Blois (Loir-et-Cher), reportage
Jean-Marie et Martine Maheu avaient lancé une graine dans le jardin « pour s’amuser ». C’est aujourd’hui un palmier et le dernier vestige de leur vie d’avant. Le couple, aujourd’hui âgé de 73 et 72 ans, a vécu trente ans à la Bouillie, dans le sud de Blois. Ici, la quasi-totalité des habitations ont été déconstruites à partir de 2006 pour redonner sa vocation au lieu : accueillir les crues de la Loire. Une solution qui a le goût du traumatisme pour les 400 habitants qui ont dû quitter leur quartier.
« Il fallait protéger d’abord les habitants du déversoir historique. Et protéger ensuite le quartier endigué de Vienne [la partie sud de Blois] et ses 5 000 habitants, dont les protections pourraient être perforées par des débris d’habitation de la Bouillie », explique Christophe Degruelle, président (Parti socialiste) depuis 2008 d’Agglopolys, la communauté d’agglomération locale, depuis la levée (le remblai) de l’Éperon, qui surplombe les anciens quartiers habités.
Des habitants se sont progressivement installés après la Seconde Guerre mondiale dans la continuité du déversoir de la Loire, conçu au XVIIe siècle. Il s’agit d’un creux volontaire dans la digue qui, lorsqu’il est atteint par la hauteur d’eau, dérive une partie de la crue dans une zone normalement sans risque, réduisant la pression sur les digues qui protègent la ville. Conçu pour servir lors de crues cinquantennales, le déversoir n’a plus été nécessaire depuis 1907. Ce scénario risque toutefois de se produire à nouveau, en raison du changement climatique.
400 habitants au début des années 2000
« Après-guerre, il y a eu un besoin de foncier et les contraintes ont été allégées », décrit Jérôme Cardinal, chercheur à l’université de Tours. La Bouillie a alors attiré une population populaire en recherche de logements accessibles. Le secteur offrait la possibilité d’habiter à quinze minutes à pied du centre-ville de Blois, tout en ayant un cadre de vie plus naturel.
Au début des années 2000, 400 personnes vivaient dans la continuité du déversoir, dans les quartiers du Glacis et de la Fouleraie, où se côtoyaient maisons anciennes, pavillons ouvriers, mobil-homes et caravanes. « On n’avait pas d’autorisation de construire, admet Jean-Pierre Tréhin, 87 ans, arrivé à la Bouillie en 1963. Tout le monde faisait des ajouts, améliorait son habitat dans l’illégalité dans la plus totale. L’administration fermait les yeux là-dessus. »
Au début des années 2000, 70 % des habitants étaient des ouvriers et les deux tiers avaient plus de 55 ans. Des dizaines de familles ont laissé leur sueur dans les travaux. Martine et Jean-Marie Maheu font défiler les albums photos, qu’ils n’ouvrent plus aujourd’hui. Leur maison n’avait pas « de chiottes » ni de « tout-à-l’égout ». Pendant trente ans, Jean-Marie a tout construit, comme la moitié de ses voisins et voisines. Résultat : l’attachement des habitants à la Bouillie est fort. « C’était un quartier bien structuré. Il y avait une petite supérette, des entreprises », décrit Jean-Pierre Tréhin.
Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que le caractère inondable du sud de Blois a refait surface, à la faveur d’un plan de prévention du risque inondation qui a stoppé l’extension urbaine du val de Blois. En 2003, lors d’une réunion publique, les 400 habitants de la Bouillie ont appris qu’ils devaient partir. Trois jours plus tard, une zone d’aménagement différé était mise en place, fixant sur 52 hectares un acquéreur potentiel : Agglopolys.
La nouvelle est passée difficilement, comme l’avait anticipé un rapport de diagnostic social effectué en 2000 auprès de soixante-dix habitants. Il pointait du doigt à l’époque une « complète ignorance et incompréhension des risques d’inondation », avec un déversoir « perçu comme une digue de protection, au même titre que les levées ».
La mémoire des habitants a disparu
Aujourd’hui, à l’emplacement des quartiers déconstruits, il ne reste plus que quelques familles de voyageurs sédentarisés et une maison inhabitée, ouverte aux quatre vents au pied de la levée, qui vient d’être acquise par l’agglomération et devrait bientôt être détruite. L’opération aura coûté au total 24 millions d’euros, dont 20 millions directement financés par le fonds Barnier, qui permet à des collectivités de financer les mesures d’adaptation, de prévention ou de protection des personnes et des biens contre les risques naturels sur leurs territoires depuis 1995.
Sur les 52 hectares quasiment nus de la Bouillie, la mémoire des habitants a disparu. Pourtant, en 2003, un collectif des citoyens s’est constitué, allant jusqu’à « envahir le conseil municipal », se souvient Martine Maheu, contrôleuse du travail à la retraite. Son mari et elle ont quand même décidé de partir un an plus tard, craignant une saturation du marché immobilier local.
« Il y a eu des dépressions, des morts de chagrin »
Les 189 000 euros reçus en compensation ne leur ont pas permis « d’acheter un bien équivalent ». À l’âge de 50 ans, ils ont dû réemprunter 50 000 euros, tout en s’éloignant de leur quotidien. « À Vineuil [l’autre commune limitrophe de la Bouillie], dans notre nouvelle maison, je ne me sentais pas chez moi », confie Martine Maheu, des larmes dans les yeux.
Elle a accepté de témoigner à Reporterre « pour que les choses changent » en matière d’accompagnement. « On nous disait qu’il fallait partir, mais on nous consacrait une indemnité dérisoire et il fallait qu’on se débrouille pour trouver un logement », s’agace de son côté Jean-Pierre Tréhin, la voix tremblante : « Quand vous êtes trop vieux pour emprunter et que vous êtes obligés de demander à vos enfants de contracter un crédit pour vous… C’est une situation épouvantable. Il y a eu des dépressions, des morts de chagrin. »
« Il y a eu un manque d’anticipation de la violence sociale par les pouvoirs publics, explique Jérôme Cardinal, qui ne conteste pas la nécessité de désurbaniser le déversoir. Pour les habitants, il y avait peu de façons de faire émerger le sujet : pas d’arène collective ou de mise en débat. »
De quoi conforter un sentiment d’injustice pour Jean-Pierre Tréhin : « On s’est attaqué à la Bouillie car il y avait une population plus vulnérable qu’ailleurs, on n’était pas considérés comme des citoyens. Il aurait fallu faire le ménage dans les seize déversoirs de la Loire moyenne [entre le Cher et l’Indre-et-Loire]. » Certains de ces sites sont également habités, comme celui de Saint-Martin-sur-Ocre (Loiret). En 2003, après l’activation du déversoir, des habitations y ont été inondées.
Aujourd’hui, à la place des anciens quartiers habités, un projet de parc agricole naturel urbain doit voir le jour sur plus de 350 hectares. Il s’agit dorénavant de « sanctuariser ces espaces naturels », explique Christophe Degruelle, le président de l’agglomération, en déambulant sur la nouvelle piste cyclable, symbole de l’intégration des mobilités douces dans le projet. D’ici 2026, des parcs récréatifs pour enfants devraient voir le jour, tout comme des circuits de promenade. Une activité de pâturage agricole est en cours de réflexion.
Quelques familles de voyageurs sédentaires résistent encore au projet de l’agglomération. Quarante d’entre elles ont déjà été écartées par la politique de désurbanisation. Il en reste dix. Comme Henri Chatelin, 66 ans. Il vit depuis vingt-cinq ans sur son terrain, où sont bâties deux maisonnettes, en plus d’une caravane. L’agglomération lui propose 23 000 euros pour récupérer son bien. Lui veut 100 000 euros, ou une maison en échange. Et s’en fiche des inondations : « S’il y a de l’eau, je pars. Et si ça arrive une fois tous les cent ans… Je serai où dans cent ans ? »