« Pour toucher les aides, il faut démolir »


Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), reportage

Une banderole « Locataires en colère », accueille les derniers arrivés dans le hall fatigué de l’immeuble R10, à Vitry-sur-Seine. Malgré les murs défraîchis, l’endroit respire la vie. Ce mardi soir, une vingtaine d’habitants se sont réunis autour d’un goûter improvisé, où l’on partage café et inquiétudes : les 110 logements du bâtiment sont menacés, comme près de 400 autres dans cette commune de la banlieue sud de Paris.

« On se sent jetés dehors, sans considération », lâche un locataire d’une voix serrée. La brutalité de l’annonce pèse encore : l’immeuble R10, debout depuis 1976, va être démoli dans le cadre d’un programme de rénovation urbaine. Face à cette décision imposée, les habitants se sont organisés depuis deux ans au sein d’un collectif et le hall s’est transformé en lieu de résistance.

Un projet imposé, sans concertation

Le projet de démolition, piloté par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (Anru), s’inscrit dans le cadre du nouveau projet de renouvellement urbain Cœur de ville, en lien avec l’arrivée prévue à l’été 2026 de la ligne 15 du Grand Paris Express, dont une gare se dressera juste en face de l’immeuble.


Au centre de Vitry-sur-Seine, l’immeuble R10 a été construit dans les années 1970.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Pourtant, les habitants dénoncent l’absence totale de concertation. « Ils prétendent avoir mené une enquête et obtenu notre accord, mais c’est faux », s’insurge un locataire. Le maire, Pierre Bell-Lloch (Parti communiste), désigné pendant la pandémie après un « putsch » pour renverser son prédécesseur, est particulièrement critiqué. « Il n’a même pas été élu par les habitants et il agit comme s’il était au-dessus des lois », lâche un résident, amer.

« Ils veulent virer les locataires des logements sociaux pour séduire un nouvel électorat »

Depuis deux ans, les habitants se mobilisent sans relâche. « On organise des réunions dans le hall de l’immeuble, on envoie des courriers au maire, mais personne ne nous répond », déplore Roger.

Si le R10 est promis à la destruction, c’est en réalité pour des raisons politiques et financières, selon Siamak, urbaniste et membre du collectif Alternative pour des projets urbains ici et à l’international (Appuii). Le projet de démolition repose sur une logique imposée par les politiques de rénovation urbaine de l’État. « Pour toucher les aides, il faut démolir, ce sont les conditions de l’Anru, et le choix s’est porté à contre-cœur sur le R10 », confirme Luc Ladire, premier adjoint au maire de Vitry-sur-Seine. Une loi a depuis été votée pour permettre des subventions pour la rénovation, mais elle n’est pas rétroactive et ne s’applique donc pas au plan de l’Anru pour l’immeuble, établi il y a une dizaine d’années.

Une rénovation urbaine antisociale

À cela s’ajoute l’arrivée imminente du Grand Paris Express : l’immeuble R10 devient un emplacement stratégique. « Ils veulent construire des bureaux et des commerces chics pour attirer une nouvelle population, c’est de la gentrification, dénonce Siamak. Et surtout un enjeu politique : ils veulent virer les locataires des logements sociaux pour séduire un nouvel électorat ». Déterminés à défendre leur lieu de vie, ces habitants du centre-ville de Vitry-sur-Seine réclament d’être entendus et exigent leur place dans les décisions qui les concernent.

« J’ai tout refait chez moi il y a trois ans, sur mes économies, et tout va être détruit. J’en ai beaucoup pleuré »

Nadia [1], âgée de 70 ans, a passé quarante-deux années dans ce bâtiment. Pour elle, l’angoisse est immense : « Je suis âgée et je n’ai pas de voiture, je ne veux pas aller plus loin. Avec les voisins, on est devenus comme une famille, déménager ailleurs va m’isoler. » Les yeux humides, elle reprend : « J’ai tout refait chez moi il y a trois ans, sur mes économies, et tout va être détruit. J’en ai beaucoup pleuré. »

Dans cet immeuble, la solidarité est immense. « Je m’occupe d’une dame de 91 ans qui habite à l’étage du dessus, raconte Roger. Depuis qu’on lui a annoncé qu’elle devait partir, elle ne veut plus vivre. Elle préfère mourir plutôt que de déménager. » Lui et sa femme, Maryvonne, traversent ce hall tous les jours depuis quarante ans. Il s’indigne : « Ce bâtiment est en bon état, pourquoi le démolir ? »


Les locataires de ces logements sociaux assurent que leur bâtiment est en bon état.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Ce quartier, malgré son apparence parfois austère, est leur lieu de vie. « Mes enfants ont grandi ici, ils sont allés à l’école juste à côté. Cet endroit, c’est toute ma vie », raconte un habitant avec émotion. Une autre résidente pointe l’absurdité du projet : « Ils disent que le bâtiment n’est pas assez joli pour les gens qui sortiront du métro. C’est honteux ! Ils veulent nous chasser à tout prix, mais nous, on ne partira pas », conclut-elle, déterminée.

« L’idée de déménager est une angoisse permanente »

Le bailleur en charge de ce bâtiment, faute de logements disponibles à proposer, sollicite d’autres bailleurs pour en trouver dans Vitry-sur-Seine. José en a visité un à quelques pas du R10 : « L’appartement — enfin, le cagibi — était insalubre. » « Dans celui qu’on m’a montré, la cage d’escalier traversait mon séjour, poursuit son amie et voisine. On m’a simplement dit que je finirais par m’y habituer. » « L’idée de déménager est une angoisse permanente », confie un habitant. Ici, rester, c’est résister. Mais le prix à payer est lourd : « On a peur d’avoir plus rien. »

Face à la pression, une soixantaine de locataires ont déjà accepté un relogement. Thierry fait partie de ceux qui ont cédé, sans cacher son amertume : « Je paie 70 euros de plus pour une pièce en moins, mais je suis tout de même content d’avoir désormais une terrasse. » « On voit nos voisins céder au chantage », s’attriste une autre locataire, ce qui a renforcé la mobilisation ces derniers mois. Luc Ladire assure que la municipalité est soucieuse de proposer des logements « qui soient positifs, avec un plus par rapport au R10 ».

Réhabiliter plutôt que démolir ?

Dans sa mobilisation, le collectif de locataires a reçu l’aide de l’école d’architecture de La Villette. Trois étudiantes ont conçu un projet alternatif, en collaboration avec les habitants. Leur vision ? Réhabiliter l’immeuble au lieu de le démolir, tout en imaginant un espace plus écologique et social : végétalisation de la dalle, lieux associatifs, salles communes dans l’immeuble pour les machines à laver et cuisine, afin de diminuer la consommation et gagner en mètres carrés.


Le projet de rénovation poussé par les habitants permettrait un bâtiment plus économe en énergie.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Siamak, urbaniste et membre du collectif, se bat bénévolement contre les démolitions de logement sociaux. « Le but n’est pas que le contre-projet se réalise tel quel, mais que des discussions soient ouvertes, explique-t-il. Il faut repenser ces politiques urbaines. Démolir un immeuble en bon état est un non-sens écologique, économique et social. Démolir et reconstruire coûte 30 % plus cher que de réhabiliter. Sans parler du coût carbone : les matériaux neufs, les débris de démolition, c’est catastrophique pour l’environnement. Et alors, socialement, je n’en parle même pas. »

Apporter de la mixité en améliorant le bâtiment actuel

« L’immeuble, en bon état et bâti en béton dans les années 1970, pourrait facilement être rénové pour devenir un modèle de rénovation écologique et sociale », s’insurge une des étudiantes en architecture.


Les étudiantes en architecture ont établi des maquettes de leur projet.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

L’Anru affiche quant à elle l’objectif de casser les grands ensembles pour créer des quartiers à plus petite échelle. « L’espace libéré permettra d’avoir une place centrale végétalisée, où se poser et prendre un café, annonce Luc Ladire. On a le souhait de désenclaver le quartier, de lui donner une meilleure image, afin d’apporter de la mixité. »

Mais cette ambition peine à se concrétiser. « Ce modèle ne fonctionne pas et s’applique toujours dans le même sens : intégrer des personnes de classes moyennes dans des quartiers populaires et pas l’inverse, explique l’urbaniste. On pourrait plutôt apporter de la mixité en améliorant le bâtiment actuel et les services du quartier. » C’est tout ce qu’espèrent Nadia et ses voisins, dont la lutte pour la solidarité, la justice sociale et l’écologie n’est pas terminée.



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