Terra Alta (Catalogne, Espagne), reportage
Du haut du col de Moro, Jordi et Edgar contemplent la vallée qui s’étend devant eux, parsemée de vignobles, d’oliviers et de pins. Dans l’atmosphère bucolique du soleil couchant, leur silence trahit une lourde inquiétude. « Cette mosaïque agroforestière est l’une des mieux préservées de Catalogne, expliquent-ils, pointant du doigt le panorama. Mais l’arrivée d’éoliennes va tout détruire. »
Isolée dans le sud-ouest de la Catalogne, à 200 km de Barcelone, cette comarque rurale — équivalent d’un canton en France— déjà équipée de 162 éoliennes, s’apprête à en accueillir 137 de plus dans les prochaines années, sous réserve de l’approbation des démarches administratives en cours. Une « monstruosité », selon les deux hommes, alors que la région produit déjà dix-huit fois l’énergie qu’elle consomme et génère à elle seule 25 % de la production d’énergie éolienne en Catalogne. « Avec seulement douze éoliennes, nous pourrions être autosuffisants, explique Edgar. Mais on nous a condamnés à devenir un centre de production d’énergie. »
L’injustice sociale pointée du doigt
Attirées par les vents forts et constants, les grandes entreprises énergétiques ont fait de la Terra Alta leur terrain de prédilection. Mais cette justification géographique masque une réalité économique. « Si elles viennent s’implanter ici, ce n’est pas parce que le vent y souffle plus fort, mais parce que les prix des terres sont bas et qu’il y a peu d’opposition sociale », s’indigne Jordi Clua. Paysan originaire de la région, il milite contre la massification d’éoliennes depuis 2003 au sein de Terra Alta Viva. Cette organisation, née il y a vingt-cinq ans lors des premières installations, a refait surface pour tenter de freiner cette nouvelle vague de projets.
« Cela peut paraître paradoxal qu’une ONG écologiste s’oppose à des projets d’énergies renouvelables »
Pour préserver ce patrimoine naturel, le Groupe d’étude et de protection des écosystèmes catalans, membre de la Fédération des associations écologistes de Catalogne (Gepec-EdC) a déposé des plaintes contre trois projets. Au total, trente-et-une éoliennes hautes de 200 mètres, d’une puissance de 49 mégawatts (mW) chacune, reliées par 36 km de lignes à haute tension menacent l’un des derniers bastions encore épargnés de la région.
« Cela peut paraître paradoxal qu’une ONG écologiste s’oppose à des projets d’énergies renouvelables, dit Joaquim Estellé Bordes, chargé de défense environnementale. Mais la transition écologique ne suit pas le bon chemin. » Le Gepec-EdC avance trois impacts majeurs : l’atteinte au paysage, la menace pour la biodiversité et l’injustice sociale induite par ces installations.
Historiquement, la Terra Alta a fait de son paysage un pilier de son identité et de son économie viticole. « Quand je vends une bouteille de vin, je défends l’idée que sa qualité reflète le paysage qui l’entoure. Mais que faire si on le détruit ? », s’interroge Núria Altés, viticultrice et propriétaire d’Herència Altés, l’une des dix-neuf exploitations catalanes à détenir le prestigieux label « vins de cave qualifié », qui valorise des vins ancrés à leur terroir. Pour elle, préserver l’intégrité visuelle de la région est une évidence : « Je veux un paysage qui m’appartienne, que je reconnaisse. Est-ce vraiment trop demander ? »
En plus des conséquences visuelles, certaines éoliennes seraient implantées à seulement 50 mètres de la zone Natura 2000 de Matarraña-Aiguabarreig, également classée zone de protection des oiseaux. Deux études menées dans la province voisine d’Aragon, elle aussi fortement couverte d’éoliennes, documentent les conséquences pour la faune aviaire, notamment des espèces en danger d’extinction, en situation de vulnérabilité, ou protégées, comme l’aigle de Bonelli, le milan royal, ou l’aigle royal. Selon le rapport du Centre de récupération de faune sauvage d’Alfranca, 70 % des oiseaux blessés par collision l’ont été par des pales d’éoliennes. En 2023, cela représentait plus de 3 000 oiseaux.
Une fracture sociale et économique
Dans cette comarque de 12 000 habitants, l’arrivée des éoliennes divise. Les entreprises énergétiques ciblent des municipalités rurales fragilisées par la précarité, la déprise démographique et le manque de financement. Núria Mulet, maire de Bot (550 habitants), l’assure : les taxes versées par les porteurs de projets représentent 10 % d’un budget annuel d’un peu moins d’un million d’euros. Un montant qui n’équivaut pourtant qu’à 3 % des bénéfices réalisés par les entreprises. « C’est la seule et unique raison pour laquelle les mairies acceptent ces projets, dit-elle. Ils n’apportent aucun autre bénéfice au territoire, bien au contraire. »
Les entreprises s’adressent directement aux propriétaires de terrain, souvent des paysans âgés et sans relève générationnelle, qui voient dans la vente ou la location de leurs terres une solution à leurs difficultés financières. Chaque éolienne leur rapporte entre 8 000 et 9 000 euros par an pendant trente ans, une somme difficile à refuser. Cependant, ce modèle alimente des tensions sociales.
« Si une éolienne est installée sur la parcelle d’un voisin, c’est lui qui empoche l’argent, tandis que celui qui a refusé subit les mêmes inconvénients sans rien gagner, explique Jordi, lui-même dans cette situation. Ce modèle d’implantation, fondé sur la confrontation sociale, a été voulu depuis le début. » Une situation, qui, comme l’explique Núria Mulet, devient difficilement gérable : « En tant que maire, se positionner contre ces projets, c’est risquer de se mettre à dos des familles et d’amplifier les fractures au sein de la communauté. »
Repenser le modèle énergétique catalan
Terra Alta Viva et Gepec-EdC affirment qu’ils « ne s’opposent pas aux énergies renouvelables, mais au modèle qui les met en œuvre », jugé injuste, disproportionné et conçu au profit de l’oligopole énergétique. « Malheureusement, le gouvernement semble davantage à l’écoute des lobbies que des citoyens », déplore Joaquim Estellé Bordes. « Il faut cesser de laisser les entreprises énergétiques choisir où s’implanter, et dicter le chemin de la transition écologique », enchérit Jordi Clua.
Pour ce faire, les organisations appellent à des directives plus strictes et contraignantes. Bien que la loi préconise que les installations devraient être prioritairement implantées sur des terrains dégradés pour limiter l’impact socio-environnemental, cette condition reste non contraignante. L’élaboration d’un plan territorial de planification des énergies renouvelables, censé définir des critères clairs pour réglementer l’emplacement des projets, protéger les zones sensibles et garantir une répartition équitable des installations au niveau territorial, accumule un retard considérable. Pour Núria Mulet, cet immobilisme reflète une absence de volonté politique : « Cette réglementation n’arrivera jamais, ou bien trop tard. »
« Est-il juste que les zones rurales soient les fournisseuses des métropoles ? »
Il est surtout urgent de repenser la distribution énergétique en Catalogne. « Aujourd’hui, toutes les installations restent éloignées de Barcelone, alors que des espaces déjà dégradés, comme les zones industrielles, périurbaines, portuaires, ou les bords des voies de circulation pourraient être utilisés. » La Catalogne dispose de 29 372 hectares de zones industrielles, dont 13 201 autour de Barcelone, adaptées pour accueillir des panneaux solaires sans empiéter sur les espaces naturels. « Est-il juste que les zones rurales soient les fournisseuses des métropoles, dans un modèle de croissance qui n’est pas le leur ? », s’interroge Jordi Clua.