La Axarquía (Espagne), reportage
Des ossements blanchissent au soleil sur les galets du lit d’une rivière où n’a pas coulé une goutte d’eau depuis des mois. Le río Rubite n’est plus qu’un chemin de pierres qui se faufile entre deux montagnes. Pourtant, autour, l’on trouve des arbres fruitiers tropicaux au feuillage d’un vert insolent. Nous sommes à La Axarquía, près de Málaga. Avec le canton voisin, c’est la zone qui produit le plus d’avocats en Europe.
C’est d’ici que provient une partie des fruits qui garnissent les commerces de France, plus grosse consommatrice d’avocats dans l’Union européenne, entre octobre et juin. Avec un argument de poids : consommés en circuit court, ces avocats ne poseraient pas de problèmes écologiques, contrairement à ceux d’Amérique latine.
Le microclimat qui enveloppe les montagnes basses de La Axarquía, en bord de mer, permet d’y faire pousser des fruits tropicaux. Principalement des avocats et des mangues. Implantées durant les années 1970 dans cette zone pauvre du sud de l’Espagne, ces cultures ont peu à peu remplacé les autres, moins gourmandes en eau, mais beaucoup moins rentables. Avec un prix élevé et une demande en constante augmentation, l’avocat est devenu le produit phare de la province de Málaga et du canton mitoyen, la « côte tropicale » de la province de Grenade.
« Ils n’ont rien d’écologique. Leur importation émet moins de CO2 que ceux du Pérou. Mais les quantités d’eau nécessaires entraînent une catastrophe environnementale, grince Rafael Yus, fondateur d’une association ayant longuement étudié la question. Les promoteurs de ce business disent que nous avons un climat subtropical. Là d’où vient l’avocat, il pleut 1 000 litres par m2 à l’année. Ici, au grand maximum ce sont 470 litres. »
Avec l’organisation Ecologistas en Acción, il a récemment publié un rapport qui analyse comment la culture de l’avocat et de la mangue a littéralement asséché les cours d’eau du secteur. Il faut 350,5 litres pour produire un avocat de 350 grammes, souligne le document. En comparaison, une tomate nécessite… 13 litres, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Le problème réside surtout dans les quantités produites, largement supérieures à ce que le territoire peut raisonnablement abreuver. En 1989, le plan Guaro devait aider au développement de ces cultures. Avec l’ouverture de La Viñuela, immense retenue d’eau à une quinzaine de kilomètres au nord de la côte, l’autorisation d’un nombre limité de puits et la réutilisation des eaux usées, les surfaces dédiées ont pu monter à 8 500 hectares dans le canton.
Pour des raisons techniques, le plan prévoyait que seules les parcelles situées à moins de 140 m d’altitude pourraient bénéficier de l’eau du barrage. Dans son rapport, Ecologistas en Acción estime qu’aujourd’hui près de 15 000 hectares sont couverts d’avocatiers et manguiers dans La Axarquía.
Combinée à une sécheresse chronique qui s’intensifie avec le changement climatique, cette soif inétanchable mène La Viñuela à des niveaux de plus en plus bas et vide les rivières. Le 4 octobre, la retenue d’eau était remplie à un peu moins de 14 % de ses capacités. En moyenne, sur les dix dernières années, le remplissage à cette époque était de 32 %. La retenue laisse passer de moins en moins d’eau dans la rivière Guaro qu’elle coupe et qui se retrouve déjà complètement sèche peu après le barrage.
Plantations illégales
Le Guaro s’unit au Rubite 5 kilomètres plus bas pour devenir le Vélez, qui se jette dans la mer. Quelques mètres avant la jonction, un fond d’eau stagne dans une grande bassine. Tout autour, des rangées d’arbres frêles, reliés entre eux par un tube qui crache de l’eau en goutte-à-goutte quand il en reçoit l’ordre, forment des terrasses sur le flanc de la montagne jusqu’à sa cime, à quelque 300 mètres d’altitude.
« Au-dessus des 140 m prévus par le plan Guaro, les agriculteurs doivent se débrouiller pour trouver de l’eau. Certains puits sont légaux, mais il est impossible d’abreuver de telles surfaces avec les seuls puits autorisés », estime Rafael Yus.
Dans le cours tari du Rubite, les extrémités de petits tuyaux noirs sortent discrètement d’un amas de pierres çà et là. Au pied d’un pont, une tuyauterie métallique est connectée à une trappe depuis laquelle un tube plonge dans la terre, sous le cours du Rubite, vers une nappe phréatique surexploitée. Un puits, confirme Rafael Yus en observant les photos que Reporterre lui présente. Et les tuyaux disposés dans le lit de la rivière sont probablement des dispositifs de captage de l’eau qui y coule, quand cela arrive, comme lors des pluies de ces dernières semaines.
Difficile de dire si ces systèmes sont utilisés pour recharger la bassine en contre-haut. Au regard de la proximité, c’est toutefois probable, juge le spécialiste. « 30 à 40 % [des 140 000 hectares de fruitiers tropicaux] sont des plantations illégales, qui ont obtenu leur eau grâce à des puits ouverts clandestinement ou avec la connivence des syndicats d’irrigants », accuse le rapport d’Ecologistas en Acción.
« La lagune fait peine à voir »
Résultat : toutes les rivières du canton étaient sèches début octobre. Certaines ont un débit naturellement intermittent. Mais les plus importantes conservaient toujours un minimum d’eau avant le surdéveloppement de la culture des fruits tropicaux. Les rivières sont aujourd’hui sèches la majeure partie de l’année.
Ces considérations semblent toutefois peser bien peu. « La valeur des exportations d’avocats andalous a augmenté [de 9,8 %] entre janvier et mai 2024 par rapport à la même période l’an passé », se félicitait le gouvernement régional en août. 54 397 tonnes, pour une valeur de 185 millions d’euros. Plus de 97 % viennent des provinces de Málaga et de Grenade. Et les Français sont, de loin, les plus gros clients : 80,8 millions d’euros à eux seuls.
Restrictions et coupures
Là où, jadis, le Vélez se jetait dans la mer, la vie a presque disparu. « Quand j’ai découvert ce lieu, l’eau coulait tout l’hiver et le printemps. Flamants roses, combattants, toutes sortes de migrateurs… On pouvait y observer vingt-cinq ou trente espèces d’oiseaux », se souvient Hugo Salvador.
Madrilène tombé amoureux de cette zone il y a trente ans, il a fondé le groupe BirdWatching Axarquía. Mais la baisse du débit du fleuve a laissé l’eau de mer s’infiltrer dans une lagune amaigrie. Le sel a tué la majeure partie de la riche biodiversité qui l’habitait. « Ça c’est en 2021, dit-il en faisant défiler ses photos souvenirs sur la tablette. La talève sultane [un oiseau bleu violacé] venait y manger les roseaux quenouilles. Ce roseau a cessé d’y pousser et la talève ne vient plus. Je n’y mets plus les pieds en été. La lagune fait peine à voir. »
Érosion, désertification, cours d’eau à sec… Tous les écosystèmes locaux sont durement éprouvés par ces monocultures intensives combinées à la sécheresse. Les riverains aussi : « Chez moi, l’eau a été coupée de 13 à 16 heures pendant tout l’été », raconte Mario en essuyant un verre avec un chiffon derrière le comptoir d’un bar, à Torre del Mar.
Durant les périodes de sécheresse, des restrictions d’eau sont imposées dans la province de Málaga. La Axarquía est particulièrement touchée. Ces restrictions se matérialisent par des coupures intermittentes sur une plage horaire donnée, généralement la nuit, et compliquent le quotidien des habitants ou des commerces locaux. « L’an passé, on a eu des coupures au bar, se souvient Mario. De minuit à 7 heures. Tu imagines ? Les clients terminent de manger autour de 23 heures. Va faire toute la vaisselle en une heure ! »
Le bilan est donc largement négatif pour l’avocat d’Espagne, selon Rafael Yus. Bio ou pas. « Il y a des exploitants, au niveau individuel, qui font très, très attention. Mais c’est le système dans son ensemble qui génère ces impacts. Et ils participent à sa dynamique. Nous ne demandons pas que ces cultures disparaissent. Il faudrait réduire les surfaces de 50 % pour revenir à une production dont les conséquences environnementales ne soient pas si néfastes. »
Pourtant, les plantations ne cessent de s’étendre, parallèlement à la demande : +9 % en Europe l’an passé, selon l’Organisation mondiale de l’avocat, véritable lobby du secteur. Entre 2018 et 2022, la superficie consacrée à l’avocat a augmenté de 61 % en Espagne.
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