Dans le livre Sortir des labos pour défendre le vivant (éd. du Seuil, novembre 2024), un groupe de scientifiques membres du collectif Scientifiques en rébellion appelle leurs confrères et consœurs à s’engager plus massivement pour mettre leurs savoirs au service de la lutte contre la catastrophe écologique et sociale.
Élodie Vercken, écologue et directrice de recherche à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), est co-autrice de l’ouvrage. Elle revient pour Reporterre sur la montée des attaques contre la science et livre ses réflexions sur le rapport ambiguë de la science avec la neutralité, la technologie et les savoirs traditionnels.
Reporterre — Les manifestations d’agriculteurs en novembre dernier ont donné lieu à des actes d’intimidation et de violence contre l’Office français de la biodiversité et contre l’Inrae. Dans un contexte de montée du climatoscepticisme, et de la victoire de Donald Trump aux États-Unis, comment analysez-vous cette période d’attaques répétées contre la science ?
Élodie Vercken — On assiste clairement à une montée en puissance des mouvements antiscience. Même si cela a toujours existé : à chaque fois que les résultats scientifiques s’opposent aux idéologies économiques ou politiques en vigueur, on tente de discréditer les paroles de chercheurs critiques en les qualifiant de militants.
Historiquement, cela s’est produit autour d’enjeux très particuliers, comme le développement des armes nucléaires, par exemple. La nouveauté, c’est que c’est vraiment le système politique et économique dans sa globalité qui est aujourd’hui remis en question, l’idéologie de la croissance, l’extractivisme, etc. La critique est généralisée car le problème est généralisé et multifactoriel. Les scientifiques deviennent de ce fait les ennemis des tenants de ce système. Les défenseurs du statu quo, se sentant de plus en plus menacés, répriment la critique de plus en plus violemment.
Vous critiquez dans votre ouvrage collectif les prétentions à la neutralité de la science. Pourquoi cette neutralité est-elle un mythe et pourquoi est-elle dangereuse, selon vous ?
Se revendiquer de la neutralité est une manière d’instrumentaliser la science pour défendre le statu quo. La seule chose à laquelle la science peut prétendre, c’est l’objectivité de ses démarches. La science pose une question et garantit que ses méthodes pour y répondre sont objectives et fiables.
Mais il n’y a pas de neutralité : le choix même de la question sur laquelle va travailler un chercheur dépend de ses intérêts propres. L’interprétation des résultats de recherche est également subjective. Sans parler des biais de financement : la recherche ne cesse de se paupériser depuis vingt ans, les financements récurrents se réduisent, remplacés par des financements par projet : il faut aller chercher des sous pour chaque nouveau projet, c’est-à-dire solliciter les agences de financement, lesquelles sont pilotées politiquement.
Ce qui entraîne une sélection des projets selon les priorités des agences. Les financements privés sont aussi croissants et les partenariats avec les partenaires privés sont souvent encouragés et valorisés par les institutions de recherche.
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Prétendre que la science, dans ces circonstances, est neutre, c’est une façon d’éviter le débat, de ne pas questionner nos propres positionnements.
Une confusion est également entretenue entre science et technologie. Les promoteurs du technosolutionnisme se revendiquent de la science, de même que les écomodernistes qui tentent de délégitimer les écologistes en s’arrogeant le monopole d’une approche rationnelle…
La tendance technorassuriste est entretenue par des gens qui ne sont pas des chercheurs mais viennent du monde de l’entreprise, de l’innovation. On trouve beaucoup d’ingénieurs dans cette mouvance, qui sont des gens éduqués à la science mais ne produisent aucune recherche. Ce ne sont pas des scientifiques au sens académique du terme.
C’est déroutant car nous sommes, en tant que chercheurs, guidés par les principes de la déontologie scientifique. On est obligé de bien faire notre travail, ce qui prend du temps, et on est court-circuité par des gens qui servent des intérêts de manière non transparente, produisent de la mauvaise science, racontent n’importe quoi en dehors de leur domaine de compétence. Tandis que faire de la science intègre, ça prend du temps. On ne se bat pas à armes égales…
Vous écrivez que « nombre de recherches ont joué et continuent à jouer un rôle particulièrement néfaste dans la dégradation du vivant sur Terre ». Comment la science peut-elle se réinventer après avoir contribué à l’avènement de l’anthropocène ?
Le propre d’une démarche scientifique réflexive est aussi de savoir faire une analyse critique de ses résultats et de ses avancées. Il était peut-être inévitable, il y a deux siècles, de s’emballer sur les potentialités ouvertes par la science, d’adhérer au mythe d’une humanité toute puissante, capable de maîtriser l’énergie et la matière et d’être un dieu absolu dans son écosystème.
En 2024, il serait désolant de ne pas avoir une lecture critique des 200 dernières années. Si le bien-être humain — ou de certains humains — a été amélioré sur bien des aspects, nous vivons aussi des reculs inquiétants aujourd’hui, avec une explosion des pollutions multiples dont nous n’avons pas la moindre idée de la manière dont cela affectera le monde à large échelle.
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La science semble être sur une ligne de crête. Elle doit d’un côté renoncer à l’hubris qui a mené aux excès passés : vous appelez à « déconstruire la posture surplombante des scientifiques en reconnaissant la diversité des savoirs ». Mais il faut aussi défendre la démarche scientifique face à la montée de la désinformation et du complotisme. Comment éviter ces deux écueils à la fois ?
Il est très important de revaloriser l’ensemble des savoirs, y compris les savoirs traditionnels. Certains de ces savoirs peuvent beaucoup apporter à la science. Sur le biocontrôle des plantes, par exemple, certaines pratiques très anciennes, que l’on retrouve dans des écrits de l’Antiquité grecque ou de la Chine médiévale, nous apprennent que certaines substances peuvent repousser les insectes. On teste ces pratiques, qui sont parfois très efficaces.
Ça ne veut pas dire que tous les savoirs se valent. L’important est d’être guidé par la recherche authentique de connaissance. Si la biodynamie, par exemple, prétend qu’enterrer des cornes de vache a un effet vertueux pour l’agriculture, une démarche de bonne foi consisterait à accepter de tester de manière rigoureuse cette pratique, avec des tests objectifs, en aveugle, pour mesurer l’efficacité réelle de cette pratique.
Dans ces conditions, on peut progresser collectivement. C’est important d’écouter les savoirs pratiques et traditionnels, en étant guidé par la bonne foi ensuite dans la manière de les évaluer.
Comment la communauté scientifique réagit-elle à cette montée des attaques contre la science et à vos appels à assumer un engagement plus frontal des scientifiques dans le débat public ?
Énormément de personnes qui ne se posaient pas de questions commencent à s’interroger. Cela fait environ cinq ans que je constate que ces interrogations sur le sens de nos recherches et sur l’engagement des chercheurs intéressent de plus en plus de collègues, même si cela reste timide à grande échelle.
« Le fascisme n’aime pas la science »
Une peur qui monte de plus en plus également dans la communauté, c’est celle de la montée du fascisme. On le voit aux États-Unis et ailleurs : le fascisme n’aime pas la science. Il peut arriver en France plus vite qu’on ne le croit et certains scientifiques s’interrogent sur la posture à tenir, la crainte d’être blacklistés, censurés, etc.
Quelles seraient les solutions efficaces à mettre en place aujourd’hui, pour rendre la science plus forte et la mettre au service de l’intérêt général ?
Les institutions scientifiques devraient jouer un rôle de contre-pouvoir, en portant un message scientifique critique capable de contredire le pouvoir en place. C’est le sens de la candidature alternative à la présidence de l’Inrae que nous avons porté cette année.
Pour produire de la science en toute indépendance, la clé serait de reprendre le contrôle des financements, c’est le nerf de la guerre. On pourrait aussi imaginer des conventions citoyennes pour réfléchir collectivement à la direction que la société souhaite donner à la recherche scientifique. La recherche participative existe déjà, et ces approches montrent que les sujets qui intéressent les citoyens ne sont pas ceux qui sont priorisés par les agences.
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Sortir des labos pour défendre le vivant, des Scientifiques en rébellion, aux éditions Seuil, novembre 2024, 72 pages, 4,90 euros. |
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