Un peuple debout, un pouvoir obstiné, par Benoît Bréville (Le Monde diplomatique, avril 2023)


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Vonn Cummings Sumner. – « Warrior Moving » (Guerrier en luttes), 2014

© Vonn Cummings Sumner

Peut-on encore faire reculer un gouvernement, mettre en échec une décision prise par le pouvoir ? Il n’y a pas si longtemps, la réponse allait de soi en France. Quand ils se trouvaient confrontés à des mouvements sociaux durables, déterminés, organisés, qui mettaient dans la rue des foules massives, les dirigeants pouvaient battre en retraite. Et leur recul démontrait la possibilité pour la population de se faire entendre en dehors des périodes électorales auxquelles une vie démocratique ne saurait se résumer. Les projets les plus divers ont ainsi fini aux oubliettes : la loi sur l’autonomie des écoles privées en 1984, celle sur la sélection à l’université en 1986, le contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1993, le « plan Juppé » en 1995… Il arrivait même que les promoteurs d’une réforme impopulaire dussent démissionner, comme le ministre de l’enseignement supérieur Alain Devaquet en 1986 ou celui de l’éducation nationale Claude Allègre en 2000.

Mais depuis 2006 et la lutte victorieuse contre le contrat première embauche (CPE), plus rien de tel. Peu importe le nombre de manifestants, peu importe la stratégie, défilés ordonnés ou agités, grève perlée, occupations d’université ou actions spectaculaires ; les échecs s’enchaînent : lutte contre l’autonomie des universités en 2007, bataille des retraites en 2010, mobilisations contre la loi El Khomri en 2016 ou les ordonnances Macron en 2017, contre le logiciel de sélection dans l’enseignement supérieur Parcoursup en 2018… Dorénavant, le « modèle Thatcher » a fait école : les gouvernants ne reculent plus. Même devant les poubelles qui s’entassent, les stations-service à sec, les trains annulés, les classes fermées, les routes bloquées. Ils s’accommodent des métros perturbés comme des manifestations hebdomadaires ou quotidiennes. Et si la situation devient intenable, ils réquisitionnent, ils répriment. Cette dureté serait même devenue un attribut du pouvoir en République : « résister à la rue » témoignerait d’un sens de l’État, du courage politique.

Ainsi, l’ancien premier ministre Édouard Philippe pouvait raconter fièrement devant des étudiants d’une grande école de commerce : « On ne sait jamais laquelle des gouttes est la dernière. (…) En 2017, on fait les “ordonnances travail”. Moi je me dis “ça va être terrible”. Parce que je me souviens de la loi travail [dix-huit mois] avant, manifestations monstres, tension maximale. Mais on fait les ordonnances travail, et ça passe. On fait la réforme de la SNCF, on met fin au statut et on ouvre à la concurrence, on s’attend à des blocages complets. Et pas tant que ça, il y a des grèves et ça passe. On dit qu’on va pouvoir entrer dans les universités, dans l’enseignement supérieur sur fond d’une orientation sélective, si vous avez suivi l’actualité des vingt ou trente dernières années, vous savez que c’est une bombe. On le fait, il y a des universités qui sont occupées, on les désoccupe, et ça passe (1)  ! » Puis le mouvement des « gilets jaunes » a montré que ça ne passait pas toujours.

De la chambre d’enregistrement au paillasson

M. Emmanuel Macron tient donc bon en espérant que « ça passera », une fois encore. Il tente d’imposer sa réforme des retraites avec brutalité, ignorant un mouvement de contestation dont il aurait dû percevoir l’ampleur et la détermination. À dix reprises, à l’appel d’une intersyndicale inhabituellement soudée (lire « Du dialogue social à l’épreuve de force »), des millions de personnes ont battu le pavé, dans les grandes villes comme dans des petites bourgades n’ayant jamais connu pareilles mobilisations. Les enquêtes d’opinion, qui d’ordinaire passionnent l’Élysée, dénombraient jusqu’à 70 % d’opposants à la réforme, et même 90 % en ne sondant que les actifs. Des chiffres qui ont augmenté à mesure que le gouvernement faisait œuvre de « pédagogie », et que les citoyens ou l’opposition parlementaire de gauche débusquaient les mensonges ministériels — non, la réforme n’est pas « nécessaire », ni « juste », ni « protectrice pour les femmes », et non, elle n’assure pas une « pension minimale à 1 200 euros » pour tous. On prend un risque quand on veut faire travailler les gens deux années de plus : ils s’informent, ils vérifient.

Docile envers l’Union européenne qui recommande cette réforme mais inapte à convaincre les Français et leurs députés, M. Macron a choisi de passer en force. Il a utilisé toutes les munitions imaginables pour limiter la durée des débats parlementaires (article 47-1 de la Constitution), pour clôturer les discussions sur un article dès lors qu’« au moins deux orateurs d’avis contraires sont intervenus » (article 38 du règlement du Sénat, utilisé pour la première fois depuis son entrée en vigueur en 2015), pour obliger les sénateurs à se prononcer d’un bloc sur la réforme, et non pas article par article (article 44-3). Enfin, le 16 mars 2023, le gouvernement de Mme Élisabeth Borne a dégainé le fameux « 49-3 », qui autorise à se dispenser du vote des députés. Une méthode originale pour un président qui aime se camper en hérault du monde libre et fustiger à longueur de discours les « autocrates », les « régimes autoritaires » où l’avis de la population ne compte pas, où le Parlement joue un rôle croupion, où l’opposition est réduite au silence.

Finalement, sa réforme des retraites, qui engage la vie des Français sur plusieurs décennies, n’aura été votée que par des sénateurs élus au suffrage indirect, qui ont veillé à protéger leur propre régime spécial au moment où ils supprimaient ceux des autres. Les deux années de travail supplémentaire imposées sans approbation de l’Assemblée nationale reposent ainsi sur la seule légitimité d’une institution dominée par un parti (Les Républicains) qui n’a pas dépassé 5 % des voix lors de la dernière élection présidentielle, et d’où deux des principales formations (le Rassemblement national [RN] et La France insoumise [LFI]) sont absentes…

M. Macron, lui, ne voit pas le problème : la réforme figurait dans son programme présidentiel, il a remporté le scrutin, c’est donc que les Français l’approuvent. La « foule » n’a « pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus », pérorait-il encore le 21 mars dernier. Il y a un an, lors du premier tour de l’élection présidentielle, l’enjeu des retraites avait été à peine discuté — d’autant que M. Macron refusa alors de débattre avec ses concurrents —, relégué derrière l’immigration, la guerre en Ukraine, l’insécurité… Et le président sortant n’a obtenu les voix que de 20,7 % des inscrits. Quant au second tour, sa victoire découle largement d’un vote par défaut, comme il l’a reconnu lui-même au soir du 24 avril 2022 : « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à l’extrême droite. (…) J’ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir. Je suis dépositaire de leur sens du devoir, de leur attachement à la République et du respect des différences qui se sont exprimées ces dernières semaines. » Un engagement oublié aussitôt prononcé.

Depuis son élection, M. Macron s’emploie surtout à ignorer ou à écraser toute forme d’opposition. Cantonnée, durant la précédente législature, au rôle de chambre d’enregistrement où la majorité présidentielle votait en chœur tout projet gouvernemental, l’Assemblée fait désormais office de paillasson. Des sujets aussi essentiels que la guerre en Ukraine, les livraisons d’armes à Kiev, les sanctions contre la Russie n’y font l’objet d’aucun débat sérieux sanctionné par un vote. Le budget 2023 a été imposé à coups de « 49-3 » (pas moins de dix au total), la réforme de l’assurance-chômage a fait l’objet d’une procédure accélérée, des mesures controversées sont introduites en catimini dans des décrets… Sitôt qu’un désaccord s’exprime, M. Macron passe en force, ignorant les contre-pouvoirs, ne daignant même pas recevoir, malgré leurs demandes répétées, les syndicats mobilisés contre la réforme des retraites.

Cette arrogance ne pourra qu’alimenter la désillusion démocratique, et renforcer le sentiment que le jeu politique est verrouillé, pour le plus grand bonheur du RN. La réforme des retraites concentre en effet « la plupart des mécanismes aujourd’hui identifiés par la science politique comme nourrissant le ressentiment social, qui alimente lui-même les partis populistes de droite radicale », expliquent les chercheurs Bruno Palier et Paulus Wagner (2). Elle va fragiliser en premier lieu les classes moyennes inférieures, les personnes exerçant des métiers pénibles, deux réservoirs de vote pour l’extrême droite. Elle illustre également la morgue des « élites » face à la colère populaire, leur propension à duper, à mentir, à dissimuler pour parvenir à leurs fins, en même temps qu’elle montre le délabrement des institutions. Mme Marine Le Pen aura beau jeu d’utiliser ces arguments le moment venu.

En plus de favoriser un parti perçu comme celui des réprouvés, la politique du mépris incite les électeurs à sortir du jeu. Car pourquoi voter ? En particulier pour une Assemblée nationale réduite à un théâtre d’ombres, et à la légitimité douteuse ? Déjà, au second tour des élections législatives de juin 2022, plus de 53 % des inscrits s’étaient abstenus. Certains ignoraient même qu’un scrutin se déroulait. « Si on rajoute les 5-6 % de non-inscrits aux 53 % d’abstentionnistes, on a six Français sur dix qui ne votent plus aux élections législatives. On est dans une situation où, au mieux, le camp majoritaire au Parlement a été désigné par un tiers des Français, voire un quart », observe le politiste Jean-Yves Dormagen (3). Or, poursuit-il, ceux qui se rendent aux urnes ont un profil particulier : « Les gens d’âge mûr et diplômés ont 80 % de chances de voter, là où les jeunes peu ou pas diplômés ont 80 % de chances de ne pas aller voter. » Mais, justement, les classes supérieures, les diplômés, les retraités constituent le cœur de l’électorat du président et de la droite, tandis que les jeunes, les non-diplômés, les habitants des quartiers populaires garnissent généralement les rangs du RN et de LFI. M. Macron peut encourager cette « démocratie de l’abstention » : elle lui profite. Et tant pis si le fossé entre élus et citoyens s’en trouve accru, si la légitimité du Parlement s’érode, si la défiance politique s’aggrave au point que des députés demandent désormais une protection policière.

En 1922, l’Internationale communiste allait jusqu’à réclamer que « les neuf dixièmes des postes électoraux mis à la disposition du parti soient occupés par des ouvriers, et pas même par des ouvriers devenus fonctionnaires du parti, mais par des ouvriers qui sont encore à l’usine et au champ ». Il fallait que les représentants du peuple partagent « ses mœurs, ses conceptions, ses habitudes ». Un siècle plus tard, l’Assemblée nationale française ne compte que cinq ouvriers parmi ses 577 députés, soit moins de 1 % des élus, quand ce groupe social représente 16 % de la population. La majorité présidentielle (Renaissance, MoDem, Horizons) affiche jusqu’à 61,4 % de cadres et de professions intellectuelles supérieures, pour seulement 2 % d’employés et aucun ouvrier. Passés par des grandes écoles ou des filières sélectives devenues socialement homogènes, la plupart de ces députés — avocats, consultants, banquiers, chefs d’entreprise, médecins, startupeurs — n’ont qu’une connaissance lointaine de la réalité concrète du pays. Assurés de financer leurs vieux jours au moyen de retraites supplémentaires et d’une épargne rondelette, ils ont été bien incapables de percevoir la colère que déclencherait cette réforme, au sein d’une population déjà pénalisée par l’inflation et tourmentée par les crises sanitaire, géopolitique, énergétique, climatique…

« Doit-on tomber dans la violence pour être entendus ? »

Fatale erreur : à rebours de l’entre-soi parlementaire, la mobilisation contre le report de l’âge légal de la retraite frappe par son extrême hétérogénéité sociale. Quoi de commun entre les étudiants souvent issus de milieux favorisés et les agents hospitaliers ? Entre les éboueurs des métropoles et le secteur de la recherche ? Entre les techniciens de maintenance ferroviaire et les médecins libéraux ? À leurs yeux, cette réforme comme tant d’autres symbolise la coupure irréparable entre des dirigeants décidés à tracter la société en marche arrière, et les aspirations profondes des populations à protéger — et à améliorer — les institutions qui rendent possible une vie heureuse, décente, sensée. C’est soudain tout le fil du régime économique que débobine à ses dépens le gouvernement. Car contraindre les salariés les moins diplômés et, singulièrement, les femmes, à travailler deux années de plus conduit immanquablement à s’interroger : travailler à quoi, pourquoi et au service de qui ?

Pour les unes, employées des services essentiels dans l’éducation, la santé, le nettoyage, les services à la personne, c’est ajouter vingt-quatre mois à l’épuisement d’une carrière rythmée par les suppressions d’effectifs, la hargne froide d’un management obsédé par les indicateurs, la rapacité des donneurs d’ordre privés ou publics capables d’organiser l’agonie de personnes âgées dans des conditions indignes, tout en recommandant aux aides-soignantes de multiplier des formations en « humanitude ». Pour les autres, ouvriers et techniciens du transport, de l’énergie, de l’électricité, des télécommunications, de ces grandes entreprises naguère publiques qui tissèrent les infrastructures des pays occidentaux et qui, à ce titre, bénéficièrent de régimes spéciaux anéantis les uns après les autres par les « réformateurs », il faudra assister et même collaborer deux années de plus à l’éradication de tout caractère d’utilité collective dans un travail désormais destiné à « produire de la valeur pour l’actionnaire » ou à apurer la dette.

Ainsi la houle soulevée par le coup de force gouvernemental tient-elle peut-être à l’importance des enjeux sous-jacents à la loi et à la forme de son adoption. La contradiction ne peut qu’éclater entre, d’un côté, un régime économique qui s’épanouit dans la commercialisation de coques pour téléphones portables multicolores, de droits à polluer ou d’eau de glacier fondu à 11 euros la bouteille et, de l’autre, une population de plus en plus écœurée de voir la politique réduite au choix entre plusieurs manières de perpétuer un modèle inepte. Si faire défection, quitter un emploi inutile pour recommencer autre chose ailleurs, nécessite des ressources et ne résout rien au fond, l’ampleur de la « grande démission » observée de part et d’autre de l’Atlantique, y compris parmi les diplômés des plus grandes écoles, indique un essoufflement du système, et un besoin d’espérance. En 2018, cet espoir fut porté par les « gilets jaunes ». La colère suscitée par la réforme prolonge et généralise cette révolte.

Déjà les comparaisons fleurissent. « Pour 284 000 “gilets jaunes”, au plus fort de la mobilisation, Emmanuel Macron a lâché 13 milliards, simplement parce qu’il y avait des violences, observe le secrétaire général de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), M. Laurent Berger (4). Nous, nous sommes, selon la police, 1,5 million dans la rue, dignes et sans violence, mais personne ne daigne nous recevoir ! » « Nos adhérents nous questionnent, abonde le président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC), M. Cyril Chabanier. Doit-on tomber dans la violence pour être entendus ? (…) Faut-il casser pour obtenir (5)  ? »

La protestation ne s’éteint pas. Elle redouble, se tend, et nul ne sait comment cela finira. Le Conseil constitutionnel doit se prononcer sur la validité de la réforme courant avril (lire « Du bon usage de la Constitution »). Mais quelle que soit sa décision, l’affaire va laisser des traces. On ne piétine pas impunément la dignité d’un peuple : dix-huit ans plus tard, des millions de Français se souviennent encore du référendum du 29 mai 2005 relatif au traité constitutionnel européen et du déni de leur vote par le gouvernement et par les parlementaires. « Selon plusieurs de ses proches, nous apprend-on (6), le président de la République n’a “aucun scrupule, aucun regret”. » Aucun scrupule, c’est certain. Aucun regret, nous verrons bien.



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