Quand naturalistes et chasseurs deviennent compagnons de lutte


Jura, reportage

Trois clochettes tintinnabulent dans la forêt. Les quelques congères qui résistent au soleil rasant crissent sous les pas des trois setters qui arpentent le sous-bois, nez au vent. Les chiens dessinent des cercles sonores autour de Marc Bourdon, la soixantaine énergique, gilet orange, botte de caoutchouc et fusil sur l’épaule. Marc est chasseur de bécasse. Ce dimanche matin de novembre, il emmène avec lui Anaïs Cognet, militante écologiste et membre des Naturalistes des terres, une organisation proche des Soulèvements de la Terre réunissant des spécialistes du monde sauvage, ornithologues, botanistes et autres lépidoptéristes.

Depuis deux ans, sur ce petit plateau du Jura, chasseurs et naturalistes ont fait alliance, aux côtés des autres habitants du territoire, autour d’un objectif commun : protéger la forêt qu’ils affectionnent contre un projet de parc de panneaux photovoltaïques. L’union des forces a payé : l’arrêté préfectoral du 10 décembre vient de refuser l’implantation de la centrale solaire.

« La forêt où l’on est en ce moment est appelée à disparaître si le projet se fait. Les promoteurs considèrent que c’est une friche », précise Marc en marquant une pause pour tendre l’oreille. Il chasse la bécasse à l’arrêt : si l’un de ses chiens repère l’oiseau, il se fige et cesse de faire sonner la clochette accrochée à son collier ; le silence lui indique alors où aller chercher sa proie. « C’est malhonnête, de dire ça : elle est précieuse, cette forêt, et des endroits sont particulièrement jolis. »


Ce dimanche matin, Marc souhaitait emmener avec lui Anaïs, militante écologiste et membre des Naturalistes des terres. Marc a mis sa connaissance intime de la forêt au service des naturalistes, qui ont pu identifier plusieurs espèces protégées sur le plateau.
© Quentin Hulo / Reporterre

Ce qui pousse Marc à la parcourir 3 ou 4 fois par semaine, c’est le plaisir de l’ausculter en compagnie de ses chiens : « Quand je chasse avec mes chiens, j’ai avec eux une relation animale, pas verbale : il y a un côté magique au fait de pouvoir communiquer avec un être vivant qui ne nous ressemble pas et qui n’est pas doué de langage articulé. Et puis, ce que j’aime bien, c’est les beaux arbres, qui dégagent quelque chose ; pas forcément des vieux arbres, mais ceux qui ont une forme particulière. Regarde comme celui-ci est magnifique », sourit-il en pointant un petit hêtre qui a gardé ses feuilles malgré les premières chutes de neige et qui brille de nuances de jaune, de vert et de brun.

Clairières, bosquets et plaines sèches sont pourtant voués à disparaître : le projet initial de centrale photovoltaïque prévoyait d’implanter un parc de 122 hectares à force de coupes rases. Face à la contestation, le porteur de projet, Cévennes Energy, filiale de la holding suisse JC Monfort, ne convoite aujourd’hui plus « que » 49 hectares.


Le défrichement prévu par le projet photovoltaïque concerne environ 49 hectares de forêt. Avant la mobilisation, il prévoyait une surface de 122 hectares.
© Quentin Hulo / Reporterre

« On s’est flairés mutuellement »

C’était sans compter sur la mobilisation des habitants des principales communes concernées, Loulle (171 habitants) et Mont-sur-Monnet (217). L’origine de cette cohésion, ce sont les ponts qu’ont su tendre naturalistes et chasseurs : Anaïs, militante depuis plusieurs années, a découvert ce projet ciblant la ville d’où est originaire sa famille, et a décidé de contacter Marc, alors secrétaire de la société de chasse locale, qui essayait d’alerter les habitants.

Puis est venu un premier dîner entre naturalistes et chasseurs, à base de terrine de bécasse maison et de truite fumée : « Il y a eu ce moment où on s’est flairés mutuellement : on voulait lui montrer qu’on n’était pas des écolos urbains intransigeants vis-à-vis de la chasse, et lui essayait de nous montrer qu’il y a plusieurs manières de chasser, que sa pratique était aussi un attachement au vivant, une sensibilité naturaliste », se remémore Anaïs.


Plusieurs membres des Naturalistes des terres arpentent la forêt menacée par le projet de panneau photovoltaïque, à la recherche d’empreintes des lynx qui l’habitent.
© Quentin Hulo / Reporterre

Marc, de son côté, se souvient des nuits passées sans sommeil à se demander ce qu’il pouvait faire pour s’opposer à ce projet qui menace la forêt qu’il chérit, puis de cette rencontre avec ceux qu’il appelle aujourd’hui affectueusement « les jeunes » : « Aucun des jeunes ne m’a vilipendé par rapport au fait que je chasse. Et moi je respecte ceux d’entre eux qui sont végétariens. On ne parle bien que de ce qu’on connaît, et les naturalistes ont eu envie de connaître un peu mieux le monde de la chasse. Surtout, ils se sont concentrés sur les informations qu’en tant que chasseur je pouvais apporter sur la faune, la flore, le réseau d’eau, les mares et les ruisseaux. ». De quoi inventorier les espèces menacées et ainsi complexifier l’étude d’impact qui doit être rendue par le porteur de projet.

Dans les bois, un petit groupe de naturalistes s’est penché sur l’insecte qui est, malgré lui, à l’origine du projet de centrale photovoltaïque : le scolyte ips typographe, un petit coléoptère noir qui affectionne les résineux et en particulier les épicéas, souvent présenté comme un fléau des forêts.


Marc montre à Valentin et Anaïs une aile de bécasse qu’il compte envoyer à un ami bécassier pour identification.
© Quentin Hulo / Reporterre

Coupler savoirs naturalistes et connaissance forestière de chasseur a permis de proposer une autre lecture de la situation : le scolyte prospère parce que les forêts jurassiennes ont été transformées en monoculture d’épicéas, filière rentable de la sylviculture. Autrement dit : les forêts naturelles ont été jugées trop peu productives, elles ont été remplacées par des monocultures de résineux ; celles-ci dépérissent à présent, et les promoteurs utilisent leur dégradation pour justifier de les transformer en centrales photovoltaïques.

« Quand on se met ensemble, on est puissants »

En juin dernier, une mobilisation a réuni — sous une pluie battante — un peu plus de 200 personnes, notamment pour participer à des gestes naturalistes : creuser une mare pour y inviter le sonneur à ventre jaune, une espèce de crapauds menacée ; déblayer des cavités rocheuses où pourront nicher des populations de rhinolophes, des chauves-souris qui aiment y passer une partie de l’année.

« Ce qui me touche avec les Naturalistes des terres, c’est qu’on met collectivement en place des gestes de jardinage aggradant pour les milieux : on se bat pour préserver quelque chose, et pas simplement contre quelque chose », observe Jean-Alfredo Albert, paysagiste et artiste, coauteur de Almanach de l’archipel.

Drôle de vision : une troupe de militants naturalistes plus habitués aux cortèges de tête qu’aux cabanes de chasse défilant aux côtés d’une quinzaine de chasseurs, certains avec leur gilet orange, qui sont revenus « super contents » de la journée, précise Marc Bourdon. « Punaise, j’ai bien évolué dans mon rapport à la chasse, réalise Jean-Alfredo Albert. Avant je les catégorisais comme des gros machos débiles en 4×4 qui tuent par hobby. Finalement, c’est ça être naturaliste : notre curiosité nous pousse à se rendre compte que ce n’est jamais tout noir ou tout blanc. »


Non loin de la forêt concernée par le projet photovoltaïque, les naturalistes observent sur la neige ce qui leur semble être des empreintes de Lynx.
© Quentin Hulo / Reporterre

Les collectifs locaux ont su composer plus largement qu’entre chasseurs et naturalistes, mélangeant des agriculteurs conventionnels, des instituteurs, des associations plus habituées des luttes comme Jura Nature Environnement (JNE). « Au départ, tout le monde était d’accord pour s’opposer au projet, mais chacun à sa manière : il y avait ceux qui ne voulaient pas entendre parler de zad [zone à défendre], d’autres du fait qu’on lève la main pour prendre la parole dans une réunion… » se souvient Frédérique Fouillet, bénévole à JNE.

Celles et ceux qui arrivaient avec une « habitude de lutte et des pratiques militantes » plus développées ont commencé par veiller à ne pas imposer des codes qui pourraient être excluants. Autour de la table de réunion, chacun se plie aujourd’hui à la règle des tours de parole — enfin, la plupart du temps.

L’union n’est pas encore une idylle : certains chasseurs ne s’approchent que timidement du collectif, et on évite d’aborder certaines questions politiques. Mais dans ce petit coin du Jura, chasseurs et militants naturalistes, partisans des mouvements autonomes et électeurs (probables) du Rassemblement national ont su s’asseoir autour d’une même table. Selon Marc, « quand on se met ensemble comme ça, on est puissants. C’est efficace, sinon le projet serait déjà là ».

À la suite de la mobilisation des collectifs locaux, l’enquête publique relative au projet a rendu un avis défavorable, et les habitants attendent à présent de savoir si le porteur de projet fera appel de l’arrêté préfectoral refusant le défrichage de la forêt. En cas de victoire durable, Marc sait déjà ce qu’ils feront : « On ira épauler les voisins qui se battent eux aussi contre des projets photovoltaïques. »




Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *