De courtes citations suffisent parfois à rendre l’ambiance intellectuelle d’une époque. Arrivée à la lettre « W » de leur Abécédaire, la journaliste Claire Parnet propose à Gilles Deleuze « W comme Wittgenstein ». Il s’emporte : « Ça, je veux pas parler de ça. Pour moi c’est une catastrophe philosophique (…). Il y a une régression massive de la philosophie. C’est très triste l’affaire Wittgenstein. » La tendance est alors à l’allégeance aux schèmes structuralo-marxistes. Ludwig Wittgenstein (1889-1951) y était fermement hermétique. Radié du Bottin des philosophes — du moins en France —, l’auteur du Tractatus logico-philosophicus (disponible notamment chez Flammarion-GF, Paris, 2022) a depuis connu un retour en grâce.
Wittgenstein ne goûtait point la métaphysique spéculative. Faute d’une connaissance de la véritable nature du langage, les grandes questions qui ont animé l’histoire de la philosophie ont été selon lui mal formulées. Il s’attelle à montrer qu’elles proviennent d’une incompréhension de la logique de notre langage et à élaborer une nouvelle grammaire philosophique en mesure d’analyser cette logique.
Pour l’arracher à la pénombre où l’avaient maintenu dans l’Hexagone les divers représentants du poststructuralisme, il fallut notamment le talent et l’endurance de Jacques Bouveresse, qui était peu porté à considérer la philosophie comme un genre littéraire — ce qui lui semblait être le cas de Michel Foucault ou de Jacques Derrida, au sujet desquels il avait de nombreuses réserves. Dans un ouvrage posthume (il est décédé en 2021), l’érudit Les Vagues du langage (1), destiné au lecteur familier de ce champ de réflexion — mais dont l’introduction est accessible au non-initié —, Bouveresse revient sur la difficulté à suivre une règle en matière de langage : « Comment un signe, parlé ou écrit, matériel ou mental peut-il avoir un sens ? » On pourrait le soupçonner de verser dans les délices de l’abstraction mais les enjeux sont éminemment pratiques. Il s’agit de déceler les « conditions de possibilités ordinaires d’une compréhension effective, commune et partagée, qui reste cependant menacée par les difficultés et les inégalités qui caractérisent l’accès à la maîtrise ».
Si Wittgenstein, père de la philosophie analytique et du positivisme logique, jouit désormais d’une notoriété voire d’une « aura » impressionnante, on connaît moins l’homme et sa splendide rigueur morale. Les Lettres à sa famille (2), inédites en français, éclairent ce pan de sa personnalité. Elles révèlent un Wittgenstein contempteur de la haute bourgeoisie de son Autriche natale, bien qu’issu lui-même d’une famille de riches et puissants industriels viennois. Cette correspondance couvre plus de quatre décennies. En 1938, il refuse de s’associer à sa famille, qui cherche à obtenir des autorités nazies un statut plus favorable après que les lois de Nuremberg l’ont cataloguée juive : « Il est vrai que je ne me joindrai pas à votre requête », écrit-il à son frère.
On salue enfin l’entreprise de Théo Bourgeron de faire de l’inclassable penseur un personnage de fiction. Autant que du polar métaphysique, son roman (3) tient du fantastique : en 2032, Wittgenstein ressuscite pour avaler le monde. Avec une grande drôlerie, Bourgeron réussit à rendre cette folie de la précision, cette passion de la raison, ce délire de l’exactitude qui ont hanté Wittgenstein.
(1) Jacques Bouveresse, Les Vagues du langage. Le “paradoxe de Wittgenstein” ou Comment peut-on suivre une règle ?, Seuil, Paris, 2022, 672 pages, 31 euros.
(2) Ludwig Wittgenstein, Lettres à sa famille. Correspondances croisées (1908-1951), Flammarion, Paris, 2021, 416 pages, 26 euros.
(3) Théo Bourgeron, Ludwig dans le living. Comment Wittgenstein a mangé ma mère, Gallimard, coll. « Sygne », Paris, 2022, 224 pages, 19 euros.