Une guerre froide 2.0, par Evgeny Morozov (Le Monde diplomatique, mai 2023)


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Jaume Plensa. — « Spiegel I and II » (Miroir I et II), 2010

© ADAGP, Paris, 2023 – PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona – Galerie Lelong, Paris

«La guerre froide est terminée », proclamait en 1988 une brochure publicitaire pour un curieux jeu vidéo venu de l’autre côté du rideau de fer. Au bas de la couverture, un post-scriptum : « … ou presque ». Invitant à relever le « défi soviétique », le document annonçait : « Alors que les tensions Est-Ouest commencent tout juste à s’apaiser, les Soviétiques viennent de marquer un point décisif contre les Américains. » Sur un fond rouge vif, au-dessus d’un dessin du Kremlin entouré de figures géométriques, s’étalait en gros caractères cyrilliques jaunes le mot « Тетрис », le symbole de la faucille et du marteau tenant lieu de lettre finale. En alphabet latin, cela donnait « Tetris ».

La brochure, désormais exposée au Musée national d’histoire américaine de Washington, était l’œuvre de Spectrum HoloByte, le distributeur du jeu aux États-Unis. Ce fabricant de logiciels de la Silicon Valley, propriété du baron des médias britannique Robert Maxwell, avait déjà compris que le thème de la guerre froide pouvait rapporter et sut en exploiter tous les codes — de la musique russe traditionnelle aux images de cosmonautes soviétiques — pour faire de Tetris un succès phénoménal dans l’Amérique de Ronald Reagan (1).

Le président d’alors de Spectrum HoloByte, M. Gilman Louie, est devenu depuis une figure centrale de ce que d’aucuns à Washington appellent avec euphorie la « guerre froide 2.0 » — la bataille en cours entre la Chine et les États-Unis pour le contrôle de l’économie mondiale. Or le conflit, qui s’étend maintenant au front technologique et même militaire, ne tourne plus autour de Tetris, mais de l’intelligence artificielle.

La carrière de M. Louie est emblématique d’une trajectoire à l’américaine. Au début des années 1980, il se fait un nom dans les jeux de simulation de vol, lesquels deviennent si populaires que l’US Air Force demande à le rencontrer. Puis l’une de ses entreprises apparaît dans le radar de Robert Maxwell, qui l’achète aussitôt.

De fil en aiguille, M. Louie se retrouve, à la fin des années 1990, à la tête d’In-Q-Tel, le fonds de capital-risque de l’Agence centrale de renseignement américaine (CIA), une entité à but non lucratif dont l’un des principaux faits d’armes a été de parier sur la technologie qui sous-tend Google Earth. Et, lorsque l’administration Trump commence à se lamenter sur le retard américain dans la course technologique face à la Chine, il resurgit au sein de la Commission de sécurité nationale sur l’intelligence artificielle (NSCAI), une prestigieuse instance consultative dirigée par M. Eric Schmidt, ancien président-directeur général (PDG) de Google.

En quelques années seulement, MM. Louie et Schmidt évoluent vers une collaboration beaucoup plus étroite. Le premier prend les rênes d’un fonds parrainé par le second, l’America’s Frontier Fund (AFF), une structure à but non lucratif conçue sur le modèle d’In-Q-Tel et qui se propose d’aider Washington à « remporter la compétition technologique mondiale du XXIe siècle ». L’AFF prétend incarner la solution à quantité d’autres problèmes, puisqu’il promet de « redynamiser l’industrie, créer des emplois, stimuler les économies régionales et libérer le cœur de l’Amérique ».

La création de l’AFF est une réponse à l’influence croissante de la Chine dans ce que l’on nomme les technologies « de rupture » ou « d’avant-garde », telles que l’intelligence artificielle ou l’informatique quantique. « On ne construit pas des technologies d’avant-garde dans son garage », clame ainsi le site Internet du fonds, prenant le contrepied du mythe cher à la Silicon Valley de l’entrepreneur individuel de génie. Entre les romans d’Ayn Rand — chantre du capitalisme individualiste (2) — et les subventions publiques, l’AFF choisit les secondes.

Le nouveau « consensus de Washington »

Il est assez amusant que M. Louie, après avoir utilisé la guerre froide 1.0 pour faire la réclame de Tetris, utilise désormais la guerre froide 2.0 pour faire celle de l’intelligence artificielle. À moins qu’il n’utilise l’intelligence artificielle pour promouvoir la nouvelle guerre froide ? Dans l’Amérique actuelle, ces deux opérations rhétoriques sont quasiment impossibles à distinguer. La seule chose dont on puisse être certain, c’est que toute cette publicité se traduira en espèces sonnantes et trébuchantes.

Pour s’adapter à l’ère de l’intelligence artificielle, le slogan de Tetris devrait devenir « La nouvelle guerre froide est arrivée… ou presque » — un message qui sonne doux aux oreilles de nombreux Américains, des entreprises de technologie aux sous-traitants de la défense, en passant par les think tanks bellicistes.

Les récents cris d’alarme à propos du retard de l’Amérique dans la course à l’intelligence artificielle ont semble-t-il réveillé ses élites politiques, paisiblement endormies dans le pays enchanté du libre marché. À les entendre, on pourrait croire qu’elles ont abandonné les dogmes du « consensus de Washington » — voire, parfois, qu’elles ont décidé de se rallier plutôt au « consensus de Pékin ».

Dans un article cosigné par M. Schmidt et publié par Foreign Affairs (3) — la bible de l’establishment de politique étrangère américain —, on décèle ainsi un enthousiasme nouveau pour l’idée d’un État fort à même de stimuler le développement de l’intelligence artificielle. À cela s’ajoute une critique des erreurs politiques passées : non contents de dénoncer une fascination pour la « mondialisation », qui aurait trop longtemps éloigné l’Amérique des « considérations stratégiques », les auteurs attaquent le secteur du capital-risque pour ses choix à courte vue. La solution pour permettre à Washington d’atteindre ses objectifs technologiques de long terme, affirment-ils, tient en quelques mots : « subventions, prêts garantis par l’État et engagements d’achat ». Il va de soi que les subsides seraient probablement distribués par le biais d’entités comme l’AFF, lequel, contrairement aux sociétés de capital-risque conventionnelles, saurait les accorder les yeux tournés vers l’avenir.

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Jaume Plensa. — « Eight Possibilities » (Huit possibilités), Monténégro, 2010

© ADAGP, Paris, 2023 – Photo : Manuel Vazquez / Plensa Studio Barcelona – Galerie Lelong, Paris

Par moments, M. Schmidt est à deux doigts d’en appeler à une politique industrielle de grande ampleur, mais il ne franchit jamais le pas, car le terme est encore « trop connoté ». Le nouveau « consensus de Washington » se limite pour l’instant à réclamer une hausse des aides publiques pour le secteur privé, la principale justification brandie étant le risque de voir l’Amérique perdre la prochaine guerre froide.

Pareils arguments sont généralement formulés de manière à séduire démocrates et républicains. Cela implique de compléter les considérations géopolitiques par des considérations économiques. Tel est le cas cette fois-ci, avec la promotion de l’intelligence artificielle comme un moyen de rendre à l’Amérique sa grandeur tant à l’étranger qu’à l’intérieur et, dans ce dernier cas, en stimulant de nouvelles industries technologiques.

Ce que certains ont pris à tort pour l’émergence d’un « postlibéralisme » présente en fait tous les attributs du keynésianisme militaire d’antan, dans lequel l’accroissement des budgets de défense devait assurer la victoire contre l’Union soviétique et garantir la prospérité économique des États-Unis.

Il s’avère cependant très difficile d’effacer trois décennies de néolibéralisme. Et plus encore d’en revenir à l’époque de la guerre froide, où une poignée d’entreprises militaires bénéficiaient d’un financement presque illimité. Il faut toujours jouer la carte de l’entrepreneuriat, et les généraux ne rêvent pas de se réinventer en fondateurs de start-up.

Indéniablement, les liens entre le Pentagone et la Silicon Valley se sont renforcés. Pour commencer, le ministère de la défense a créé un poste de directeur du numérique et de l’intelligence artificielle, confié à M. Craig Martell, anciennement chargé de l’apprentissage automatique chez Lyft, la plate-forme de voitures de transport avec chauffeur (VTC).

De plus, et quoi qu’en disent leurs salariés, qui s’interrogent sur la moralité de telles relations, les compagnies de technologie continuent de peser lourd dans le budget d’approvisionnement de l’armée. Alphabet a peut-être renoncé à collaborer avec le Pentagone sur le projet Maven — un système de surveillance qui avait fait naître des protestations parmi ses propres ingénieurs —, mais cela ne l’a pas empêché de créer peu après Google Public Service, une entité qui, derrière son nom innocent, fournit à l’armée des services d’informatique en nuage (cloud).

Il ne s’agit pas d’un exemple isolé. L’expertise de la Silicon Valley est indispensable à l’establishment militaire s’il entend mettre en œuvre sa vision d’un système intégrant l’ensemble des données transmises par les capteurs des différentes forces armées. Analysées à l’aide de l’intelligence artificielle, ces informations permettraient ensuite d’élaborer une réponse coordonnée efficace. À la fin de 2022, le Pentagone a attribué à quatre géants technologiques — Microsoft, Google, Oracle et Amazon — un juteux contrat de 9 milliards de dollars pour développer l’infrastructure de cet audacieux projet (4).

Mais nous ne sommes plus au temps de la première guerre froide, et il est difficile de savoir dans quelle mesure ces largesses publiques peuvent « ruisseler », à la mode keynésienne, vers les citoyens ordinaires. Dans le domaine de l’intelligence artificielle, l’essentiel des coûts de main-d’œuvre correspond aux salaires des ingénieurs-vedettes — qui ne sont pas des millions, mais quelques centaines — et aux innombrables sous-traitants à bas coût qui besognent pour entraîner les algorithmes. Ces derniers, pour la plupart, ne sont même pas localisés aux États-Unis. Des entreprises kényanes permettent ainsi à OpenAI d’éviter que ChatGPT, son populaire chatbot, ne propose des contenus obscènes.

Les retombées économiques de l’informatique en nuage restent, de même, à démontrer. Construire des fermes de serveurs (data centers) coûte incroyablement cher et se traduit principalement par une flambée des prix de l’immobilier. Quant aux coûts environnementaux de toutes ces technologies, ils sont loin d’être négligeables. En d’autres termes, l’effet multiplicateur de cette pluie de dollars pourrait n’être qu’illusoire.

Alors, plutôt que le retour du keynésianisme militaire, la guerre froide 2.0 marquera peut-être l’avènement du « néolibéralisme militaire », un étrange régime dans lequel la hausse continue des dépenses publiques consacrées à l’intelligence artificielle et à l’informatique en nuage creusera les inégalités et enrichira les actionnaires des mastodontes de la tech.

Étranglement du rival chinois

Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que tant d’entre eux soient démangés par l’envie de recommencer la guerre froide. Et nul n’a davantage œuvré à définir ce nouveau consensus que M. Schmidt (5). L’ancien patron de Google, qui « pèse » aux alentours de 20 milliards de dollars, n’a plus quitté les cénacles de Washington depuis sa campagne pour M. Barack Obama en 2008. Entre 2016 et 2020, il a pris la tête d’un comité du Pentagone, le Conseil d’innovation en matière de défense (DIB) — une fonction qui l’a conduit à se rendre sur une centaine de bases militaires américaines à travers le monde —, avant d’enchaîner sur la présidence de la NSCAI. Il fait aussi partie depuis peu de la Commission de sécurité nationale sur les nouvelles biotechnologies (NSCEB).

M. Schmidt a tellement de fers au feu que l’on en perd le compte. Il y a par exemple son fonds de capital-risque Innovation Endeavors, qui procure des financements généreux à des start-up spécialisées dans l’intelligence artificielle militaire comme Rebellion (6). Autrement dit, pendant que lui et ses partenaires investissaient plus de 2 milliards de dollars dans des compagnies d’intelligence artificielle, M. Schmidt dirigeait les travaux d’une commission gouvernementale qui recommandait d’accorder davantage d’argent public à ces mêmes entreprises. De quoi mieux comprendre ce qui se cache derrière ses plaidoyers publics.

Fidèle à son rôle de trublion, la sénatrice américaine Elizabeth Warren a d’ailleurs demandé au Pentagone de fournir des éclaircissements sur la nature des liens de M. Schmidt avec le gouvernement des États-Unis, suggérant que le ministère de la défense avait peut-être « failli à la protection de l’intérêt public » en lui accordant une influence si disproportionnée. Son entrée dans la commission sur les biotechnologies alors même qu’il investit dans ce domaine — à travers un autre fonds de capital-risque — a également fait hausser de nombreux sourcils (7).

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Jaume Plensa. — « The Three Graces I, II and III »

© ADAGP, Paris, 2023 – PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona – Galerie Lelong, Paris

Et puis il y a Schmidt Futures, une fondation philanthropique qui, quand on y regarde de plus près, est en fait une entreprise à but lucratif. Elle a récemment fait parler d’elle lorsqu’on a découvert qu’elle finançait les salaires de plus d’une vingtaine d’employés du gouvernement américain, y compris à des postes liés à la définition des stratégies d’intelligence artificielle et à la réglementation du secteur des technologies (8). M. Schmidt (et, indirectement, Schmidt Futures) a même aidé M. Martell à devenir le « M. Intelligence artificielle » du Pentagone.

Comment une entreprise privée peut-elle payer les salaires de fonctionnaires gouvernementaux ? Grâce à une faille législative : certaines organisations à but non lucratif qui, en tant que telles, peuvent recevoir de l’argent de la part de compagnies privées sont autorisées à le faire. En l’espèce, l’entité intermédiaire est la Fédération des scientifiques américains, un think tank bien connu dont les origines remontent au projet Manhattan (1942-1946). Son président actuel est un certain M. Louie, l’homme qui fit la gloire de Tetris.

Le coup le plus malin de M. Schmidt dans son opération de communication en faveur de la guerre froide a été de rallier à cette cause M. Henry Kissinger, une personnalité réputée ne pas fuir la compagnie des milliardaires. Peut-être est-ce l’influence schmidtienne, en tout cas M. Kissinger, aujourd’hui centenaire, s’exprime sur l’intelligence artificielle comme un jeune homme de 19 ans décrirait son premier trip sous LSD. « Je crois que les compagnies de technologie ont ouvert la voie vers une nouvelle ère de la conscience humaine », a-t-il récemment déclaré dans un entretien, avant d’établir un parallèle avec « ce qu’ont fait les générations des Lumières lorsqu’elles ont délaissé la religion pour la raison » (9). Il faut donc croire que M. Schmidt est notre nouveau Voltaire.

En 2021, MM. Schmidt et Kissinger, aidés d’une troisième plume, ont publié un livre-manifeste (10). Ils y écrivaient que les situations « profondément déstabilisantes » auxquelles la guerre de l’intelligence artificielle peut donner lieu sont comparables à celles « créées par les armements nucléaires ». « Faut-il s’attendre à ce que des terroristes mettent au point des attaques utilisant l’intelligence artificielle ? Seront-ils capables de faire croire qu’elles émanent d’États ou d’autres acteurs ? » Les auteurs ne répondaient pas à ces questions, se contentant de rabâcher les arguments galvaudés sur le caractère inévitable d’un « cyber-11-Septembre » — le cri de ralliement dont tant de sous-traitants de l’armée se sont déjà servis pour capter des fonds publics. Ce discours alarmiste les amenait à une conclusion logique : le monde avait besoin d’un « contrôle des armements appliqué à l’intelligence artificielle ». Et c’était tout. Le livre n’entrait pas davantage dans les détails, préférant les grandes généralités à l’analyse.

M. Schmidt tient tellement à tirer profit de ce qu’il reste de la réputation de l’ancien secrétaire d’État que, la même année, il a fondé Special Competitive Studies Project (SCSP), un think tank consacré à l’intelligence artificielle et calqué sur une initiative lancée par M. Kissinger à la fin des années 1950, au plus fort de la guerre froide. À l’époque, ce dernier était loin d’appeler à un quelconque contrôle des armements. Il estimait plutôt qu’un conflit nucléaire limité avec l’Union soviétique était pratiquement inéluctable — et que ce serait probablement une bonne chose pour l’Amérique.

Malgré la place qu’occupe cette idée de « contrôle des armements » dans le livre de MM. Schmidt et Kissinger, SCSP s’est engagé dans une direction diamétralement opposée. C’est ce qu’illustre sa promotion d’une stratégie vendue sous le label accrocheur Offset-X.

Tout au long de la première guerre froide, les stratégies de défense dites « de compensation » (offset) ont consisté à s’appuyer sur les dernières technologies en date — des armes nucléaires tactiques aux capteurs aéroportés — pour compenser l’infériorité numérique américaine face aux chars, aux avions et aux soldats soviétiques. Trois stratégies de ce genre ont été définies à partir du milieu des années 1940, toutes reposant sur des postulats différents.

Celui qui sous-tend Offset-X est que, en cas de guerre entre la Chine et les États-Unis, l’Armée populaire de libération (APL) s’en prendrait aux réseaux américains ; l’Amérique doit se tenir prête. Un récent rapport de SCSP précise ainsi que « l’issue d’une guerre éventuelle avec l’APL va plus que jamais dépendre de la supériorité et de la résilience de nos capteurs, réseaux, logiciels, interfaces humains-machines, logistique, et, par-dessus tout, des systèmes qui les relient ou les font fonctionner tous ensemble (11) ». À tout le moins, cela ne ressemble pas vraiment à un contrôle des armements.

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Jaume Plensa. — « L’âme des mots I », 2009

© ADAGP, Paris, 2023 – PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona – Galerie Lelong, Paris

Pour les non-initiés, une telle perspective peut paraître terrifiante, mais ces lignes feront bâiller d’ennui quiconque a pris part aux décisions du Pentagone durant la dernière décennie. C’est qu’elles ne font que reprendre les grandes lignes de la troisième stratégie Offset, déployée entre 2014 et 2018 et dirigée notamment par le ministre adjoint de la défense de l’époque, M. Robert Work, qui a justement refait surface au sein du conseil consultatif de SCSP.

Les rapports de SCSP ne s’adressent pas aux militaires, mais au grand public. C’est lui qu’il faut convaincre de la nécessité d’accroître les fonds que la défense consacre à l’intelligence artificielle. Pour cela, il faut lui démontrer, d’une part, que la Chine est en train de gagner la course pour la suprématie dans cette technologie de pointe et, d’autre part, qu’une telle victoire signerait une défaite militaire pour les États-Unis. La seconde hypothèse relève pour l’heure de la science-fiction, mais est-il même exact que la Chine soit si près de triompher ? Il semble au contraire qu’elle en soit encore à des lieues (12), à en juger par son incapacité à mettre au point un concurrent crédible à ChatGPT — la présentation catastrophique de son Ernie Bot par Baidu ayant été suivie d’une dégringolade du cours de ses actions.

Le leadership de la Silicon Valley dans les modèles de langage de grande taille (large language models), c’est-à-dire les techniques d’apprentissage profond utilisées par ChatGPT, découle en partie de l’hégémonie culturelle de l’Amérique. Si OpenAI domine à ce point la compétition, c’est notamment parce qu’il peut entraîner son modèle à partir d’un gigantesque corpus de textes en anglais, dont le Web regorge. On trouve beaucoup moins de contenus en mandarin.

Pour qui s’alarmait déjà de l’impérialisme culturel américain, ChatGPT donne de nouvelles raisons de s’inquiéter, puisqu’il pourrait bien s’imposer comme la ressource par défaut pour répondre à toutes les questions du monde — qui plus est en livrant les réponses les plus insipides et les plus politiquement correctes qui soient. Nous risquons tous de devenir prisonniers des guerres culturelles de l’Amérique.

En dehors du champ spécifique des modèles de langage, on pourrait néanmoins penser que l’avancée technologique de la Chine continue d’aller bon train. Selon une étude publiée par un important think tank australien, le pays serait en tête dans trente-sept technologies essentielles sur quarante-quatre, la liste incluant des domaines aussi variés que la défense, l’espace, la robotique, l’énergie, l’environnement, les biotechnologies, l’intelligence artificielle, les matériaux avancés et les technologies quantiques clés (13).

Le problème des évaluations de ce genre tient à ce qu’elles reposent souvent — et excessivement — sur des critères tels que les performances relatives des institutions universitaires, la quantité de publications ou le nombre de chercheurs diplômés. Cela peut servir d’indicateur pour identifier une position dominante dans un secteur donné, mais tous ces travaux de recherche ne valent rien sans la faculté de mettre leurs conclusions en application.

Et c’est là où les efforts de Washington pour contrer l’ascension de la Chine portent leurs fruits, qu’il s’agisse de briser la domination de Huawei sur la 5G ou d’empêcher Pékin d’atteindre l’autosuffisance dans la fabrication de puces avancées.

Sur ce sujet, les entreprises de technologie et les sous-traitants de l’armée ne sont pas toujours d’accord. Les premières souhaitent pour la plupart conserver leur accès au marché civil chinois, ne serait-ce qu’en raison de sa taille, et sont donc farouchement opposées à une guerre froide totale. Les seconds n’ont pas ces contraintes, puisqu’ils ne sont généralement pas liés par des contrats civils et que collaborer avec l’armée chinoise est hors de question, sous peine de rompre leur partenariat avec le Pentagone. Eux veulent la guerre froide 2.0 — et ils la veulent maintenant. Certains ne verraient d’ailleurs pas d’inconvénient à ce qu’elle se transforme en guerre chaude.

La politique de l’administration Biden, fondée sur un patient mais payant étranglement du rival chinois, reflète le difficile compromis entre les deux camps. Washington tente de convaincre des alliés comme les Pays-Bas, la Corée du Sud et le Japon de cesser de vendre leurs technologies essentielles à la Chine. Il utilise aussi des instruments juridiques hérités de la guerre froide, dont la disposition dite Foreign Direct Product Rule, qui permet d’interdire à des compagnies étrangères d’exporter vers la Chine des produits fabriqués à l’aide d’une technologie américaine.

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Jaume Plensa. — « Self-Portrait » (Autoportrait), 2013

© ADAGP, Paris, 2023 – PhotoGasull / Plensa Studio Barcelona – Galerie Lelong, Paris

L’idée est d’alourdir le coût du développement de l’intelligence artificielle, mais sans le rendre prohibitif, afin que les aspirations chinoises à l’autonomie puissent se traduire en bénéfices pour les entreprises américaines. De plus, en ralentissant Pékin dans son élan, les mesures de M. Biden permettent aux États-Unis de gagner du temps pour régler leurs propres problèmes d’intelligence artificielle (majoritairement liés au fait qu’ils ont trop d’œufs dans le panier des microprocesseurs taïwanais). Au moins, plus personne à Washington ne cache que l’objectif explicite est de maintenir la Chine dans la dépendance et d’en tirer profit — l’attitude que dénonçaient en leur temps des théoriciens de la dépendance comme André Gunder Frank ou Ruy Mauro Marini.

L’inconnue demeure la capacité de Pékin à prendre la tête d’une coalition internationale, quelle qu’en soit la forme, pour faire avancer ses intérêts. Car Washington, de son côté, n’agit pas seul. Il exploite ou dirige plusieurs initiatives internationales telles que le partenariat mondial sur l’intelligence artificielle (GPAI). Il y a peu, l’AFF de M. Schmidt a annoncé la création d’un fonds conjoint avec l’Inde, le Japon et l’Australie sous les auspices du Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (QUAD), un groupement de défense entre ces quatre pays qui vise à contenir les ardeurs chinoises.

La plupart de ces opérations sont menées sous la bannière de la défense de la démocratie et de la paix dans le monde, bien que ce soit au prix d’un gonflement des budgets militaires et d’un enrichissement croissant des compagnies de technologie et de leurs actionnaires.

Au milieu de toute cette agitation, l’Europe brille par son absence. La raison en est évidente : dans le domaine militaire, elle suit les États-Unis. Lorsque des changements se produisent, ils sont généralement de portée minime, comme quand l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a annoncé choisir les Pays-Bas pour accueillir la société de gestion de son nouveau fonds d’innovation doté de 1 milliard d’euros — de la menue monnaie à l’échelle des enjeux. Même si la guerre en Ukraine a conduit les pays européens à augmenter leurs dépenses militaires, il y a fort à parier que ce sont des entreprises américaines comme Palantir, dirigée par M. Peter Thiel, qui se tailleront la part du lion dans cette nouvelle manne pour l’intelligence artificielle.

L’Europe dans les bras de la « tech » américaine ?

À ce stade, le fait que les géants américains ne soient pas encore passés à la vitesse supérieure doit bien plus aux lois européennes sur la protection de la vie privée qu’à des politiques publiques actives. Si ChatGPT a été interdit en Italie et si un tribunal allemand a jugé inconstitutionnel l’usage du logiciel d’analyse des données de Palantir par les forces de police pour prévenir les crimes avant qu’ils ne soient commis, nul ne sait combien de temps ces digues pourront tenir.

À en croire de récentes prises de parole largement relayées par la presse, la rhétorique de Washington sur la guerre froide 2.0 trouve un écho chez certains membres de la Commission européenne. On peut supposer que cela entraînera une dégradation des relations entre l’Union européenne et la Chine, tout en poussant davantage encore la première dans les bras de la tech américaine. À l’évidence, Bruxelles serait plus avisé de jouer les deux camps l’un contre l’autre, comme il a tenté de le faire par le passé sur d’autres questions.

En 2014, la politiste Linda Weiss soutenait que le leadership technologique des États-Unis tenait davantage aux efforts de la défense qu’à ceux de la Silicon Valley (14). Elle y notait que, privé d’un rival de guerre froide, le Pentagone avait perdu sa capacité à produire des innovations révolutionnaires, et se demandait même « pourquoi la Chine ne s’[était] pas encore transformée en un concurrent moteur d’innovation, à l’image de l’Union soviétique et du Japon ». Ce n’était qu’une question de temps.

Weiss estimait alors que, si elle voulait poursuivre la course technologique en tête, l’Amérique devait dépasser son obsession pour ce qu’elle nommait le « financialisme », mettre de côté les intérêts de Wall Street et se concentrer sur la reconstruction de son industrie. Naturellement, l’obsession pour la finance n’a jamais reculé, mais un phénomène beaucoup plus étrange est apparu. Bien que l’on assiste effectivement à un début de relocalisation de la production de puces, il est encore impossible de savoir si les États-Unis vont se réincarner en leader mondial du secteur.

Contre toute attente, c’est peut-être moins l’effacement de Wall Street que la montée de la Silicon Valley, déterminée à capitaliser sur la vogue de l’intelligence artificielle, qui a tiré l’Amérique de son sommeil, érigeant du même coup la Chine en ennemi stratégique comme l’était autrefois l’Union soviétique.

Et si tout cela avait débuté avec Tetris ? La nouvelle guerre froide commence. Ou presque.



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