Aujourd’hui, avant de s’y attaquer, on éprouve forcément un mélange de crainte et d’excitation, comme pour toute aventure physique et spirituelle mobilisant l’endurance extrême. Le mieux est de partir léger. Voici donc quelques armes à placer dans ses bagages avant de prendre la route et de s’engager à l’intérieur des immensités proustiennes.
Un long chemin en forme de boucle
Dans un épisode célèbre (Du côté de chez Swann), le narrateur, prénommé Marcel, nous raconte l’expérience puissante qui naît d’une sensation simple en apparence. Le goût et le parfum d’une petite madeleine trempée dans une tasse de thé font surgir de manière involontaire des souvenirs passés (voir un extrait de l’œuvre dans le dossier sur la mémoire). Arrachés à l’oubli, à l’indifférence, ils semblent animés d’une vie intense, source d’enchantement pour celui qui les retrouve. Par la suite, des expériences analogues — perceptions visuelles, émotions musicales.. – faisant brusquement se dresser des pans entiers du passé dans le présent se produiront au cours de la vie du narrateur. Mais il ne saura pas les interpréter, en apprécier la portée : ce sont des signes forts, incomplètement déchiffrés, qui s’accumulent sans qu’une vérité s’en dégage.
Le narrateur, prénommé Marcel, nous raconte l’expérience puissante qui naît d’une sensation simple en apparence.
À l’autre bout de la fresque romanesque, dans Le Temps retrouvé, Marcel revient à Paris après quinze années d’absence et s’abandonne au « plaisir purement frivole » d’aller dans une réception mondaine, une matinée chez la princesse de Guermantes. Mais alors qu’il a renoncé à son ambition d’être un écrivain, c’est au moment où tout semble perdu que se produit une succession de chocs sensoriels miraculeux, salvateurs, à peine séparés de quelques minutes. Marcel commence par buter contre des pavés inégaux :
« Tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donné la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion. »
Puis c’est le bruit d’une cuiller contre une assiette qui ressuscite d’autres images, et enfin le contact sur les lèvres d’une serviette empesée. Bouquets de signes bienfaisants, exaltants, qui conduisent à une prise de conscience, une révélation : les éblouissements sensuels, les bonheurs fugaces provoqués par la mémoire involontaire, l’œuvre d’art est la seule qui puisse les saisir ; elle donne ainsi au monde réalité et consistance, et à la vie un sens et une vérité.
L’ensemble des sept romans composant À la recherche du temps perdu est donc un long cheminement du narrateur.
L’ensemble des sept romans composant À la recherche du temps perdu est donc un long cheminement du narrateur jusqu’à la décision d’écrire. Mais la forme est aussi celle d’une boucle puisque cette fin, où le narrateur énonce la grandeur de son entreprise artistique, nous renvoie au commencement de l’œuvre dont nous achevons la lecture. Au terme de la « recherche », le temps que l’on croyait « perdu », relégué dans un quasi-oubli ou la futilité d’une existence mondaine, est finalement retrouvé, reconquis, « gagné » : l’art a pu (et peut) reconstruire le passé, racheter la vie.
L’écriture, instrument de vérité
Dans l’ordre des perceptions, il y a chez Proust une douloureuse épreuve de leur discontinuité. Cependant l’écrivain cherche à dégager des lois générales, à arracher les êtres, les sentiments et les sensations aux flux et reflux du hasard et de la mémoire. D’où une tension entre l’effort d’éclairer par l’analyse et, d’autre part, la réalité du monde, se dérobant à la compréhension à cause de son épaisseur, de sa volatilité et de sa diversité.
Une des armes de lutte dont dispose Proust est l’image — et c’est l’une des caractéristiques fondamentales de son écriture. Qu’elle soit métaphore ou comparaison, l’image rapproche deux réalités différentes, elle contribue à tisser un réseau de correspondances. Elle n’a rien d’un ornement superflu : Proust condamne l’image-cliché, qui ne relève ni d’une sensation authentique ni d’un travail d’invention. Il recherche l’image juste, celle qui a le pouvoir de dégager ce qu’il appelle « l’essence commune » de deux impressions. Cette discipline a deux vertus : elle met au jour la beauté cachée des choses, et elle soustrait celles-ci aux menaces que le temps leur fait courir — inconsistance, fugacité, fragilité, oubli. Elle permet de « jouir de l’essence des choses hors du temps ».
L’écrivain cherche à dégager des lois générales, à arracher les êtres, les sentiments et les sensations aux flux et reflux du hasard et de la mémoire.
Cette stratégie réfléchie de l’écriture proustienne est mise en scène dès les premières pages de la Recherche, lorsque le narrateur, au cours d’une promenade, est confronté au jeu mouvant que dessinent les lignes des clochers de Martinville. Le spectacle singulier qu’offre la nature engage le jeune homme sur « la voie de l’art » : l’impression que quelque chose est caché derrière les impressions visuelles fait naître le désir immédiat de le fixer dans des phrases et, « malgré les cahots de la voiture », Marcel, « pour soulager [sa] conscience » et « obéir à [son] enthousiasme », compose son premier morceau de littérature.
L’image proustienne, fruit d’une intelligence et d’une sensualité imaginatives, procède d’un immense et patient travail qui évoque l’effort du détective, du savant, de l’orfèvre et de l’alchimiste — ce dernier, je vous le rappelle, a pour mission de transmuer n’importe quel vil métal en or.
« Ce que nous appelons la réalité — note Proust — est un certain rapport entre ces sensations et ces souvenirs qui nous entourent simultanément, rapport unique que l’écrivain doit retrouver pour en enchaîner à jamais dans sa phrase les deux termes différents. On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans un lieu décrit, la vérité ne commencera qu’au moment où l’écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l’art à celui qu’est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les anneaux nécessaires d’un beau style, ou même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune aux deux sensations, il dégagera leur essence en les réunissant l’un et l’autre, pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore, et les enchaînera par le lien indescriptible d’une alliance de mots. »
La réalité du monde sensible est transfigurée par l’écriture.
Transfigurées par l’écriture, la réalité du monde sensible, sa matérialité, la pression qu’il exerce acquièrent la consistance d’une belle trame, d’un tissu à fois riche, souple, cohérent. Tout ce qui, dans la vie réelle, était source de sou rance ou de déception parce que trop aléatoire, non conforme aux anticipations de l’esprit, menacé d’anéantissement, est grâce au travail poétique, unifié et fixé dans une forme de pérennité et de beauté :
« La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature » (Le Temps retrouvé).
Une nouvelle quête du Graal ?
Racheter la vie, révélation finale… Les termes évoquent explicitement une quête. À la recherche du temps perdu est le roman d’une initiation longue, laborieuse, ponctuée par des moments de découragement ou, au contraire, d’enthousiasme. Pourquoi ne pas le lire comme une variation moderne sur le vieux motif médiéval du Graal ? Cette piste de lecture, déjà ouverte par des lecteurs érudits ou perspicaces, se fonde sur un certain nombre d’indices concordants que l’écrivain sème dans son ouvrage, ou qu’il est efficace. L’écoute d’un morceau de musique de chambre, le Septuor de Vinteuil, joue un rôle crucial dans le parcours initiatique du narrateur. Dans une ébauche du manuscrit, ce Septuor était en réalité un extrait de l’opéra de Wagner Parsifal (1882). Comme le Perceval de Chrétien de Troyes (un des modèles de Wagner), qui rêve de devenir chevalier, Marcel rêve d’être un artiste. Il reçoit un certain nombre d’avertissements, de signes déchiffrés seulement après des années d’« errance », au cours d’un épisode d’éblouissement, accompli dans le mouvement de la marche – rencontre d’un cortège de pénitents chez Chrétien de Troyes, marche de « l’Enchantement du Vendredi saint » chez Wagner, son arrivée dans la cour de l’hôtel de Guermantes chez Proust.
À la recherche du temps perdu est le roman d’une initiation laborieuse.
Sur cette longue route se dressent nombre d’obstacles, des tentations mondaines, frivoles ou érotiques – comme celles qui font s’égarer le Gauvain de Chrétien de Troyes. Chez Proust, les obstacles prennent l’apparence des « jeunes filles en fleurs », observées passionnément sur la corniche de Balbec ou croisées plus fugitivement lors d’un dîner chez les Guermantes ; une autre référence au Parsifal de Wagner indique aussi le passage du narrateur de l’état de petit garçon à celui d’homme désirable : « Je m’aperçus que venait de se produire autour de moi, de moi qui jusqu’à ce jour — sauf le stage dans le salon de Mme Swann — avais été habitué chez ma mère, à Combray et à Paris, aux façons ou protectrices ou sur la défensive de bourgeoises rechignées qui me traitaient en enfant, un changement de décor comparable à celui qui introduit tout à coup Parsifal au milieu des filles fleurs. Celles qui m’entouraient, entièrement décolletées (leur chair apparaissait de deux côtés d’une sinueuse branche de mimosa ou sous les larges pétales d’une rose), ne me dirent bonjour qu’en coulant vers moi de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m’embrasser. »
Les tentatrices, les esthètes, les artistes : personnages de Proust
Les jeunes filles proustiennes sont des tentatrices. Et parmi le bouquet qu’elles forment se détache une silhouette mouvante : Albertine. Avec elle, Marcel fait l’expérience intense, approfondie, du désir et de la jalousie. Il aime Albertine, mais il ne parvient pas à cette fusion absolue, cette compréhension souveraine qu’il recherche entre deux âmes. Albertine reste inconnue, mystérieuse, indéchiffrable, alors même que Marcel la contraint à vivre près de lui, « prisonnière ». L’aventure amoureuse est donc celle où s’exprime de la façon la plus vive et la plus dramatique la tension entre une volonté d’atteindre la vérité des êtres et des choses (leur essence) et l’échec de cette entreprise. Source de souffrances intérieures infinies, l’amour selon Proust est dépourvu de réalité objective — et en cela, il est décevant par rapport à l’œuvre d’art.
Par bonheur, d’autres figures sont là, agissant comme des mentors pour seconder, pour faire progresser par l’exemple qu’ils donnent, à suivre ou à éviter. Il y a les esthètes, épris d’art et de beauté, mais qui se sont fourvoyés : Charles Swann est un souverain déchu, blessé, qui s’est laissé piéger par l’amour des femmes ; le baron de Charlus, lui, n’est pas parvenu à dépasser le statut de dilettante :
« Quel malheur – note le narrateur – que M. de Charlus ne soit pas romancier ou poète ! Non pas pour décrire ce qu’il verrait, mais le point où se trouve un Charlus par rapport au désir fait naître autour de lui les scandales, le force à prendre la vie sérieusement, à mettre des émotions dans le plaisir, l’empêche de s’arrêter, de s’immobiliser dans une vue ironique et extérieure des choses. »
Swann et Charlus signalent, à travers leurs destins brisés, les dangers d’une vie qui se contente de contempler, qui s’arrête au seuil de l’œuvre d’art sans prendre le risque de se consacrer entièrement à la création et à la beauté.
Il y a enfin les artistes, un trio, une académie idéale et bienveillante. Leur mission est d’indiquer, discrètement, de leur vivant ou après leur mort, quel chemin emprunter : l’écrivain Bergotte, qui pressent les dons de Marcel ; le peintre Elstir, dont l’atelier est le « laboratoire d’une sorte de nouvelle création du monde » ; le musicien Vinteuil, dont les œuvres musicales se déploient à travers l’ouvrage en vagues de plus en plus puissantes – à l’instar de sa notoriété croissante – depuis la « petite phrase » de la Sonate jusqu’au Septuor, chef-d’œuvre posthume. Ils ont tous les trois ce pouvoir de métamorphoser, de réinventer et de multiplier le monde grâce à leurs œuvres : « Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, devoir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. »
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