agriculture non soutenable, entraîne des « impacts en cascade » : réduction des ressources en eau, augmentation des gaz à effet de serres, hausse du risque d’émergence de maladies infectieuses…
« Il y a trente ans, on pensait encore être face à un choix cornélien : nourrir les 10 milliards d’humains à venir en sacrifiant la biodiversité, ou faire l’inverse. Ce que montre Nexus, c’est que ce raisonnement est complètement faux, ces enjeux doivent aller ensemble. Chaque ministre de l’Agriculture doit se demander en même temps ce qu’il peut faire pour l’alimentation et pour la santé et pour la biodiversité et pour le climat », martèle Fabrice DeClerck, directeur scientifique de la fondation EAT et co-auteur du rapport.
Cercles vertueux et milliards de dollars
À l’inverse — fort heureusement — cette interconnexion des enjeux permet de mobiliser des solutions vertueuses, de créer des synergies entre ces systèmes. Le rapport Nexus liste ainsi 70 options de réponse permettant de « maximiser les cobénéfices » pour faire face à ces crises. Développer des pratiques agricoles durables est l’une de ces réponses majeures, qui permet tout à la fois de préserver la biodiversité, de lutter contre le changement climatique, de mieux nourrir la population tout en réduisant les pollutions et donc d’améliorer la santé. Réduire la surconsommation de viande rouge et de sucre est, plus concrètement, une manière d’agir sur tous les tableaux à la fois en facilitant le développement d’une agriculture plus vertueuse.
De même, la restauration des écosystèmes apporte des bénéfices écologiques multifactoriels. « La restauration des mangroves sur certaines zones côtières du Sénégal permet d’améliorer l’alimentation locale en renforçant la pêche durable, permet de lutter contre l’érosion côtière, contre la malaria [en limitant les inondations] et joue sur la fertilité des sols en milieux humides », illustre Diana Mangalagiu, chercheuse en sciences environnementales à l’université d’Oxford (Royaume-Uni) également co-autrice du rapport.
Les chercheurs ont également chiffré économiquement les bénéfices de la logique interconnectée qu’ils prônent. Les effets négatifs sur la biodiversité, l’eau, le climat et la santé des secteurs des combustibles fossiles, de l’agriculture et de la pêche, coûteraient 25 000 milliards de dollars (23 800 milliards d’euros). Soit le quart du PIB mondial.
Par ailleurs, 1 700 milliards de dollars (1 619 milliards d’euros) sont dépensés chaque année en subventions publiques « incitant à endommager la biodiversité, faussant le commerce et augmentant la pression sur les ressources naturelles », déplore le communiqué de presse de l’IPBES.
Autant d’argent qui manque dans le déploiement massif de solutions propices à répondre à toutes ces crises. Jusqu’à 1 000 milliards de dollars par an seraient nécessaires pour répondre aux besoins mondiaux en ressources pour la biodiversité, estiment les chercheurs.
« Ce que montre ce rapport, c’est que des solutions concrètes, déjà existantes, sont disponibles, insiste Fabrice DeClerck. Notre espoir, c’est que les acteurs de chacun de ces secteurs prennent conscience qu’en adaptant leur action, cela sera bénéfique pour eux, mais aussi pour tous les autres domaines du rapport Nexus. »
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