Dacca (Bangladesh), reportage
En sandales, sous une maigre toiture en tôle, des ouvriers de fortune répètent inlassablement les mêmes gestes. Les doigts noircis par le cambouis, Mohamad Islam trifouille les fils d’une vieille batterie de voiture. Après l’avoir dégagée, il la démonte minutieusement puis commence à faire fondre le plomb — un métal lourd toxique. « Parfois, il y a des éclaboussures lorsque je le fonds, plaisante-t-il, chalumeau à la main. Cela arrive que des batteries prennent feu, mais c’est mon boulot. »
À tout juste 21 ans, Mohamad est originaire de Sabhar, une banlieue de Dacca. Il apprend le métier de réparateur d’anciennes batteries avec son oncle Yacim. Pour atteindre cet atelier informel de réparation, à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale, il faut se perdre dans les dédales d’ateliers de rafistolages clandestins. Ici, ils fondent le plomb des batteries, de 8 à 22 heures, sans discontinuer, pour un salaire avoisinant les 8 euros par jour.
Des travailleurs désossent des batteries usagées de Volvo, sans même remarquer notre présence. L’un d’eux jongle même entre son travail et un match de cricket diffusé en direct sur son smartphone.
Au Bangladesh, une batterie neuve coûte environ 150 euros, contre 9 euros pour une d’occasion, ce qui pousse la majorité des acheteurs à s’en procurer sur le marché noir. « Les gens achètent de la deuxième ou troisième main. Elles sont déjà usées, ils ont donc besoin de les réparer rapidement. Ça me fait du travail », dit fièrement Jahid, 45 ans.
Le métal intoxique les corps humains
Pour Reporterre, il accepte que nous assistions au processus de désossement d’une vieille batterie, jusqu’à sa liquéfaction. Après s’être muni d’un vieux burin, il démolit la structure plastique de l’appareil, en dissèque l’intérieur, puis sonde la partie endommagée. « Si c’est simple, je change juste la pièce », dit-il, avant de réaliser qu’il va falloir fondre la batterie, qui n’est plus fonctionnelle. La mine épuisée, il essuie les gouttes de sueur qui perlent sur son front depuis une bonne heure.
« La fonte, avec mon chalumeau à 300 °C, permet de recréer des morceaux avec ce plomb, je peux les réutiliser comme neuf », explique-t-il au beau milieu d’une odeur nauséabonde de plomb. Jahid se lève brusquement, se frotte les yeux, crache ses poumons puis reprend du service. Un vent de fin de journée vient emporter des poussières contenant les débris de métal, qui polluent les sols et intoxiquent les corps humains.
Les dégâts de l’infection au plomb sont bien connus : toux chroniques, troubles digestifs, infertilité, migraines à répétition… Une surexposition à la matière peut notamment causer du saturnisme, une intoxication aiguë qui détériore les organes vitaux. L’intoxication à ce métal lourd est responsable de plus de 900 000 morts par an, soit 1,5 % des décès survenant dans le monde. Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), le plomb tuerait chaque année environ 30 800 Bangladais. « Ah oui, vous en êtes certain ? Aucun de mes salariés n’est malade », affirme Nors Bromon, 50 ans, chef de cette fonderie illégale.
« Que voulez-vous, il faut travailler »
En allumant sa troisième cigarette en dix minutes, au beau milieu de l’atelier contenant batteries et bidons d’acide, il détaille finalement les effets sur les corps de ses salariés. « Ils ont parfois quelques douleurs… au thorax, à la gorge et un peu d’asthme. Ce n’est pas la mort. Que voulez-vous, il faut travailler. »
Il reprend en assurant qu’il n’oblige personne à rester, mais qu’en cas de blessure ou de maladie, il ne doit pas être tenu pour responsable. Père de trois petites filles, il certifie être en bonne santé, mais que des frissons et de la fièvre ne le quittent plus depuis une dizaine d’années.
« Ces travailleurs sont généralement issus de classes très pauvres, ils ne consultent jamais de médecin et ne sont pas au courant qu’ils sont infectés, explique le docteur Chakraborty, basé à Dacca. Ils développent des difficultés respiratoires notamment, dans une capitale déjà extrêmement polluée. »
Du côté des principaux concernés, les ouvriers rencontrés assurent ne pas avoir de problèmes de santé liés à leur activité, mais tous semblent contracter des souffrances plus ou moins graves.
« Creuser sa propre tombe »
Dans son arrière-boutique, Nors entasse les batteries du monde entier, comme des livres qu’on collectionnerait dans une bibliothèque : Chine, Inde, Allemagne, France, etc. La durée de vie d’une batterie est de 7 à 12 ans. Lorsqu’il n’est pas extrait correctement, le plomb est l’un des pires polluants au monde. Ce recyclage informel continue pourtant de prospérer dans ce pays de plus de 170 millions d’habitants, pas plus grand que la Grèce.
« Environ 118 000 tonnes de batteries au plomb sont jetées chaque année, ce qui détériore les sols de manière pérenne. Le gouvernement doit considérer ce problème, sinon il va creuser sa propre tombe », dit à Reporterre l’ONG environnementale Toxics Link, basée à New Delhi, en Inde.
Au Bangladesh, le gouvernement au pouvoir depuis les révoltes de juillet dernier qui ont causé la chute de la Première ministre Sheikh Hasina, veut définitivement supprimer ces usines informelles. Le 2 décembre dernier, des policiers ont fermé une décharge publique où des centaines de personnes venaient chaque nuit brûler le plomb. Située dans le vieux Dacca, à Keraniganj, elle était l’une des dernières en activité dans la capitale.
Le long des grands axes routiers menant à Dacca, des usines officielles de démantèlement de batteries de voiture voient le jour depuis une vingtaine d’années : Rahimafrooz Bangladesh, plus grand fabricant de batteries de plomb-acide du pays, qui assure sur sa devanture être « très attaché à ses responsabilités sociales et environnementales », ou encore Green Dynasty Limited, qui se vante de fournir « des lingots de plomb pur et d’alliage ». Malgré nos multiples sollicitations, impossible d’y pénétrer.
Pour l’heure, les petites usines informelles de démantèlement de batteries au plomb usagées continuent de naître un peu partout dans le pays, preuve que ce changement n’est pas près d’être opéré. Alors que la nuit tombe sur les faubourgs de Dacca, les travailleurs continuent de faire tourner cette économie bon marché, sans avoir le luxe de penser aux conséquences, humaines et environnementales, que cela engendre.