Ambierle (Loire), reportage
« Ils veulent ma mort. » Ses yeux, bleu cristallin, détonnent presque dans le paysage roannais, tout de vert et d’ocre. Le 10 octobre dernier, François Chabré, paysan de soixante ans, a vu le ciel lui tomber sur la tête. Ce jour-là, après des décennies de travail dans sa ferme et alors que des problèmes de santé l’empêchent physiquement de travailler comme avant, il a appris que son assurance invalidité ne lui reconnaissait qu’un taux d’invalidité de 35 %.
Celle-ci, souscrite chez Predica, filiale du Crédit agricole, l’a informé qu’il n’a droit qu’à 380,80 euros par mois — somme de laquelle il doit encore déduire sa cotisation mensuelle car, faute de compensation suffisante, il doit continuer à travailler. Quelques jours plus tard, l’assureur lui a confirmé au téléphone l’information du courrier, et lui a expliqué qu’il a, en 2012, coché la case « invalidité fonctionnelle » et non pas « invalidité fonctionnelle et professionnelle ».
Poussé par un engagement politique fort, François Chabré a décidé de porter son combat dans les médias, puis en justice. Avec son avocat, Arié Alimi, il s’apprête à attaquer la filiale du Crédit agricole pour défaut d’information précontractuelle. Il le fait pour lui, mais surtout pour le monde paysan, au sein duquel son cas n’est pas isolé : « Je suis révolté que le système permette de nous traiter ainsi. »
Deux mois après le choc de cette découverte, dans la chaleur d’une cuisine où les arômes de bois et de café se confondent, François Chabré fait le récit de sa vie, réussissant l’exploit de davantage parler de collectif que de lui. D’abord, une jeunesse très politisée — syndicalisme, objection de conscience au service militaire, luttes du Larzac : « J’étais animateur syndical à la Confédération paysanne. Quand un copain montait à Paris pour une mobilisation, je le remplaçais sur sa ferme. J’avais toujours eu envie d’en avoir une à moi. »
« Mon père a poussé son corps au maximum »
Ce qui est arrivé en 1994 : il a alors repris l’exploitation des parents de sa femme, Françoise, à Ambierle, dans la Loire. Il a d’abord cultivé des vignes puis s’est lancé dans l’élevage de porcs. En 2018, les premières douleurs sont apparues dans son genou droit, dont le cartilage est très abîmé. « Comme souvent chez les paysans, mon père a poussé son corps au maximum », explique Samuel, son fils.
François Chabré a tenu bon jusqu’en 2021 : « Un orage d’août a inondé l’étable des porcs. J’étais stressé, j’ai couru pour aller les voir et je me suis étalé sur le béton. » Opérations et rééducations se sont enchaînées pendant deux ans : épaule, prothèse du genou. « À ce moment, j’ai été arrêté. Avec la MSA [Mutualité sociale agricole — la Sécurité sociale agricole] et mon assurance complémentaire, j’ai pu embaucher quelqu’un pour me remplacer à la ferme. »
À la fin de son arrêt maladie, François Chabré s’est remis au travail. Mais son corps ne suivait plus. « J’ai dû en faire le deuil, je l’ai réalisé le jour où je suis tombé à genoux dans mes vignes. Ça n’allait plus être pareil. » Tout en parlant, il se masse doucement les mains. « Elles me font souffrir tous les jours à cause de l’arthrose. »
« Quand j’ai commencé à sentir le vent tourner, je me suis replongé dans les contrats que j’ai signés au fil des années », raconte-t-il. En 2012, François Chabré a été démarché par Predica pour signer un contrat d’assurance complémentaire, couvrant les accidents et l’invalidité. « Grâce à mes années à la Confédération paysanne, j’avais en tête que la MSA n’allait pas suffire pour m’aider en cas de coup dur. »
Le contrat lui était proposé par une connaissance, François avait confiance. « Je me suis dit qu’une émanation du Crédit agricole, banque qui a quand même été créée par et pour les paysans, saurait me proposer une assurance adaptée à mon travail. Je ressentais de la loyauté envers eux. » Au début de l’année 2023, François Chabré a appelé Predica pour vérifier ses droits. « Une dame au téléphone m’a confirmé que je pouvais espérer environ 1 000 euros. » Un échange que Predica, contactée par Reporterre, n’a pas souhaité commenter.
En mars 2024, un médecin de la MSA a diagnostiqué à François une incapacité totale, lui permettant de toucher une pension de la part de la sécurité sociale agricole : environ 200 € en déduisant la cotisation qu’il continue de payer, car il ne peut arrêter de travailler, faute de revenus suffisants. Puis arrive le 10 octobre fatidique. La conséquence est évidente et sans appel : l’addition de cette pension avec les 380 euros de son assurance ne suffiront pas. François Chabré n’a pas le choix, il doit continuer de travailler pour les deux années qu’il lui reste jusqu’à la retraite, même si son corps ne suit plus.
« Hier, j’ai vu pleurer mon père dans la cuisine »
« Cette lettre, ça a été un effondrement. Ses yeux s’embuent, il s’excuse. Disons que je comprends comment certains se passent la corde au cou. » La nouvelle ébranle la famille Chabré. Samuel, le fils, publie alors un texte qui, en quelques jours, a fait le tour des réseaux sociaux : « Hier, j’ai vu pleurer mon père dans la cuisine, un papier à la main. »
Auprès de Reporterre, l’organisme d’assurance précise : « Bien que cette réclamation [le texte publié sur les réseaux sociaux] ait été exprimée en termes de revendication politique, et non pas en défaut d’exécution, nous avons immédiatement repris contact avec notre client pour nous assurer de la bonne compréhension de la situation et pour lui proposer une contre-expertise à nos frais, proposition qui lui a été formalisée. Cette nouvelle expertise pourrait conduire à une révision de la pension. »
Pour Marie-Andrée Besson, de Solidarité Paysans, association spécialisée dans l’accompagnement des agriculteurs en difficulté, « la grille de reconnaissance de l’incapacité n’est pas adaptée au travail agricole, car le corps des paysans est leur outil de travail principal, et les critères ne le prennent pas suffisamment en compte. » Cette différenciation de l’état de santé dans le cadre personnel et de l’état de santé dans le cadre du travail n’a pas de sens pour Samuel Chabré. « Je défie quiconque au Crédit agricole de travailler une semaine avec le genou, l’épaule et les mains de mon père », dit-il.
« Cette histoire donne à voir la faiblesse structurelle de la protection sociale agricole », dit Samuel Pinaud, sociologue à l’Irisso, l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales. « Les indemnités journalières sont très faibles alors que le paysan doit payer un salarié agricole pour le remplacer. Et si, par malheur, il n’est pas à jour dans ses cotisations à la MSA, il n’aura pas le droit à cette somme », ajoute Marie-Andrée Besson. Depuis sa ferme de la côte roannaise, François Chabré remarque : « Finalement, j’aurais sans doute eu un meilleur sort si j’avais été au régime général de la Sécurité sociale. »
Après la sidération est venue la colère. « J’ai passé ma vie à travailler pour que mes produits soient bons, qu’ils fassent plaisir aux gens, s’exclame François Chabré. C’est révoltant d’être traité de la sorte. Qu’est-ce que c’est que cette société qui bazarde ses citoyens quand ils ne sont plus productifs ? »
Une situation loin d’être unique
Motivé par sa famille et son entourage, le paysan a décidé de se lancer dans une bataille judiciaire et médiatique. Pour lui, certes, « mais surtout par engagement politique ». Pour se défendre, il a choisi le médiatique avocat parisien Arié Alimi, et a obtenu le soutien d’autres avocats prêts à accompagner des paysans dans des situations similaires, dont les témoignages sont récoltés sur un site créé par Samuel Chabré : Recours paysanne. s
« Rien, dans le contrat, ne permet de différencier les deux cases à cocher, ce qui constitue un défaut d’information majeur », explique Arié Alimi à Reporterre. De son côté, Predica dit à Reporterre que « d’autres recours sont également possibles, dont principalement auprès du médiateur de l’assurance, non saisi à ce jour à notre connaissance ».
Une lettre adressée par François Chabré à son député local, Antoine Vermorel-Marques (Les Républicains), a été envoyée mi-décembre. « Voir toute l’émulation autour de mon histoire m’a redonné foi en l’humanité, dit François Chabré, avant d’éclater d’un grand rire qui semble le surprendre. Tout n’est pas foutu. Je refuse que nous ne soyons que des numéros de dossier. »
MSA : le déclin d’une mutuelle corporatiste
Créée après-guerre, en même temps que la Sécurité sociale, la Mutuelle sociale agricole (MSA) répondait à une forme de « particularisme agricole ». Les paysans représentaient alors environ 50 % de la population active et formaient une corporation puissante, conservatrice, qui refusait la mutualisation des revenus avec le reste de la population en rattachant leur protection sociale au régime général de Sécurité sociale.
« Si beaucoup de syndicalistes agricoles se réjouissent du maintien de ce particularisme, le développement de la Sécurité sociale et l’ampleur croissante de ses prestations creusent un fossé considérable avec les salariés rattachés au régime général », expliquait Claire-Élise Michard, avocate et docteure en droit du travail dans Ruralia en 2004. Plus les décennies passent, plus le corps agricole perd des membres, pour ne représenter en 2020 plus que 2,5 % de la population active, avec des revenus faibles et une protection sociale défaillante.