Depuis le 10 décembre, ce sont plus de 250 jeunes qui occupent la Gaité lyrique pour demander un hébergement, une scolarisation, un accès aux soins et aux transports en attendant que leur minorité soit réévaluée. Dans le théâtre parisien, fermé depuis le 17 décembre, vie quotidienne, solidarité et manifestations s’organisent.
« On a traversé le désert, on a traversé la mer, on a vu la mort, et maintenant qu’on est en France, il faut continuer à se battre, à se battre pour nos droits ! »
Jeudi 19 décembre, M. s’exclame dans le micro installé pour l’assemblée dans la Gaité lyrique occupée depuis une dizaine de jours. Une heure plus tôt, il manifestait avec une centaine de jeunes et leurs soutiens devant la mairie de Paris en plein conseil municipal, entourés par un intimidant cordon policier. Alors que les températures se rapprochent de zéro dans la capitale, leur demande de mise à l’abri n’a toujours pas été entendue.
D’un continent à l’autre
Depuis le 10 décembre, ce sont 250 à 300 jeunes et des familles avec des enfants en bas âge qui cohabitent dans le théâtre. Originaires de Guinée Conakry, de Côte d’Ivoire, du Burkina Faso, du Mali ou encore d’Angola, on y parle aussi bien français que sousou, pular, lingala ou portugais. B., 15 ans, vient lui du Sénégal.
« J’étais en Espagne mais je ne comprenais pas leur langue » explique-t-il, « Comme j’ai étudié le français au pays, avec mes amis on est partis à Toulouse. Je suis resté quelques mois là-bas, et puis quelqu’un m’a emmené à la gare. J’avais que 10 euros dans la poche, il a parlé au chauffeur, et finalement il m’a pris gratuitement de Toulouse à Paris ».
Il arrive à Paris en octobre seul et sans connaître personne. L’air perdu, dans une gare, il est remarqué par une dame dans la gare qui l’emmène dans un premier lieu d’hébergement qui le refuse car il est mineur. Il passe le week-end à dormir dehors, près de l’Hôtel de ville.
Racisme administratif : comment l’État fabrique des sans-papiers
B. finit par trouver une association qui distribue de la nourriture. Ils vont alors le conduire à passer une première évaluation par France Terre d’Asile qui durera trois jours. À sa grande surprise, sa minorité est refusée, malgré un certificat de naissance en bonne et due forme !
« Les idées que j’ai données ne justifient pas que je sois mineur » explique-t-il. Une situation malheureusement banale. L’évaluation est qualifiée de « raciste » par les associations, ne prenant pas en compte les épreuves que les ados ont traversées avant d’arriver en France.
B. fait un recours auprès du Tribunal des mineurs, mais les délais sont de 7 à 12 mois. Entre temps, il est considéré comme majeur et remis à la rue.
Un camp d’ados sous un pont à Paris
B. se retrouve à vivre sous le Pont Marie (4ème arrondissement). L’association Utopia y distribue des tentes aux 300 jeunes qui y trouvent refuge pour la nuit. Il n’est pas rare que la police débarque à 6h et détruise le matériel si les bénévoles n’ont pas eu le temps de remballer à temps. Par exemple le jour de la réouverture de la cathédrale Notre-Dame, il fallait visiblement faire place nette.
À Pont-Marie, d’autres ados, eux aussi en attente de recours pour leur évaluation de minorité, passent voir B. et ses camarades. Ce sont des délégués du collectif des Jeunes du Parc de Belleville. « Ils nous ont motivé et expliqué nos droits » se souvient B. Le jeune homme commence alors à participer à des assemblées et fait ses premières manifestations.
L’occupation de la Gaité lyrique
Tout s’accélère le 10 décembre quand le collectif des Jeunes du Parc de Belleville et leurs soutiens décident d’occuper le théâtre de la Gaité lyrique. Le personnel se montre solidaire et fera plusieurs communiqués en soutien, s’indignant de l’absence de réponse de la mairie de Paris et de l’État français.
Les conditions ne sont pas optimales, les jeunes dorment à même le sol et le nombre de sanitaires est insuffisant. Mais ils sont au chaud. « À Pont-Marie, il n’y a plus personne, tout le monde est là », dit B. en souriant, « mais chaque jour, de nouveaux jeunes arrivent parce qu’ils sont refusés à l’évaluation. »
Être à l’intérieur est aussi gage d’un peu de sécurité.
« Ce matin, un jeune est arrivé, il a été frappé par la police, il ne pouvait plus marcher, des soutiens l’ont emmené à l’hôpital. »
Ce jeune est un ado dont la minorité avait été confirmée et qui était hébergé en foyer. « Moi, je dis toujours aux jeunes de ne pas se promener seuls » confie une soutien.
La loterie de l’Éducation Nationale
Aujourd’hui est un bon jour pour B. Lui et son ami S. se félicitent mutuellement. Ce matin, ils ont « gagné à CASNAV ».
CASNAV, c’est le logiciel de l’académie qui doit leur permettre de s’inscrire à un rendez-vous d’évaluation de leurs compétences scolaires, pour les orienter ensuite vers le collège ou le lycée. Impossible d’être scolarisé sans ce précieux sésame.
Mais le nombre de créneaux est dérisoire par rapport au nombre de demandes. Résultat : « C’est comme le loto » explique S. Chaque matin à partir de 9h, « tu cliques, tu cliques… il y a 300 jeunes qui font ça, le premier qui clique a gagné. »
Après l’évaluation, un délai d’un ou deux mois minimum est nécessaire pour en avoir le résultat. À peine 200 jeunes ont réussi à intégrer le système éducatif l’année dernière, d’après les soutiens des Jeunes du Parc de Belleville.
Devenir délégué
À la Gaité, des associations ont mis en place des cours de français. Une assemblée sur l’éducation a eu lieu avec des enseignants. B. a expliqué sa situation, et comme il s’exprime bien, on lui a proposé d’intégrer le groupe des délégués.
Prendre la parole en assemblée, faire le filtrage à la porte et vérifier les sacs avec les vigiles (« pas de violence, pas de bordel » est le maître mot), organiser les distributions de nourriture pour 250 personnes et répondre aux médias, les journées de B. sont désormais bien chargées. Et puis il y a les manifestations quotidiennes, il faut motiver les autres malgré la fatigue.
« Au début, on était trop mous. Ce n’est que le début du combat car vu la réponse des autorités, on doit avoir les pieds sur terre. Les gens qui doivent nous aider ne sont pas prêts à faire face au problème », commente B.
Organiser la solidarité
Effectivement, si la mairie de Paris avait un temps suggéré de leur ouvrir le lycée Brassaï en travaux, le projet s’est heurté à l’opposition du maire du XVème arrondissement. L’État, lui, fait la sourde oreille, déclarant que les jeunes sont reconnus majeurs, malgré les recours en cours.
Il est donc impossible de savoir quand l’occupation prendra fin. Une cagnotte pour financer les cantines et une pétition sont en ligne. Le collectif est également très actif sur Instagram.
Depuis qu’ils sont à la Gaité, B. est heureux de profiter de « l’ambiance, les cours, les livres, boire des cafés, manger et avoir une bonne couverture ». Chaque jour, des personnes arrivent pour proposer de l’aide. Ça lui permet de « voir le monde du bon côté ».
Quand la lutte paie
Les jeunes espèrent que leur mobilisation sera couronnée de succès, comme celle de leur prédécesseurs. Après avoir interpelé la maire de Paris en plein conseil municipal le 5 décembre 2023, ils avaient obtenu l’ouverture de 2 gymnases. Suite à l’expulsion de plusieurs dizaines de jeunes d’un des gymnases, les occupations de l’Académie du Climat et de la maison des Métallos, d’avril à juin 2024, avaient permis de regagner un gymnase, notamment pendant la période des Jeux Olympiques où la pression policière s’était intensifiée.
Les gymnases représentent une solution temporaire et loin d’être parfaite : les sanitaires sont en nombre insuffisant, et après un petit-déjeuner, les jeunes doivent partir à 9h, et ne peuvent rentrer qu’à 18h. S’ils ne reviennent pas, ne serait-ce qu’une nuit, ils prennent le risque d’être exclus définitivement.
La reconnaissance de minorité leur permet d’obtenir une place en foyer. Mais le manque d’éducateurs débouche sur un suivi en pointillé.
Malgré les embûches, les ados ne perdent pas espoir. Soutenus par les jeunes désormais hébergés et par la coordination des sans-papiers 75, ils ont à nouveau manifesté le vendredi 20 décembre à République. Scandant « La honte, la honte à ce pouvoir ! Qui fait la guerre aux mineurs isolés !” et « On vit ici, on reste ici ! », le cortège a avancé au son des djembés et à la lumière des torches jusqu’à la Gaité lyrique.
L’hiver ne fait que commencer. La lutte des jeunes pour le logement, l’éducation, la santé et la liberté de circulation aussi.
– Camille Durant
Photo de couverture : Collectif des Jeunes du Parc de Belleville