Villeurbanne (Rhône), reportage
La pluie brouille les contours de la ville. Le vent remue la cime des arbres de la rue du 8-Mai-1945. Devant un immeuble HLM abandonné du quartier prioritaire des Buers, à Villeurbanne, David Maenda Kithoko scrute les fenêtres de l’ancien appartement familial. « C’est là, au septième étage », dit-il en désignant une lucarne. Les fenêtres closes emprisonnent les souvenirs des vies jadis abritées derrière ces murs de la banlieue de Lyon.
Chaque recoin du lieu ravive des fragments du passé : murs mal isolés, factures exorbitantes, punaises de lit, ascenseur en panne. Il désigne un muret où la police alignait les jeunes du quartier : « Ils nous voyaient comme des Pablo Escobar en puissance ». Il s’appuie sur le manche en bois de son parapluie replié, ajoutant à l’élégance discrète de son pantalon beige. Des gouttes perlent sur son visage rond tandis que le grondement du périphérique tout proche résonne.
C’est là que David, 29 ans, a terminé son adolescence. Ce militant décolonial a connu la guerre en République démocratique du Congo (RDC), l’exil et la précarité avant de fonder à Lyon Génération Lumière, une association qui porte les voix des oubliés des débats écologiques. Il incarne une écologie solidaire, à la croisée des mémoires coloniales et des injustices climatiques.
« Scandale géologique » congolais
Le fil rouge de son combat ? La lutte contre l’extractivisme, ce système responsable de « sang versé, viols, terres détruites et vies volées », dit-il d’une voix toujours douce, malgré l’horreur des faits. Il commence souvent ses conférences par une excuse : « Je vais mêler des connaissances scientifiques à mon histoire ».
Cette histoire, il la juge « tristement banale ». Celle de dizaines de millions de Congolais, piégés par des conflits incessants. « Les pays occidentaux et leurs multinationales exploitent le “scandale géologique” congolais, dont les sols regorgent de ressources naturelles, sans se soucier des vies au-dessus », déplore David.
« Ce système nous prive de nos terres, empoisonne nos rivières et nos forêts »
Pour s’assurer l’accès au coltan, au cobalt ou au lithium, tous les coups sont permis : financement des bandes armées, corruption des dirigeants… « Ce système nous prive de nos terres, empoisonne nos rivières et nos forêts. » Depuis plus de vingt ans, la région du Kivu est ravagée : 6 millions de morts, des viols systématiques, des millions de déplacés. Un massacre que certains qualifient de « génocide », mais dont l’opinion internationale s’est si peu émue.
C’est sur ce terreau instable que David Maenda Kithoko est né, en 1995, un jour de fuite. Sa mère, Jeanne, a accouché à la frontière entre le Burundi, où des conflits avaient éclaté, et le Zaïre — devenu RDC en 1997—, avec l’aide de la Croix-Rouge.
Les femmes du quartier emmenées de force
À Uvira, dans le Sud-Kivu, ses souvenirs d’enfance sont baignés par les eaux turquoise du lac Tanganyika, le plus poissonneux et le plus long du monde. « Il nous faisait vivre, raconte-t-il, ses fossettes creusant une mine rieuse. On piquait des têtes, on pêchait des ndagala [de petits poissons de la famille des sardines] qu’on faisait sécher. Les poissons plus gras, comme le tilapia, faisaient des journées de fête. Tout le quartier se retrouvait autour d’un barbecue. » La terre nourricière offrait manioc, tomates, oignons. Quand tout manquait, la solidarité prenait le relais. « On trouvait toujours une solution ensemble. »
Mais la guerre les a « trouvés », comme il dit. Uvira, par sa position géographique, est un passage obligé des conflits. David se souvient des miliciens armés envahissant la ville, balles en bandoulière « comme dans le film Rambo ». Caché dans la maison familiale, il a vu à travers les fissures les femmes du quartier emmenées de force, le visage déformé par la peur. Il ne les a jamais revues.
« J’ai compris ce que c’était d’être un Africain, étranger et marginalisé »
Fuyant entre la RDC et le Burundi, sa famille cherchait répit où elle pouvait. Puis vint le Rwanda, où son père, André, qui s’y investissait pour la cause des réfugiés, reçut des menaces de mort et disparut. Sans le salon de coiffure du père, la famille sombra dans la misère. Cinq ans plus tard, ils apprirent qu’il s’était exilé aux Comores.
Arrivé clandestinement en kwassa-kwassa — les canots de pêche utilisés par les migrants pour rallier Mayotte depuis les Comores —, André obtint le statut de réfugié sur l’archipel français de Mayotte. Quand David, alors adolescent, et sa famille le rejoignirent, les épreuves continuèrent. Il découvrit une autre violence. « J’ai compris ce que c’était d’être un Africain, étranger et marginalisé. » Pour fuir la xénophobie et prendre soin de sa mère, à la santé fragile, la famille s’envola pour Lyon, que son père connaissait en raison des performances de son club de football à cette époque.
À l’arrivée, les nuits passées dehors, faute de place d’hébergement d’urgence au 115, sont de ces souvenirs que l’on préfère taire, en espérant que le temps les effacera. « On dormait sous un pont, près de la gare d’Oullins [au sud de Lyon]. Le froid nous glaçait jusqu’aux os. Comment un pays si riche pouvait nous laisser dehors ? » Vint l’époque du foyer : des bungalows à côté d’une usine Alstom, sans chaleur ni réconfort.
« On veut sauver la planète sans parler des peuples qui l’habitent »
Avec l’embauche de son père comme agent de sécurité, ils s’installèrent enfin aux Buers, où David a pour la première fois été confronté aux contradictions de l’écologie. « On nous a placés là, en première ligne pour respirer l’air vicié par le périph, mais tout ce qui comptait pour eux, c’était qu’on trie nos déchets, dit-il, amer. Leur écologie n’avait rien de populaire. »
Tout au long de ses études en sciences humaines à l’ENS Lyon, puis en géopolitique à l’École 3A — école de commerce « durable et solidaire » — et à Sciences Po Grenoble, David ressentit un besoin « bouillonnant » de comprendre son parcours. « À force de lectures, les pièces du puzzle se sont assemblées. » Vertige : le lac Tanganyika, son « être cher », figure parmi les étendues d’eau les plus menacées du monde. Les discours écologistes centrés sur le carbone l’ont révolté. « On veut sauver la planète sans parler des peuples qui l’habitent. On vante le nucléaire sans évoquer l’uranium, les voitures électriques sans dire d’où viennent les métaux. »
« Perturber le confort intellectuel du milieu écologiste »
En 2017, il cofonde Génération Lumière avec des amis de l’ENS. L’association mêle solidarité internationale et justice climatique. « On part du vécu des personnes concernées. » En France, l’association organise des « arbres à palabres », des débats et conférences ; au Congo, des plantations d’arbres et des collectes de déchets. Aujourd’hui, les actions se concentrent sur les inondations, de plus en plus fréquentes, et leurs causes.
L’été dernier, David et ses camarades ont marché de Besançon à Strasbourg, une pancarte « No Congo, no phone » à la main. Dans ses prises de parole, il met à nu « l’extrême matérialité » du numérique. « Pour vos téléphones, du sang a coulé, dit-il. L’industrie du numérique a le don de cacher ce coût en parlant de “nuages” et d’intelligence “artificielle”. »
Pour Malcom Ferdinand, chargé de recherche au CNRS et auteur de Une écologie décoloniale — un livre important pour David — la force de celui qui est devenu son ami réside dans sa capacité à « perturber le confort intellectuel du milieu écologiste ». « Il met en lumière, poursuit-il, la face cachée des politiques climatiques actuelles : elles exploitent les ressources des Suds tout en prétendant être menées dans un intérêt universel. »
« Derrière cette course aux métaux, ce sont des guerres qui continueront, au Congo et ailleurs »
Désormais, David mène son combat à Bruxelles contre les incohérences du Pacte vert européen, ce « nouvel eldorado » des industries minières. « Quelle transition énergétique justifie plus d’extraction et de destruction au Sud ? Derrière cette course aux métaux, ce sont des guerres qui continueront, au Congo et ailleurs. »
La pluie tombe sans relâche sur le béton des Buers. Sous le couvert de la ligne de tramway n°1, alors qu’il nous raccompagne à la gare de Lyon Part-Dieu, David confie ses vœux d’une écologie réparatrice, qui soigne les corps, les territoires et les mémoires des oubliés. Il partage sa peine de ne pas pouvoir retourner au Congo. « Il n’y a pas un jour sans que le pays ne se rappelle à moi », soupire-t-il.
Il évoque, d’une voix mélodieuse, son amour pour la rumba congolaise. Une musique de résistance et de vie. Elle célèbre les luttes pour l’indépendance et les souffrances d’un peuple qui refuse de plier. Il aime entendre ces voix qui appellent à habiter la terre autrement. « Je pense que c’est ça qui définit le plus ma personnalité », souffle-t-il. Au moment de nous séparer, il referme son manteau et reprend sa marche. Son combat ne fait que commencer.