Des carcasses de métal qui fument dans une vallée à l’aube. Début mars, les médias grecs diffusent en boucle les images des secours s’affairant autour de ces vestiges calcinés du chemin de fer reliant Athènes à Salonique. La veille, après 23 heures, dans le district central de Tempé (Thessalie), non loin de la ville de Larissa, un train de passagers transportant 352 personnes est entré en collision avec un train de marchandises. Pendant douze minutes, ils ont filé sans le savoir sur la même voie, en sens inverse. Le choc frontal a provoqué la mort de 57 personnes et fait au moins 85 blessés, dont nombre d’étudiants qui rentraient d’un week-end prolongé. Cette catastrophe ferroviaire du 28 février 2023 est la plus meurtrière de l’histoire grecque.
L’enquête en cours ne devrait pas établir les responsabilités avant plusieurs mois, même si le chef de gare de Larissa a déjà reconnu avoir commis une erreur d’aiguillage. Seul à son poste, cet ancien fonctionnaire du ministère de l’éducation fraîchement recruté n’avait suivi que quelques mois de formation théorique. Pour nombre de Grecs, cependant, ce drame a pour origine tout un système et non une seule « erreur humaine », comme l’a formulé le premier ministre Kyriakos Mitsotakis, après l’accident. Avant de démissionner, le ministre des transports avait lui-même admis que le réseau grec « ne convient pas au XXIe siècle ». À l’approche des élections législatives qui auront lieu le 21 mai, la Nouvelle Démocratie (libéral-conservateur) voit son pouvoir fragilisé.
Aux cris de « Gouvernements assassins », « Tempé, un crime prémédité », des dizaines de milliers de Grecs ont manifesté au cours des semaines qui ont suivi le drame. Ils demandent des comptes à l’exécutif et à l’Organisme des chemins de fer de Grèce (OSE), entreprise publique gestionnaire du réseau ferré détenu par l’État. Ils visent aussi Hellenic Train, la compagnie ferroviaire chargée de l’exploitation de tous les trains de passagers du pays et de la majorité des trains de fret, rachetée en 2017 par le groupe public italien Ferrovie dello Stato Italiane.
« L’accident était malheureusement prévisible », réagit, amer, M. Georgios Dogoritis, 29 ans, conducteur de train de marchandises pour une compagnie privée. Dans la petite gare d’Afidnes, un district à trente kilomètres au nord d’Athènes, il nous montre les signaux : tous figés au rouge. « Ils ne passent jamais au vert, s’indigne-t-il. Quasiment l’ensemble de la signalisation moderne — installée sur quelque 1 700 des 2 500 kilomètres que compte le réseau ferré grec — est défaillante. Depuis la fin des années 2000, elle n’a jamais été réparée ! » Vols de câbles, pannes, usure… les causes des failles sont multiples. « Ces dispositifs divers ont été posés à différentes périodes et proviennent de plusieurs fabricants étrangers, précise-t-il. Les pièces de rechange étaient rares. L’État grec et la lourde bureaucratie faisaient traîner leur importation. » La signalisation est donc manuelle et les trains ne peuvent rouler au-delà de 160 kilomètres-heure. Les chefs de gare, salariés d’OSE, sont censés remettre les ordres de départ en main propre aux chefs de train, les informant que la voie est libre.
Culture de l’impunité
Tout repose sur le respect de ces règles, et aucun dispositif de sécurité d’urgence ne permet de corriger l’erreur humaine, déplore M. Dogoritis. « Le système de contrôle européen ETCS [un dispositif qui fonctionne grâce à des balises disposées dans les trains et sur les rails] est installé depuis la fin des années 2000, mais il ne peut pas fonctionner sans signalisation ! Les autres pays non dotés de l’ETCS fonctionnel sont au moins dotés d’autres systèmes de sécurité d’urgence (Indusi, Linienzugbeeinflussung, ATP). Pas la Grèce ! », insiste le conducteur. Pour lui, c’est un « choix politique ».
Les syndicats et l’Agence de l’Union européenne pour les chemins de fer avaient pourtant tiré le signal d’alarme. Avant cet accident, le réseau était déjà le plus meurtrier de l’Union, avec un décès par million de kilomètres parcourus, soit cinq fois plus que la moyenne (1). Conçus au XIXe siècle notamment par la Société de construction des Batignolles, les premiers chemins de fer avaient vocation à connecter les ports et les villes du continent montagneux. « Mais les gouvernements ont toujours préféré financer les routes, plus rentables, avec les péages, les taxes sur l’essence… », estime M. Dogoritis.
L’imposante société de bus privée Ktel se targue d’acheminer environ « 80 % des passagers » sur les 117 000 kilomètres de routes du pays. Parallèlement, un tiers du réseau de chemin de fer grec a été sacrifié sur l’autel de la rigueur ces dernières années. À titre d’exemple, la péninsule du Péloponnèse n’a plus aujourd’hui que 68 kilomètres de voies ferrées ouvertes à la circulation, contre encore 706 kilomètres en 2000 et 435 en 2009 (2). L’axe Salonique-Athènes est l’un des rares encore très fréquentés. Beaucoup de travailleurs, de familles ou d’étudiants empruntent ce réseau qui relie les deux plus grandes villes du pays en quatre heures. Mais le total des trajets quotidiens entre les deux est passé d’une trentaine en 2009 à quatorze aujourd’hui.
Depuis 2014, l’Union européenne a alloué environ 805 millions d’euros à la modernisation du rail grec. Mais la catastrophe de Tempé révèle un retard fatal sur le terrain, comme l’atteste le « contrat 717 ». Conclu en 2014 par Ergose, filiale de la compagnie publique OSE, avec Alstom et l’entreprise grecque Aktor, il prévoyait la mise à niveau du système de signalisation de l’axe Athènes-Salonique-Promachonas pour 41 millions d’euros, financés essentiellement par des fonds communautaires. Le chantier aurait théoriquement dû être achevé en 2016. Il n’est aujourd’hui toujours pas terminé. En neuf ans, le passage de Syriza (gauche) au pouvoir (2015-2019) puis le retour de la Nouvelle Démocratie (en 2019) n’ont pas changé la donne. Le retard serait dû à des litiges sur les termes du contrat, selon un média d’investigation local (3). Alstom affirme simplement dans un courriel laconique que l’entreprise « poursuit les travaux ».
Giorgos Vassalos, enseignant à Sciences Po Lille, met lui en cause l’État de droit en Grèce : « Une partie des entreprises se disent qu’elles ne seront probablement inquiétées ni par les gouvernements ni par la justice. » En septembre 2022, l’acquittement en appel d’une quinzaine d’anciens responsables du groupe industriel allemand Siemens, condamnés en première instance pour leur rôle dans l’un des plus gros scandales de pots-de-vin du pays, a choqué nombre de citoyens, renvoyant l’image d’une culture de l’impunité.
Une modernisation du rail ne peut se faire sans moyens humains, souligne par ailleurs M. Nikolaos Kioutsoukis, technicien chez Hellenic Train et secrétaire général de la Confédération générale des travailleurs grecs (GSEE). « La “troïka” a tué la Grèce, tout comme elle a tué OSE », en « dégraissant » la compagnie, soutient le syndicaliste. Dans le cadre d’un premier programme d’ajustement économique, la Banque centrale européenne (BCE), le Fonds monétaire international (FMI) et la Commission européenne ont imposé en 2010 des coupes budgétaires et un démantèlement des services publics, en échange d’une aide financière au pays. Présentés comme étant en sureffectifs, OSE et TrainOSE, la compagnie publique d’exploitation ferroviaire (devenue privée depuis et connue sous le nom Hellenic Train), ont figuré parmi les « cibles » de cette thérapie de choc. « Le déraillement financier des chemins de fer a eu lieu avant l’arrivée de la “troïka” et le premier mémorandum. En 2009, la dette d’OSE s’élevait à 10,7 milliards d’euros et le déficit annuel de TrainOSE à 1,2 milliard d’euros », rétorque M. Dimitris Reppas, le ministre des transports du gouvernement socialiste de l’époque (2009 à 2011).
Le Parlement grec a adopté le plan de restructuration d’OSE concocté par la « troïka » et le gouvernement en novembre 2010. Près d’un tiers des chemins de fer grecs ont été suspendus l’année suivante, plus de 2 300 employés sur les 5 150 que comptait alors OSE ont été transférés dans d’autres ministères ou mis à la retraite. « Nous refusions les transferts de personnes nécessaires à certains secteurs de l’entreprise, selon la loi », tente de se défendre M. Reppas.
« Les salariés ont été mutés selon une logique comptable, sans penser à la sécurité », déplore M. Kioutsoukis. Les départs à la retraite non remplacés ont vidé la compagnie à la moyenne d’âge vieillissante selon le dirigeant syndical, qui précise : « Nous manquons aujourd’hui de chefs de gare, de techniciens, d’électriciens, etc. » L’hémorragie a été continue. À tel point qu’OSE ne compte aujourd’hui plus qu’un millier de salariés « dont seulement deux cents affectés au trafic », admet M. Reppas, soit bien moins qu’en 2012.
L’accident de Tempé a cruellement révélé la perte de compétences. Le chef de gare de Larissa, responsable de l’erreur d’aiguillage et aujourd’hui inculpé, fait partie de ces employés mutés en 2011. Bagagiste transféré au ministère de l’éducation, il est revenu à OSE en 2022 et a pris son poste de chef de gare à Larissa en 2023, « avec trop peu de qualifications pour un travail exigeant », s’indigne M. Kioutsoukis. L’autorité de régulation ferroviaire a reconnu des lacunes de formation dans l’entreprise, après la collision. « La “troïka” a voulu discréditer OSE pour la revendre à bas prix », conclut le secrétaire général de la GSEE.
« Nos morts, vos profits »
En vertu d’une directive européenne prônant la séparation du réseau de l’exploitant ferroviaire, TrainOSE est séparée d’OSE depuis 2005. La privatisation de cette compagnie publique gestionnaire des trains de passagers et de fret est intervenue en 2017, également à la demande de la « troïka » (4). Ports, aéroports, infrastructures : la Grèce a dû vendre le plus grand nombre possible de ses entreprises publiques pour rembourser sa dette. Faute de repreneurs, TrainOSE a été bradée, regrettent beaucoup d’employés. Le groupe public italien Ferrovie dello Stato Italiane, qui ambitionne de conquérir les marchés européens, n’a eu à payer que la somme dérisoire de 45 millions d’euros.
« La “troïka ” critiquait OSE lorsque la compagnie était publique et grecque, mais ils ont laissé de côté leurs préjugés lorsqu’elle est devenue un actif d’une entreprise d’État italienne », souligne l’économiste Nikos Theocharakis, professeur à l’université d’Athènes. Invoquant le caractère de « monopole naturel » des chemins de fer qui devrait relever du service public, il rappelle le cas d’école « désastreux » des chemins de fer britanniques privatisés dans les années 1990, et la montée corollaire de l’insécurité et de la rentabilité (5).
Hellenic Train touche annuellement 50 millions d’euros de l’État grec pour maintenir les lignes jugées peu rentables. La compagnie a acheté cinq trains italiens à grande vitesse Pendolino ETR 470, pourtant bannis en Suisse à cause de leurs pannes à répétition. Un conducteur raille un changement « cosmétique » : « Le trajet coûte plus cher. Les ETR 470 sont plus luxueux, mais disposent de moins d’espace pour les passagers. Ils ne circulent pas plus vite, puisque aucun train ne peut aller au-delà de 160 kilomètres-heure en Grèce. »
La compagnie Hellenic Train a eu beau nier toute responsabilité dans la collision de Tempé, elle a été directement ciblée dès les premières manifestations. « Assassins », « Nos morts, vos profits », « La privatisation tue », ont chanté les cortèges devant son siège athénien et le Parlement : au-delà du drame, les banderoles rappelaient la rancœur des Grecs à l’encontre de la « troïka ». Alors que les bénéfices des privatisations étaient estimés à 50 milliards d’euros selon les projections initiales des créanciers, elles n’ont finalement rapporté que 9 milliards d’euros entre 2011 et 2020 (6)… et beaucoup de dégâts collatéraux sur le plan social.