Du bon usage de la Constitution, par Lauréline Fontaine (Le Monde diplomatique, avril 2023)


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Vonn Cummings Sumner. – « The Brick Wall » (Le mur de briques), 2005

© Vonn Cummings Sumner

Article 49, alinéa 3. Mais aussi 47-1 (pour accélérer l’examen du texte). Et 44, alinéa 3 (pour contraindre le Sénat à un seul vote, sur l’ensemble du texte). Depuis que le gouvernement a annoncé son projet de réforme des retraites en janvier dernier, ces dispositions de la Constitution ont fait l’objet de très nombreux commentaires. Le rejet des deux motions de censure par l’Assemblée nationale le 20 mars dernier confère la plus haute importance aux saisines du Conseil constitutionnel. Les juges devraient se pencher sur deux séries d’arguments : la première tirée de ce que plusieurs mesures, considérées à ce titre comme des « cavaliers sociaux », n’ont pas à figurer dans un projet de loi rectificative de financement de la Sécurité sociale (PLRFSS), par exemple l’instauration d’un index des travailleurs dits « senior », parce que sans incidence sur les comptes sociaux ; mais ce serait mineur par rapport à l’essentiel de la réforme. La seconde conduirait en revanche le Conseil constitutionnel à se prononcer sur l’hypothèse du détournement de la procédure inscrite à l’article 47-1 de la Constitution depuis 1996, dont l’objet n’était certainement pas de trancher des questions de société aussi fondamentales que l’âge légal de la retraite, qui plus est en privant éventuellement le Parlement de son droit de vote à l’issue d’un délai de cinquante jours.

Cependant, les espoirs placés dans les saisines relèvent de ce que le récit constitutionnel, depuis fort longtemps, crée dans les esprits un imaginaire aimable, dont, par ricochet, le Conseil constitutionnel assurerait l’effectivité en en étant le gardien. Confortés par un public universitaire peu critique et des médias peu avertis, les « sages de la rue de Montpensier » jouissent d’une bonne image (1), sans rapport ni avec la réalité du grignotage des droits et libertés depuis de très nombreuses années, ni avec celle de leur jurisprudence particulièrement favorable aux intérêts économiques les plus puissants. Le Conseil constitutionnel a constamment validé les évolutions néolibérales de notre cadre légal de vie, celles voulues depuis des années par les gouvernements successifs, en leur donnant même une assise constitutionnelle. Il est ainsi tout contre le pouvoir, dont il endosse presque systématiquement la philosophie, et non un contre-pouvoir. Ni sa composition, ni ses moyens, ni son fonctionnement ne le hissent à la hauteur de ce qu’exige la démocratie représentative. On le conçoit juge, il ne l’est pas. On le pense au moins indépendant, disons équitable, il n’en est rien. On veut le croire préservé des influences extérieures, on s’illusionne encore. Et cette accumulation d’incuries se solde par des décisions dont la particularité est d’imposer une version tronquée et discutable de la Constitution qu’il est chargé de faire respecter.

« Une maison de retraite pour des personnalités bien en cour »

Parmi les problèmes multiples affectant le Conseil constitutionnel, il y a en premier lieu celui de l’impartialité. Presque tous les membres doivent constamment statuer sur le sort d’anciens collègues ou sur des textes qu’ils ont contribué à élaborer ou à mettre en application. Autrement dit, ils sont juges et parties. Vis-à-vis des lois sur lesquelles ils statuent ou de la régularité des élections législatives, sénatoriales ou présidentielles. Depuis les premières nominations en 1959, les trois plus hautes autorités de l’État — le président de la République, le président du Sénat et le président de l’Assemblée nationale — nomment chacun trois membres sur les neuf qui composent le Conseil constitutionnel, avec, depuis 2010, l’aval d’une commission de parlementaires. Or ces autorités conçoivent la justice constitutionnelle comme une antichambre de leur propre pouvoir, « une maison de retraite pour des personnalités bien en cour » selon l’expression du juriste Alain Supiot. Parmi les membres actuels, on compte deux anciens premiers ministres (MM. Laurent Fabius et Alain Juppé), deux anciens ministres (Mme Jacqueline Gourault et M. Jacques Mézard), un ancien parlementaire (M. François Pillet), deux anciens directeurs de cabinet ministériel (Mme Véronique Malbec et M. François Séners), et une ancienne secrétaire générale de l’Assemblée nationale (Mme Corinne Luquiens). Désignés par le président de la République, les présidents successifs du Conseil constitutionnel ont tous été député, ministre, président de l’Assemblée nationale ou premier ministre ; M. Laurent Fabius a lui exercé toutes ces fonctions. Il dirigeait le Quai d’Orsay quand M. François Hollande l’a nommé rue de Montpensier en 2016.

Cela l’a conduit à siéger lors d’une délibération sur la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (dite « El Khomri »), alors que le projet avait été adopté par le conseil des ministres quand il était lui-même numéro deux du gouvernement (décision n° 2016-736 DC du 4 août 2016). Plus récemment, Mme Jacqueline Gourault a siégé pour vérifier la constitutionnalité d’un texte qui, à la demande des promoteurs immobiliers, limitait le droit d’exercer un recours contre un permis de construire et dont, en tant que ministre, elle avait défendu le principe, et même adopté la circulaire d’application (décision n° 2022-986 QPC du 1er avril 2022). Parfois, ces apparences de partialité prennent un tour sordide. La décision qui a eu pour effet de faire tomber la condamnation pour faits de harcèlement sexuel du requérant, M. Gérard Ducray, ancien secrétaire d’État, (décision QPC n° 2012-440 du 4 mai 2012) a été prise alors que quatre membres du Conseil constitutionnel avaient eu des liens professionnels avec lui, dont deux ont pris part à la décision.

Quoi qu’il en soit, les personnalités nommées — et les anciens présidents de la République, membres de droit de l’institution — connaissent la musique du pouvoir. Elles l’apprécient, au point de rechigner à s’en éloigner, mais ne disposent, de toute façon, que rarement des compétences qui permettraient justement de s’en détacher. Actuellement, seule une conseillère dispose de solides qualifications en droit et d’une expérience juridique significative, tout en n’étant pas détachée de l’exercice du pouvoir puisque directrice du cabinet du garde des Sceaux au moment de sa nomination au Conseil. Et les membres ne peuvent pas non plus compter sur une aide à la hauteur de leur mission. À l’étranger, les juges constitutionnels, toujours qualifiés en droit, ont plusieurs assistants, eux-mêmes très qualifiés ; en France, les conseillers n’ont pas d’équipe personnelle avec laquelle travailler en confiance. Par la force des choses, c’est le jugement politique qui leur sert de boussole. Le Conseil est ainsi conduit à se « servir » du droit, et plus spécifiquement de la Constitution, et à la faire passer pour ce qu’elle n’est pas. S’il fait valoir par exemple que l’intérêt général est un « objectif de valeur constitutionnelle », c’est le plus souvent à partir de ce que le législateur — et donc le gouvernement qui est toujours le « défenseur » officiel de la loi devant lui en cas de contestation — déclare d’intérêt général, ce qui revient à lui donner le pouvoir de dire lui-même ce qu’il y a dans la Constitution.

On ne trouve pas trace au Conseil constitutionnel de cet effort pour s’atteler à décortiquer le sens du projet constitutionnel, comme on peut l’observer dans beaucoup d’autres cours constitutionnelles ou suprêmes de démocraties comparables. Ne s’y pratique jamais une lecture attentive et complète de la Constitution, et les décisions s’apparentent à des déclarations sans aucune espèce d’argumentation : si telle loi est contraire ou n’est pas contraire à la norme suprême, c’est, déclare le Conseil dans toutes ses décisions, parce qu’elle dit ce qu’elle dit… mais on ne sait pas pour quelles raisons ce qu’elle dit est contraire ou n’est pas contraire à la Constitution. Dans une décision du 21 novembre 2014 (n° 2014-440 QPC du 21 novembre 2014), il peut par exemple, après avoir simplement recopié quelques-unes des règles de droit qui organisent l’aide juridictionnelle, soutenir sans plus de mots « qu’il résulte de ce qui précède que la procédure d’admission à l’aide juridictionnelle n’est pas, en tout état de cause, au sens de l’article 61-1 de la Constitution, une instance en cours à l’occasion de laquelle une question prioritaire de constitutionnalité peut être posée ; que les demandes de M. M. ne sont donc pas recevables »… sans qu’on ait la moindre idée du pourquoi (même quand on est familier de ce jargon).

La « pauvreté intellectuelle » dans laquelle vit actuellement le Conseil constitutionnel, ainsi que le confie l’un de ses anciens membres, va de pair avec sa porosité aux influences. Celles notamment des intérêts économiques, toujours plus fortes depuis des années, dans la plus grande opacité. D’anciens membres du Conseil admettent que les écrits envoyés par ces lobbys et rédigés par de fines plumes du droit sont d’une aide précieuse pour eux, tout à la fois pour comprendre la loi et la Constitution. Aveu d’impuissance mais aussi légèreté de l’aveu, comme celui de M. Jean-Louis Debré lorsqu’il déclare avoir, pendant son mandat de président du Conseil constitutionnel, déjeuné régulièrement avec le président du Mouvement des entreprises de France (Medef) et des chefs d’entreprise pour parler de la jurisprudence du Conseil. Et écrit par exemple : « Déjeuner avec une dizaine de chefs d’entreprise que j’avais rencontrés pour la préparation de notre décision sur la loi de finances 2012. (…) Ils me remercient de les avoir invités et de régulièrement les écouter. Naturellement je ne peux qu’en être satisfait (2). » Transposé à une autre juridiction, c’est le premier président de la Cour de cassation qui déjeunerait avec les parties d’un procès en cours ou à venir.

Les juges ignorent ce qui dans la Constitution contredirait leur vision de la société

La collaboration entretenue avec les pouvoirs a une première conséquence : les restrictions apportées aux libertés individuelles et collectives sont facilement validées, jusqu’à admettre même qu’une violation manifeste de la Constitution n’y était pas contraire, lorsque le législateur décida de suspendre pendant un temps, au début de la période de la pandémie de Covid-19, l’obligation d’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité, c’est-à-dire une possibilité de faire reconnaître l’inconstitutionnalité d’une loi (n° 2020-799 DC du 26 mars 2020). Le 25 novembre dernier, le Conseil a été plus loin encore, en validant dans une décision ce qui lui aurait autrefois paru inconcevable, soit à Mayotte la possibilité générale d’effectuer des contrôles d’identité sans plus aucune limite (décision n° 2022-1025 QPC du 25 novembre 2022). Ce qui revient à faire de l’île un territoire de non droit constitutionnel.

Aussi attentif aux attentes du pouvoir économique qu’à celui de l’exécutif, le Conseil constitutionnel censure ce qu’il estime être une entrave à l’épanouissement du marché (la lutte contre la fraude ou l’évasion fiscale) ou à sa domination (l’autorisation de vente de semences paysannes, décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018). Il le décide au nom de principes, comme la liberté d’entreprendre, ne figurant pas expressément dans les textes du bloc de constitutionnalité, mais dont il assure la valeur constitutionnelle. Sur le même fondement, les juges censurent aussi des dispositions de la loi relative à l’économie sociale et solidaire qui prévoyait la possibilité d’agir en nullité de la cession d’entreprise si celle-ci se réalise sans en avoir informé les salariés, privés ainsi de leur capacité de présenter une offre de reprise (décision n° 2015-476 du 17 juillet 2015).

Les juges ignorent en revanche ce qui, dans les textes à valeur constitutionnelle, contredirait leur vision de la société. Notamment le préambule de la Constitution de 1946, qui affirme, entre autres, que « tout travailleur participe, par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises ». Méconnaissant aussi l’idée de République sociale dont le principe est inscrit à l’article premier de la Constitution (3), le Conseil a validé sans sourciller le tournant néolibéral des politiques publiques en France. Un ancien membre, Georges Vedel, déclarait que l’institution n’avait pas à soutenir une doctrine économique particulière, parce que la Constitution était neutre. Ce mythe de la neutralité économique, venu d’Allemagne et soigneusement entretenu depuis tant d’années (4), est pourtant une simple facilité de lecture et un volontaire aveuglement au versant social du texte constitutionnel. Il n’y a en effet pas plus de raisons de mettre la liberté contractuelle et la liberté d’entreprendre en haut de la hiérarchie des normes que de privilégier l’effectivité des dispositions sociales du texte constitutionnel.



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