la journaliste Inès Léraud nous emmène sur les traces du remembrement


Pont-Melvez (Côtes d’Armor), reportage

Des prairies d’à peine plus d’un hectare cernées de talus. Des arbres, partout, sur chacune de ces buttes de terre longilignes situées au creux d’un vallon. Là, une minuscule parcelle triangulaire en friche, elle aussi cernée de trois talus. Plus bas, une prairie plus humide que les autres qui se distingue par ses touffes de joncs qui jonchent le sol. Au loin, encore des arbres et des talus, qui délimitent chaque carré d’herbe. La ferme de la Vieille branche, située à Pont-Melvez dans les Côtes-d’Armor, a bien de la chance.

Les quelques dizaines d’hectares qui longent l’exploitation font presque office de vestige aujourd’hui : ici, les terres n’ont pas connu le remembrement — une opération foncière qui a consisté à partir des années 1940 à araser les talus pour agrandir les parcelles. Une exception sur ce territoire dont le bocage semble avoir quasiment disparu. 


Julien Boraud, à gauche, montre à Léandre Mandard et Inès Léraud la ferme de la Vieille branche, épargnée par le remembrement.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« Ce type de paysage relève presque de la découverte archéologique aujourd’hui« , dit Inès Léraud, co-autrice de la bande dessinée nouvellement parue Champs de bataille (éditions Delcourt-La Revue dessinée), capuche sur la tête pour s’abriter de la pluie et bottes en caoutchouc aux pieds pour se protéger de la boue qui tapisse le sol.

Dans son nouvel ouvrage, l’autrice de la fameuse bande dessinée Algues Vertes (éd. Delcourt-La Revue dessinée) met en lumière l’histoire jusqu’alors peu documentée du remembrement. Il a pourtant reconfiguré de façon autoritaire et violente les campagnes françaises à la fin de la Seconde Guerre mondiale. C’est à Pont-Melvez qu’Inès Léraud et Léandre Mandard, historien spécialiste du sujet et conseiller historique pour Champs de Bataille, nous ont donné rendez-vous, « car cette commune fait partie des premières concernées par le remembrement ».


L’église de Pont-Melvez. Cette commune a été l’une des premières touchées par le remembrement.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« À l’époque, le projet de l’État est de développer l’industrie française. L’économie paysanne occupe des millions de personnes, et il faut libérer de la main-d’œuvre pour les usines », explique l’autrice. L’objectif derrière ce projet étant aussi de faire de la France une puissance agricole mondiale. « Le remembrement a été fait pour adapter les paysages aux tracteurs », indique Léandre Mandard. Une propagande est alors lancée. Pont-Melvez — les archives de la commune en témoignent — fait partie des premiers territoires concernés. 

Faire passer les agriculteurs de la charrue au tracteur

Très vite, dans les documents, des traces de cette campagne se font voir. Là, une affiche où l’on voit des paysans travailler avec des bœufs attelés et sur laquelle il est écrit « Agriculteurs, évitez ça — Remembrez vos terres — Renseignez-vous au génie rural ». Ici, un dépliant vantant les mérites du remembrement, ou encore une note manuscrite non datée, issue d’un conseil municipal, appelant « à aller de l’avant », « la question des sentiments devant céder le pas », faisant allusion aux réfractaires.


La mairie de Pont-Melvez a conservé des archives sur le remembrement rural.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« Quand on parle du remembrement, on met beaucoup en avant l’histoire économique, mais c’est aussi une histoire environnementale, sociale et culturelle. Partout où il y a eu un remembrement, il y a eu des conflits », explique Léandre Mandard. La lutte de Fégréac (Loire-Atlantique) où plus de 500 personnes ont manifesté le 8 septembre 1953 avant d’être la cible de violences policières est par exemple largement évoquée dans Champs de bataille.

Sans oublier que le remembrement a aussi ceci de particulier : le découpage et l’agrandissement des parcelles « se sont faits de façon décorrélée du terrain. Des géomètres formés dans la Beauce [une région de plaines] ont tracé des traits sur des cartes sans courbes de niveau », rappelle Inès Léraud.

Une opération décidée de façon verticale et qui a entraîné l’effacement de l’agriculture vivrière, de l’autonomie des paysans et des petites fermes au nom de la productivité et de la puissance agricole française à l’international. « Les paysans qui ont contesté le remembrement étaient les fers de lance d’une lutte écologique », rajoute l’autrice.


Le découpage et l’agrandissement des parcelles «  se sont faits de façon décorrélée du terrain. Des géomètres formés dans la Beauce [une région de plaines] ont tracé des traits sur des cartes sans courbes de niveau  », raconte Inès Léraud.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Sur une carte présentant l’évolution du bocage, l’historien montre à quel point Pont-Melvez, par rapport aux autres communes voisines, a vu son bocage se réduire comme peau de chagrin au fil des années. Pourtant, s’il y a bien une chose qui a tout de suite plu à Julien Boraud à la ferme de la Vieille branche où il s’est installé, c’est le bocage encore existant au sein de l’exploitation.

« Les arbres permettent aux bêtes de s’abriter pendant les intempéries »

« Les arbres permettent aux bêtes d’avoir de l’ombre ou bien de s’abriter pendant les intempéries. Et les talus regorgent de plantes tanniques », utiles en tant que vermifuges pour la soixantaine de chèvres Poitevines que le cogérant de la ferme élève.

« Ces prairies morcelées permettent aussi un pâturage dynamique [qui consiste à transférer les animaux très régulièrement d’une parcelle à une autre] », ajoute-t-il, le troupeau bénéficiant ainsi des herbes les plus riches et évitant au maximum les parasites auxquels les chèvres sont souvent sujettes.


Ombre, plantes, division des parcelles : ces rangées d’arbres ont de nombreux avantages, explique Julien Boraud.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

« Les talus font aussi office de retenue d’eau », explique l’éleveur, pointant du doigt sa prairie plus humide que les autres qui, sans talus, formerait sans doute un marécage impraticable pour les bêtes. Un discours qui contraste drôlement avec l’un des dépliants conservés à la mairie de Pont-Melvez et sur lequel on peut lire que le bocage n’est pas bon car il « réduit l’ensoleillement », comme si cet argument balayait tous ses autres avantages.

« On a vu tous ces gens débarquer ici pour expliquer ce qu’ils allaient faire »

Anne, habitante de Pont-Melvez depuis toujours, se souvient bien, du haut de ses 83 printemps, de cette époque : « On a vu tous ces gens débarquer ici pour expliquer ce qu’ils allaient faire », raconte-t-elle, en référence aux bureaucrates et ingénieurs du génie rural. Sans oublier un autre détail que met en avant la BD d’Inès Léraud : plus ces ingénieurs remembraient de parcelles, plus ceux-ci touchaient des primes. « Il y a ici conflit d’intérêt », dit l’autrice. 

De son côté, Anne se remémore fièrement s’être opposée à, autre pratique du remembrement, l’obstruction d’un chemin : « Je me rappelle m’être emportée un jour. Il y avait un ouvrier avec un bulldozer qui allait boucher un chemin menant à la rivière en bas de la maison. Je lui ai dit “Mais pourquoi tu veux boucher ce chemin ? J’aime bien aller à la rivière moi !” Quand nos amis venaient l’été, on allait là-bas se rafraîchir. Eh bien le chemin est toujours là aujourd’hui. »


En plus d’araser des talus et d’abattre des haies, l’agrandissement de la taille des parcelles voulu par le remembrement consistait également à boucher des chemins.
© Jean-Marie Heidinger / Reporterre

Chez cette octogénaire, dans sa maison à la déco figée dans les années 1960, dans sa cour, dans son jardin, dans ses habitudes, nombreuses sont les choses qui semblent rappeler la période préremembrement. « J’ai voulu faire perdurer l’esprit qu’il y avait avant en replantant des vergers. Je continue aussi à faire du cidre, raconte-t-elle. Je connais encore certains raccourcis par ici », glisse aussi celle qui continue de cueillir les mûres au bord d’anciennes parcelles que son père affectionnait.

Pour cette fille d’agriculteurs, le « remembrement a été un événement marquant de ma jeunesse. C’est ce qui a permis tout ça aujourd’hui », explique la Costarmoricaine. Comme partout ailleurs, à Pont-Melvez, le nombre de fermes s’est drastiquement réduit au profit de leur agrandissement. En 1961, la commune comptait 122 exploitations. D’après les archives de la mairie, leur taille était souvent en deçà de 5 hectares. Aujourd’hui, iln’y en a plus qu’une trentaine, « dont, précise Julien Boraud, seulement trois en bio ».

Champs de bataille, d’Inès Léraud (scénariste) et Pierre Van Hove (illustrateur), aux éditions Delcourt-La Revue dessinée, novembre 2024, 192 p., 23,75 euros.



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