Des gratte-ciel dessinent la ligne d’horizon de la City. Ses formes singulières ont inspiré aux habitants des surnoms facétieux — le « Scalpel » ou encore la « Râpe à fromage ». Avec près de 250 établissements, Londres abrite la plus grande concentration de banques étrangères du monde. Il s’y échangerait deux fois plus de dollars que sur les marchés de change américains. Avec près de 860 000 personnes employées dans le secteur des services financiers — en comptant les services associés de consultants, d’avocats et de comptables —, la finance représenterait 18 % de la population active londonienne (1). Une grande partie de ces emplois se concentrent sur une superficie de 1 mile (1,6 kilomètre) au carré — d’où le surnom de Square Mile attribué à la City —, à laquelle il convient d’ajouter des enclaves récentes comme celle de Canary Wharf, qui borde la Tamise plus à l’est.
La City n’est pas seulement un quartier d’affaires bondé en semaine, vivant au rythme effréné des marchés financiers mondiaux. Elle est aussi l’ancien cœur historique de l’Empire britannique, où la finance contemporaine trouve ses racines. Au XVIIe siècle, les banquiers de Square Mile finançaient les expéditions depuis Londres vers les Indes orientales ou les Amériques, une activité aussi risquée que lucrative. Le tabac, le café, l’indigo ou encore l’« or blanc », c’est-à-dire le sucre, alimentaient alors la machinerie coloniale. Dans des cafés ou des allées s’échangeaient déjà les titres des premières sociétés par actions, comme la puissante Compagnie britannique des Indes orientales. Une autre activité financière se développait alors : celle des assurances. Les marchands, les capitaines et propriétaires de navires pouvaient souscrire des contrats pour couvrir d’éventuelles pertes auprès d’un club d’investisseurs connu sous le nom de Lloyd’s Market. Aujourd’hui, Lloyd’s est l’un des plus grands acteurs mondiaux du secteur de l’assurance.
Grande argentière de l’Empire, la City va cependant voir son étoile pâlir au lendemain de la seconde guerre mondiale. Alors que ses financiers étaient en mesure d’opérer dans le monde entier, la mise en œuvre des accords de Bretton Woods, conclus en 1944, va sévèrement restreindre les mouvements d’argent à l’échelle internationale. La crise du canal de Suez, en 1956, marque la perte d’influence du Royaume-Uni sur la scène internationale. Le retrait des troupes britanniques d’Égypte sous la pression des États-Unis et de l’Union soviétique va aller de pair avec une spéculation et une fuite de capitaux fragilisant la livre sterling, clé de voûte de l’influence et de la finance britanniques. En proie à un déclin qui semble inéluctable et à la concurrence de Wall Street, les financiers de la City vont trouver une parade. Pour permettre à Londres de continuer à jouer un rôle dans la nouvelle donne financière internationale, ils vont développer une véritable industrie de la dissimulation et du recel de capitaux.
« La plus ancienne démocratie du monde »
C’est ainsi que se développent les transactions sur les dollars déposés dans des banques européennes, ou eurodollars, à Londres : un marché de devises dérégulé, qui attire à partir des années 1960 des banques du monde entier — notamment américaines. Avec la bénédiction de l’autorité de supervision, la Banque d’Angleterre, qui va fermer les yeux sur les activités des banques pour le compte de clients non résidents. À la même période, les institutions de la City constituent des filiales dans plusieurs juridictions d’outre-mer, comme les îles Caïmans ou les Bermudes, pour attirer dans ces anciennes marges de l’Empire les capitaux en quête de discrétion : pétrodollars du Proche-Orient, pactole des cartels de la drogue, évasion fiscale, fortunes de dictateurs… Les capitaux offshore ne sont pas seulement soustraits au contrôle des États : ils peuvent être recyclés — ou blanchis — sans difficulté par les institutions de la City via le marché des eurodollars.
Une nouvelle étape est franchie dans les années 1980, avec la dérégulation radicale du secteur financier sous l’égide de Margaret Thatcher. C’est le « Big Bang » de 1986, qui revient sur les règles centenaires régissant la Bourse de Londres, met en place un système de cotation électronique en continu et ouvre le marché boursier aux grandes banques. Les institutions financières américaines, japonaises et européennes investissent massivement la place financière anglaise pour profiter de ce nouveau cadre favorable au développement d’une finance débridée. La City retrouve alors un rôle de premier plan. Elle contribue aujourd’hui à faire du Royaume-Uni le premier exportateur mondial de services financiers, avec plus de 60 milliards de livres (69 milliards d’euros) d’excédents commerciaux en 2020 (2).
Cet essor, ou plutôt ce renouveau, n’aurait pas été possible sans de solides relais au sein de l’élite politique et administrative du Royaume-Uni. Une proximité de longue date, inscrite dans le marbre d’institutions comme la Corporation de la Cité de Londres, l’autorité municipale multiséculaire de Square Mile. Son siège, le Guildhall, se situe à quelques rues seulement de celui de la Banque d’Angleterre. « Nous sommes chargés du gouvernement de Square Mile, mais également de défendre les intérêts de la City auprès des gouvernements et de représenter et promouvoir l’ensemble du secteur financier britannique », explique M. Chris Hayward, à la tête de l’exécutif de la Corporation.
Les hôtes du Guildhall ne manquent pas de vanter les vertus démocratiques du fonctionnement de la Corporation, hérité du Moyen Âge. À l’attention des visiteurs est exposé un exemplaire original de la Magna Carta de 1297, qui réaffirme les libertés accordées par la royauté aux marchands et artisans londoniens. « La Corporation est la plus ancienne démocratie du monde », s’enthousiasme ainsi M. Hayward. Si des élections municipales sont bien organisées tous les quatre ans, elles intègrent parmi les votants les représentants des entreprises actives dans la City en proportion de leurs effectifs. En d’autres termes : ce sont bien les plus grands groupes financiers de la City qui dominent les élections du conseil.
Véritable instance de représentation de la finance londonienne, la Corporation a accumulé une influence unique dans l’histoire britannique. Et des ressources non négligeables. Les actifs du City’s Cash, fonds municipal destiné à gérer son patrimoine, étaient estimés à 3,4 milliards de livres (3,9 milliards d’euros) en 2021 (3). La Corporation dispose par ailleurs de son propre représentant à la Chambre des communes. Ce lobbyiste en chef, le Remembrancer, est autorisé depuis 1685 à y siéger en observateur. Il dirige une équipe de juristes passant en revue les projets de loi qui pourraient affecter le secteur financier britannique.
Pour mener à bien leur mission de promotion de la City, les dignitaires de la Corporation ont à leur disposition un budget annuel, dont le montant s’élevait à 13,7 millions de livres en 2021 (15,7 millions d’euros). Un montant supérieur aux dépenses du plus important lobby financier à l’échelle de l’Union européenne, la puissante Association for Financial Markets in Europe (AFME). Cette enveloppe annuelle couvre les dépenses du Remembrancer ; les frais de représentation du Lord Mayor, maire de la City et véritable ambassadeur de la finance londonienne à l’échelle nationale et internationale ; et les dépenses du Policy Chair, à la tête de l’exécutif municipal.
Dans le sillage de la crise financière mondiale, la vénérable Corporation a aussi contribué, en 2010, à doter le secteur financier d’une vitrine plus « moderne ». TheCityUK est un lobby créé avec la bénédiction du travailliste Alistair Darling et du conservateur Boris Johnson, qui étaient alors respectivement ministre des finances et maire de Londres.
L’influence du lobby de la finance londonienne s’étend bien au-delà des frontières du Royaume-Uni. « Depuis des décennies, la City et ses bataillons de lobbyistes ont contribué à façonner le débat réglementaire à Bruxelles », explique Kenneth Haar, chercheur au sein de l’Observatoire de l’Europe industrielle (CEO). Une des raisons pour lesquelles une grande majorité des institutions de la finance londonienne, à l’exception de quelques richissimes propriétaires de fonds spéculatifs, étaient opposées au Brexit. « Le dernier commissaire européen du Royaume-Uni avant le Brexit, Jonathan Hill, était d’ailleurs lui-même un ancien lobbyiste de TheCityUK. » Avec un portefeuille tout à fait opportun, puisqu’il était chargé de la stabilité financière, des services financiers et du projet d’Union du marché des capitaux.
« La City n’a jamais été fan du retrait », résume sans fard le Lord Mayor Nicholas Lyons (Le Monde, 17 avril 2023). Mais il caresse l’espoir d’une reprise des négociations sur les questions financières entre Londres et Bruxelles. Le Brexit ? « C’est déjà de l’histoire ancienne, estime quant à lui le porte-parole de TheCityUK Jack Neill-Hall, le paysage a évolué, l’industrie s’est adaptée. » Selon le cabinet EY, il représenterait une perte d’à peine sept mille emplois, délocalisés vers Paris, Francfort et Dublin. Des chiffres sans doute sous-estimés, mais le Brexit n’a pas, à ce jour, conduit à la catastrophe annoncée. Pour la place londonienne, ajoute M. Neill-Hall, il constituerait même une occasion de demeurer « compétitif » en adoptant une réglementation « souple » et ajustée « sur mesure » à l’industrie britannique. Avec l’objectif de ravir des parts de marché à New York, « le seul concurrent de Londres à l’échelle mondiale ».
L’appel de la City semble avoir été entendu par le gouvernement conservateur. Le 20 juillet 2022, il présentait une nouvelle loi, avec l’objectif d’opérer un « Big Bang 2.0 » de la finance londonienne. Un de ses instigateurs, l’actuel premier ministre Rishi Sunak, alors chancelier de l’Échiquier (ministre des finances), affirmait déjà en mai 2022 la nécessité de « réduire ce fardeau réglementaire (4) ». Au programme, l’introduction d’une nouvelle exigence, pour les régulateurs, de promouvoir la « compétitivité internationale » des services financiers. En décembre 2022, le nouveau chancelier de l’Échiquier Jeremy Hunt réaffirmait cette orientation en annonçant une série de réformes visant à défaire les réglementations prudentielles adoptées après la crise de 2008. Au point de susciter l’inquiétude de l’éditorialiste-vedette du Financial Times, Martin Wolf, qui met en garde contre le risque d’une « dérégulation insensée » dans le contexte actuel (5).
« Les responsables politiques considèrent que la City est la poule aux œufs d’or, explique M. John Christensen, expert de la finance britannique, mais il serait grand temps d’en finir avec ce discours. » Car la place financière exerce surtout une forme de parasitisme : « On dit que la City permet d’attirer des capitaux de Chine, des États-Unis, d’Europe et de les investir au Royaume-Uni, mais quelle est la nature des investissements ? L’immobilier, la Bourse ou encore des fusions et acquisitions. C’est-à-dire rien qui bénéficie à l’économie productive. »
Pour Marieke Beck, spécialiste de la City au King’s College de Londres, le problème réside dans l’enracinement des intérêts de la finance au sein de la société, ce qui alimente son « pouvoir structurel ». Depuis le déclin de l’aristocratie foncière au XIXe siècle, la finance surplombe les autres fractions de la classe dominante, notamment les tenants du capitalisme industriel, grâce à ses relais institutionnels à la Banque d’Angleterre ou au ministère des finances (6). Avec le recul de l’État-providence et des prestations sociales, de surcroît, les Britanniques doivent recourir aux fonds de pension pour préparer leur retraite, ou encore à des prêts à la consommation pour assurer leur subsistance dans les périodes difficiles. Quitte à s’endetter fortement et très tôt. Une grande partie de la population a ainsi partie liée, de gré ou de force, avec le secteur financier.
Députée travailliste ou lobbyiste financière ?
La City semble plus que jamais en mesure d’imposer ses vues aux forces politiques, y compris au Parti travailliste dirigé par M. Keir Starmer. « Avec Jeremy Corbyn, nous avions démontré qu’il était possible et populaire de remettre en cause le pouvoir de la finance, avance M. James Schneider, membre de l’aile gauche du Labour, mais la direction actuelle a tourné le dos à toute critique à l’égard de la City. » Invitée à la conférence annuelle 2022 de TheCityUK, la députée travailliste Rachel Reeves, chargée de l’économie, a ânonné un discours lénifiant de lobbyiste : « Le Royaume-Uni devrait être incroyablement fier du succès international de son industrie des services financiers, qui en est la première exportatrice mondiale »…
Mais le modèle de croissance financiarisé promu par la City pourrait prochainement trembler sur ses bases. Il dépend de l’afflux de capitaux du monde entier pour alimenter l’investissement dans des activités non productives (immobilier, marchés financiers) et susciter une consommation de luxe… ou à crédit. Or les crises récentes pourraient bien contribuer à l’écroulement de ce château de cartes. L’envol du coût de l’énergie, l’inflation en général et la hausse des taux d’intérêt engagée par les banques centrales ont conduit à une fuite des capitaux « vers la sécurité », c’est-à-dire vers les valeurs américaines. Cette nouvelle donne pourrait tarir la source de liquidités à bas coût dont la finance mondiale s’est longtemps alimentée. La chute subite de la Silicon Valley Bank et celle de Credit Suisse témoignent de la fébrilité extrême du secteur, mais aussi des conséquences explosives du détricotage des normes prudentielles au nom de la compétitivité. Dans ce contexte, programmer une nouvelle vague de dérégulation financière — comme le fait le gouvernement de M. Sunak à travers son projet de « Big Bang 2.0 » — revient à jouer avec des allumettes assis sur un baril de poudre.