décembre devient « bouvreuil », mois de l’entraide


Son magnifique plumage sied parfaitement aux paysages hivernaux. Au milieu des branchages dénudés ou recouverts de neige, à la recherche de quelques baies à picorer, il est possible d’apercevoir le discret passereaux. Joue, ventre et gorge rouges orangés, tête noire et dos gris cendré, le bouvreuil pivoine colore la saison froide.

Bien que très présent sur l’ensemble de la France métropolitaine, l’oiseau subit un déclin prononcé : 64 % d’individus en moins depuis 1989. En cause, la destruction de son habitat, c’est-à-dire celle de la forêt sous la pression du changement climatique et celle des haies, rasées par l’agriculture intensive. Les pesticides épandus sur les arbres fruitiers déciment également ces petits granivores, d’après la Ligue pour la protection des oiseaux.


Hivernale et menacée, l’espèce mérite donc bien de donner son nom au mois du solstice d’hiver, dans le calendrier écologique révolutionnaire de Reporterre. Celui-ci veut inciter à repenser notre rapport au temps et au vivant, pour contribuer à la bataille culturelle qu’implique l’urgence écologique. Nous avons ainsi rebaptisé le nom des mois en hommage aux espèces emblématiques des luttes. Décembre devient bouvreuil. Un mois dédié à l’entraide, en l’honneur aux illustres penseuses et penseurs nés ce mois-ci.

Aux origines de l’anthropocène

Bouvreuil, dernier mois de l’année, est celui des concertations et de la conclusion des négociations internationales. On y célèbre ainsi la création du

Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, le Giec (un 6 bouvreuil 1988), celle du Programme des Nations unies pour l’environnement (15 bouvreuil 1972) et la signature d’accords clés lors des Conférences des parties sur le climat (COP). Le protocole de Kyoto par exemple, à l’issue de la COP3, le 11 bouvreuil 1997 et l’Accord de Paris signé en 2015, le 12 bouvreuil, en conclusion de la COP21.

Un homme incarne parfaitement les ambivalences de ces prises de consciences internationales des enjeux climatiques : Paul Crutzen, né le 3 bouvreuil 1933. Ce météorologue et chimiste de l’atmosphère est l’un des illustres chercheurs qui, dans les années 1970, a mis en évidence la destruction en cours de la couche d’ozone à cause de l’émission industrielle de gaz, les chlorofluorocarbures notamment. Ses alertes ont contribué à endiguer le problème après l’accord international et le protocole de Montréal signé en 1987.

Lauréat du prix Nobel de chimie en 1995, Paul Crutzen nous a laissé avant sa mort (en 2021) un autre legs majeur : celui d’avoir popularisé le terme d’anthropocène. D’abord en 2000, dans un article cosigné avec le biologiste Eugene Stoermer, puis en 2002 via un autre article publié dans la revue Nature, il soutient que les bouleversements planétaires provoqués par nos activités industrielles sont telles qu’ils nous ont fait sortir de l’holocène et entrer dans une nouvelle époque géologique, celle des humains.


Paul Crutzen, chimiste néerlandais, prix Nobel en 1995 et mort en 2021. C’est lui a identifié, dans les années 1970, la menace qui pesait sur la couche d’ozone.
© European Union 2011 PEEP/Pietro Naj-Oleari

Le terme et le concept qu’il recouvre se sont, depuis, largement imposés dans le monde entier. Avec un effet pervers auquel a aussi contribué Crutzen : celui de légitimer le dangereux recours à la géoingénierie, c’est-à-dire la manipulation volontaire du climat. Puisque l’anthropocène acte de la capacité humaine à transformer l’écosphère, il faudrait assumer notre force démiurgique et l’utiliser à bon escient, aller vers un « bon anthropocène » pour « optimiser le climat ».

Ainsi, « l’anthropocène », terme fédérateur pour sonner l’alerte écologique, contribua, dans un renversement rhétorique, à justifier le technosolutionnisme le plus inquiétant. Avec l’appui, parmi d’autres, de Paul Crutzen, ainsi que le documentait récemment les auteurs du Grand retournement (éd. Les Liens qui libèrent, 2024), livre-enquête sur la géoingénierie.

Écouter et défendre la symphonie du vivant

Aux antipodes de cette folie des grandeurs, le mois de bouvreuil rend aussi hommage à celles et ceux qui œuvrent à préserver le vivant. À commencer par Julia « Butterfly » Hill. Cette activiste écologiste étasunienne est descendue victorieusement des branches d’un séquoia géant le 18 bouvreuil 1999. Cela faisait alors 738 jours — un peu plus de deux ans — qu’elle y vivait jour et nuit, à plus de 55 m de haut, afin de sauver cet arbre millénaire et ses congénères d’une coupe claire prévue par une compagnie forestière, dans le nord de la Californie. Son combat emblématique permis de sauver l’arbre, baptisé Luna, et la forêt sur un rayon de 60 m alentour.

Être à l’écoute du vivant est aussi, littéralement, l’obsession de Bernie Krause. Ce musicien et bioacousticien étasunien, né le 8 bouvreuil 1938, a passé sa vie à arpenter le monde pour enregistrer les « paysages sonores » et « le grand orchestre des animaux ». Dans un écosystème, chaque espèce joue sa gamme, occupe une « niche acoustique », prétend Bernie Krause, qui documente la complexité et la beauté de ce monde sonore animal et le nomme « biophonie ». Les sons d’origine non organique, qu’il nomme géophonie, et les sons humains qu’il appelle anthropophonie, forment avec la biophonie les trois composantes des paysages sonores.

« Selon moi, le paysage sonore forme un ensemble. Dans nos civilisations occidentales, nous avons perdu cette capacité à écouter. Je peux vous faire écouter un Pygmée qui, avec sa flûte, joue en fonction des vocalises d’une grenouille », raconte le militant d’une écologie sonore.


Pour son «  grand orchestre des animaux  », Bernie Krause a collecté près de 5 000 heures d’enregistrements sonores d’habitats naturels sauvages.
Wikimedia / CC BYSA 4.0 / T. R. Shankar Raman

On retrouve, enfin, une déclinaison de cette idée de grand orchestre harmonieux de la nature chez Pierre Kropotkine. Né un 9 bouvreuil, en 1842, ce géographe et anthropologue russe va défendre l’idée, dans son ouvrage L’entraide (1902), que la coopération est omniprésente dans le vivant, et que la loi de la jungle n’est pas une simple loi du plus fort ni une guerre de tous contre tous.

Fête de la symbiose

Kropotkine adhère à la théorie de l’évolution développée par Charles Darwin une quarantaine d’années auparavant. Mais il réfute l’idée que la compétition soit le seul facteur guidant l’évolution : les exemples d’entraide et de coopération entre individus et entre espèces sont en réalité légion, permettent de partager nourriture, abri et protection et donc de mieux garantir la survie.

Les vertus de l’entraide, réhabilitée scientifiquement par Kropotkine comme étant un comportement « naturel », lui permettent de contrecarrer l’argumentaire de ce qu’on appellera ensuite le « darwinisme social ». C’est-à-dire un détournement impropre du darwinisme, calqué sur les sociétés humaines pour justifier les inégalités et la compétition de tous contre tous. La fameuse « vertu » de l’égoïsme défendue par les apologistes du marché et du libéralisme économique.


L’Entraide, un facteur de l’évolution est un essai de Pierre Kropotkine paru en 1902. Le penseur russe y montre que d’autres formes d’organisation, basées sur l’entraide et l’autogestion, sont possibles.
© E.B / Reporterre

Pour le théoricien de l’anarcho-communisme qu’était également Pierre Kropotkine, documenter l’omniprésence de l’entraide dans le vivant avait donc également une visée politique. Il fut ainsi l’un des inspirateurs de l’écologie sociale, portée notamment par Murray Bookchin. Si l’état de nature n’est plus une guerre permanente, si l’homme n’est plus nécessairement un loup pour l’homme, alors il devient concevable de s’émanciper à la fois du Léviathan étatique et de la loi d’airain du marché et inventer d’autres mondes, de l’anarcho-communisme au municipalisme libertaire.

L’héritage de Pierre Kropotkine continue d’abreuver les penseurs contemporains de l’écologie. Une belle raison de faire de l’entraide le mot d’ordre pour les fêtes de fin d’année et de célébrer, le 25 bouvreuil, la fête de la symbiose.

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