Une vache, un enfant footballeur et un dieu : le Chilien Juan Pablo Meneses, inventeur du « journalisme cash », les a (successivement) achetés comptant et en liquide, pour en faire les protagonistes de ses insolites et féroces enquêtes (1). L’achat d’une vache en Argentine, l’un des pays les plus consommateurs de viande, permet de pénétrer l’une des industries les plus prospères de la planète. Un réseau complexe « qui couvre, coince, avance et corrompt ». En témoigne le portrait de José Alberto Samid, surnommé le « roi de la viande », influent en politique et dans les médias, dont l’empire est bâti sur la vache, de sa naissance à sa cuisson, et qui finira condamné pour fraude fiscale. Le jour où l’auteur visite le marché de Liniers, « sorte de Wall Street puant la bouse », on y vend seize mille têtes de bétail. Et la demande de viande ne cesse d’augmenter. Selon les estimations de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), d’ici 2050, la production mondiale atteindra 465 millions de tonnes annuelles — elle était estimée à 320 millions lors de son enquête, publiée en Argentine en 2008.
Surtout, ne pas s’attacher : c’est ce qu’on lui disait lorsqu’il évoquait son projet d’acheter une vache. C’est ce qu’on lui redit lorsqu’il part en quête d’un éventuel jeune prodige du ballon à acheter à ses parents. Le « post-football », le reality-show qu’est devenu ce sport selon Meneses, laisse en effet peu de place aux sentiments. L’affaire est d’autant plus sérieuse qu’elle peut rapporter gros. En 2012, quand il écrit Le Prodige, le marché international des joueurs pesait plus de 3 milliards de dollars (2,7 milliards d’euros), d’après la Fédération internationale de football association (FIFA) (2). En Amérique du Sud, où les inégalités sociales sont parmi les plus fortes de la planète, les enfants pauvres rêvent de réussir dans le football, européen si possible. Un enfant de 10 ans qui se distingue dans son club amateur se négocie autour de quelques billets. « Un capitalisme du miracle où les jetons de la prospérité sont joués au petit bonheur la chance selon ce que réserve l’avenir de ces petits sportifs » que l’on va tenter de placer dans un grand club. Au cœur de ce trafic d’êtres humains parfaitement légal, la tierce propriété. Ce mécanisme financier apparu dans les années 1980 autorise l’achat d’une partie des droits économiques du joueur, créant ainsi une sorte de cotation en Bourse du footballeur : la revente de cette « action » à un club ou à un nouvel intermédiaire peut s’avérer bien plus fructueuse que le transfert en lui-même (3)…
Le dernier volume de cette trilogie est une quête spirituelle, affirme l’auteur, qui vient alors de renoncer à son statut de salarié d’un groupe de presse. « Le journalisme tel que nous l’avions connu était moribond et il n’y avait ni dieu ni religion qui le sauverait. Il mourait entre nos mains. » Après une vie passée à recouper l’information et à s’en méfier, Meneses a besoin de croire. Désireux de trouver, comme dans la chanson de Depeche Mode qu’il se repasse en boucle, un dieu à soi (4), il rencontre des gourous à la tête de fortunes colossales, des déesses stars, des églises hipsters, une universitaire genevoise à l’origine du projet de Bible des femmes, et trouve le dieu esseulé qui lui convient à Bénarès. Après un séjour dans la Silicon Valley, où, grâce à l’intelligence artificielle, va s’élaborer la fabrication de la nouvelle croyance créée comme une start-up, il lance à Times Square, en plein Black Friday, la « religion itinérante », destinée aux voyageurs, aux transhumants, à ceux qui ne disposent pas d’une place confortable dans ce système. « Et c’est cette religion qui s’achèvera le jour où le livre sera publié. »