des relaxes, du sursis, et le spectre de l’antiterrorisme


Évreux (Eure), reportage

Les neuf personnes mises en cause suite à une action contre une cimenterie Lafarge en décembre 2023 ont, à l’issue de leur procès, reçu leur verdict le vendredi 20 décembre. Cinq d’entre elles ont été relaxées [1], les quatre autres condamnées à respectivement six et dix mois de prison avec sursis. Ils risquaient pourtant jusqu’à 10 ans de prison pour association de malfaiteurs et séquestration, au terme d’une procédure qui aura vu les moyens de l’antiterrorisme déployés contre ces écologistes.

Avec un tel enjeu, les pouvoirs publics ont, eux aussi, sorti les grands moyens pour les deux journées qu’a duré l’audience au tribunal d’Évreux : rues barrées, escouades de CRS et filtrage des piétons donnaient aux abords du palais de justice un aspect bunkerisé. Ce qui n’a pas empêché, non loin, le rassemblement de plusieurs dizaines de soutiens des prévenus à l’appel d’organisations comme Sud éducation et le Nouveau parti anticapitaliste, dont deux des mis en cause sont membres.

« Désarmement » chez le cimentier Lafarge

Le 10 décembre 2023, environ 80 activistes vêtus de combinaisons blanches avaient fait irruption dans une centrale à béton appartenant à a société Lafarge à Val-de-Reuil (Seine-Maritime), pour une action dite de « désarmement », dans le cadre de journées d’actions décentralisées contre l’industrie du béton, appelées par plus de 200 organisations.

17 personnes avaient été arrêtées le 8 avril 2024 suite à l’enquête menée par la Sous-direction antiterroriste (Sdat) et la police judiciaire de Rouen, dans une vague de perquisitions survenue simultanément dans plusieurs villes de Normandie ainsi qu’en région parisienne.


Un rassemblement de soutien était organisé non loin du tribunal durant le procès.
© Guénolé Carré / Reporterre

Les 19 et 20 décembre, ils n’étaient plus que neuf sur le banc des inculpés : sept hommes et deux femmes, âgés de 28 à 77 ans, habitants de Normandie pour la plupart. Face à eux, la partie civile qui regroupe Lafarge ainsi qu’une société de transports.

Pour chacun des prévenus, les accusations portaient sur des dégradations, notamment par l’injection de mousse expansive dans des serrures et des machines, des tags et la séquestration de l’agent de sécurité du site dans son bureau durant les 10 minutes de l’action. Si l’employé a déclaré ne pas avoir été victime de violences, c’est ce chef d’accusation qui était le plus grave, passible de 10 années de prison.

278 000 euros réclamés par Lafarge

Par la voix de son avocat, maître Arnaud de Saint-Rémy, la multinationale du béton estime les dégâts totaux à 453 000 euros et réclame 278 000 euros aux prévenus ainsi qu’un euro symbolique de dommages et intérêts pour le préjudice psychologique qui aurait été subi par les employés du site.

« C’est l’économie de la société qui est en jeu. On peut ne pas être d’accord mais est-ce qu’on peut s’en prendre à des outils de production ? » a déclaré l’avocat. D’après le directeur de la centrale à béton de Val-de-Reuil, l’usine n’a pu reprendre son activité que le 30 janvier 2024 soit près de deux mois après les faits, à une cadence réduite.

L’ombre des renseignements

Pour la défense, l’enquête aurait été entachée de nombreuses irrégularités. Ainsi, certaines des analyses détaillées de factures téléphoniques — qui comprennent les numéros appelés et l’historique d’envoi de SMS — auraient été réalisées sans réquisition d’un magistrat. Même constat pour l’exploitation de lecture automatisée des plaques d’immatriculation (Lapi), qui a permis d’identifier les voitures des suspects à une dizaine de kilomètres du lieu des faits.

« 10 000 véhicules ont été flashés ce jour-là par ce Lapi, comment a-t-on pu réduire à 10 voitures suspectes ? » a interrogé l’avocate Aïnoha Pascual, qui dénonce une enquête faite à rebours en se basant sur les fichiers issus des services de renseignements sur les militants écologistes. Pour elle, ces détections sont inévitables au vu du nombre de personnes contrôlées, et ne prouvent rien vis-à-vis des faits reprochés.


Les sacs accessibles ont été dispersés sur le sol lors de l’envahissement de la cimenterie en 2023.
© Camille Loret / Reporterre

Appelés à la barre les neuf mis en cause ont, plutôt que de répondre aux questions, récité chacun une déclaration : « J’ai travaillé pour le conseil de développement des Comores, je les ai conseillés sur leur stratégie d’adaptation au réchauffement climatique, je ne pensais pas que cette région serait aujourd’hui au centre de l’actualité », a déclaré l’un des inculpés en référence au cyclone Chido. Poursuivant, le trentenaire a repris, ému : « Même si je dénonce la violence de notre traitement, elle n’est rien face à l’effondrement de la vie sur la seule planète que nous ayons. »

Un autre inculpé a quant à lui décrit les conditions de son arrestation : « J’ai été pointé avec un fusil d’assaut par des policiers, on me demande de me mettre au sol puis on me relève et on me roue de coups pendant trente secondes à une minute avant de me dire les faits qui me sont reprochés ». Un mauvais traitement qui lui a valu quatre jours d’ITT, déclare son avocat.

Il a également été noté au cours de l’enquête que l’une des inculpées aurait partagé sur les réseaux sociaux l’article du Reporterre — devenu pour l’occasion un « média militant » selon le juge — sur les événements de décembre 2023. Pour d’autres, c’est la présence dans leur bibliothèque d’un livre de Joseph Proudhon ou de recettes véganes qui ont fait l’objet de questionnements de la part de l’antiterrorisme.

Leur stratégie collective n’a pas empêché pas l’avocat des parties civiles de les questionner. À l’une des inculpées, il a demandé : « J’ai vu que l’entrée de votre maison est en béton, vous avez un mur en parpaing de béton, pouvez-vous expliquer ça ? »

« On ne peut pas tout faire au nom de la lutte contre le réchauffement climatique »

« Je suis originaire de Franche-Comté, quand j’étais petit, la neige y tombait presque toujours en cette saison, aujourd’hui ce n’est plus le cas », clame-t-il en guise d’introduction. Devant un auditoire suspendu à ses lèvres, le magistrat se lance dans un discours inattendu sur l’urgence climatique et l’inaction du gouvernement sur le sujet. « Il est dès lors légitime et je pèse mes mots, qu’un certain nombre de nos concitoyens luttent pour attirer l’attention des autres sur ce nécessaire combat », dit-il.

Rappelé par sa fonction, ce dernier réclame tout de même la condamnation de chacun des inculpés à 6 mois de prison et 300 euros d’amende : « C’est une peine symbolique qui doit être engagée aujourd’hui pour signifier qu’on ne peut pas tout faire au nom de la lutte contre le réchauffement climatique », a déclaré le représentant de l’État.

« Ce n’est pas une procédure, c’est une peau de chagrin »

« Monsieur le procureur ne considère pas les personnes qui sont passées à l’acte ce jour-là comme des écoterroristes mais c’est tout de même lui qui a saisi la Sdat », a constaté maître Chloé Chalot en ouverture de sa plaidoirie. Pour cette avocate de la défense, toute la procédure a été bâtie sur un récit largement alimenté par une documentation issue des services de renseignement, qui abonde sur les engagements écologiques des prévenus et détaillent leur implication de certains d’entre eux dans plusieurs luttes. Autrement dit, que le dossier ne contient pas des preuves, mais uniquement des personnes jugées compatibles avec les actions menées contre Lafarge.

« Ce n’est pas une procédure, c’est une peau de chagrin », a quant à elle critiqué Aïnoha Pascual, qui a elle aussi dénoncé une enquête à charge et fait le parallèle entre ce dossier et le fiasco de l’affaire Tarnac, débutée un 2008 et qui s’était soldée par un non-lieu en 2018. La relaxe demandée ici n’a, elle, finalement pas été générale.

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