Cachaca III et Palomino (La Guajira, Colombie), reportage
Sur les rives de La Guajira, à la pointe nord de la Colombie, la mer et la terre se livrent un combat silencieux. L’érosion côtière emporte avec elle les traditions et le futur des populations locales, sous le regard indifférent des autorités. « La mer a déjà englouti notre cimetière, des maisons et des bateaux de pêche », s’alarme Clarena Fonseca, leader de la communauté indigène Wayuu Twuliá. Celle-ci, qui vit dans un lieu-dit appelé Cachaca III — à deux kilomètres de Riohacha, le chef-lieu du département — observe avec angoisse les vagues avancer et ses terres s’effacer.
Ce matin-là, Clarena Fonseca se repose dans un hamac près de sa maison, à l’ombre d’un arbre sec. D’ici, on entend le choc des vagues contre le sable. Il y a vingt ans, cet endroit était à plus d’un kilomètre de la mer. Un kilomètre de terre déjà parti. « Dans cinq ans, ma maison ne sera plus là », soupire-t-elle. Autour d’elle, les membres de sa famille échangent bruyamment en wayuunaiki, la langue indigène locale. Ils s’inquiètent de son état : la voix de Clarena Fonseca, qui s’efforce de refaire l’histoire malgré son état de fatigue, est à peine audible.
La veille, elle a fait une crise d’angoisse : « Nous allons tous finir dans l’eau. » C’est elle qui, il y a vingt ans, s’est rendu compte que la mer « commençait à avancer ». Mais le tournant, selon elle, est survenu en 2009, lorsque des digues ont été construites pour freiner l’érosion côtière à Riohacha. Ces murs érigés sans étude d’impact environnemental préalable ont dévié les courants et la mer a commencé à frapper leur zone avec plus de force.
« Chaque vague emporte avec elle un souvenir »
Clarena Fonseca se lève pour aller près de l’eau. Immédiatement, les vagues viennent fouetter ses chevilles et ses pieds se prennent dans les débris d’arbres déracinés. Sur la droite se dresse un mur de sable d’environ quatre mètres, qui s’effrite. César, son fils de 26 ans, l’accompagne. « Petit, je jouais sur cette plage, on avait un terrain de football. Chaque vague emporte avec elle un souvenir, raconte-t-il, ému. Je veux pouvoir vivre comme mes arrière-grands-parents, dans la tradition, et mourir ici. »
C’est un triste spectacle, une lente agonie, à laquelle cette communauté assiste, impuissante. Malgré leurs efforts pour attirer l’attention sur cette crise, les réponses des autorités ont été marquées par le déni et l’inaction. « Les Wayuu existent seulement quand les politiques ont besoin de votes », dénonce le père de Clarena Fonseca. Personne n’a souhaité les aider, excepté le biologiste espagnol Carlos Bueson : « C’est un problème mondial, ça m’a paru urgent », dit-il à Reporterre.
Le ministère de l’Environnement colombien estime que 30 % du littoral caribéen est en « risque critique » et que « d’ici à 2040, le pays pourrait perdre 12 630 hectares de terres », à cause de l’érosion côtière. La Guajira est particulièrement concernée. Selon Carlos Bueson, la communauté a perdu douze mètres rien qu’en 2024. C’est Clarena Fonseca qui mesure elle-même l’avancée de l’eau, puisque l’université de La Guajira a refusé la proposition du scientifique de faire de La Cachaca III un cas pilote pour chercher des alternatives d’atténuation face à l’urgence climatique.
« La mer va plus vite que les processus administratifs »
Les effets du changement climatique, tels que l’augmentation du niveau de la mer et l’intensification des tempêtes, ont aggravé l’érosion. Ainsi que les activités humaines, comme l’urbanisation des côtes.
Dans la communauté Twuliá, toutes les habitations ont dû être déplacées d’environ un kilomètre et les foyers ont été privés de leur principal moyen de subsistance, la pêche. Sept familles, sur la quarantaine que comptait la zone, sont parties. « Si tout le monde s’en va, notre langue disparaîtra, ainsi que nos fêtes traditionnelles, nos croyances. Nous disparaîtrons », déclare Clarena Fonseca.
« Ils ne veulent pas “gaspiller” de l’argent pour des indigènes »
En début d’année, elle a lancé une action en justice contre l’État pour l’obliger à agir. « La mer va plus vite que les processus administratifs », désespère-t-elle. « Le cas de ces familles qui ont dû partir est unique et emblématique en Colombie, parce qu’il s’agit du premier cas de déplacement pour causes associées au changement climatique », explique son avocat, Andres Aristizábal. Pour lui, tout comme pour le scientifique Carlos Bueson, la communauté souffre actuellement de « racisme climatique ».
Avec la construction de digues à Riohacha, les intérêts des populations urbaines, plus influentes et où les indigènes sont peu représentés, ont été privilégiés, au détriment des autres. « C’est très clair, ils ne veulent pas “gaspiller” de l’argent pour des indigènes et attendent juste qu’ils partent tous parce que, évidemment, l’érosion affecte toujours les plus vulnérables en premier », commente Carlos Bueson, agacé. Les Wayuu, plus grand groupe indigène de Colombie avec environ 500 000 membres, vivent en effet déjà dans des conditions de grande pauvreté et ont toujours été marginalisés par le pouvoir central.
Un paradis touristique abîmé par la mer
Quelques kilomètres plus au sud, à Palomino, les vagues sur lesquelles les surfeurs réalisent leurs figures emportent également avec elles la côte. Les tentatives des locaux pour les freiner se révèlent vaines. Elias, un jeune homme au corps sculpté par l’effort, émerge de l’eau avec sa planche. Il avance avec précaution, en essayant d’esquiver les débris épars — des blocs de béton et des sacs de sable servant à ralentir la montée des eaux, mais aussi des arbres déracinés et des végétaux tombés à l’eau — pour ne pas se blesser. « C’est devenu dangereux de marcher dans l’eau », dit-il amèrement.
Avant, Palomino était un paradis, l’une des destinations les plus populaires des Caraïbes colombiennes et la ville favorite des backpackers. « Cela fait peur de se dire que ces lieux magiques peuvent disparaître », dit le surfeur. Les photos en ligne vantent encore ses plages de carte postale : sable fin, blanc, palmiers inclinés. Mais la réalité est désormais tout autre. La côte est jonchée de lambeaux : des sacs de sable éventrés et des blocs de béton arrachés par les vagues, témoins d’une lutte déjà perdue contre la mer. Julia et Meryem, deux touristes colombiennes, sont assises dans l’eau, incrédules devant ce paysage défait. « C’est fou ce que peut faire la mer, on n’est rien face à cela. »
La peur d’un retour en arrière
L’économie du territoire, basée à 85 % sur le tourisme, est en danger. Leyson Jimenez, professeur de surf, attend en plein soleil, enveloppé par la chaleur humide de la région, la sueur perlant sur son front. Aucun élève ne vient. « Les étrangers sont déçus de Palomino. Il n’y a plus de plage et faire du surf au milieu de ces débris leur fait peur », admet-il. La semaine précédente, une touriste allemande venue s’initier au surf s’est ouvert le visage en heurtant un morceau de digue en béton abandonné sur la plage.
Certains professionnels du secteur touristique, comme lui, hésitent déjà à partir ou à se reconvertir. D’autres préfèrent ne pas parler, par peur d’éloigner encore plus les touristes. En 2021, la plage a été déclarée en état de « catastrophe publique » par la mairie. Les habitants espéraient que ce statut allait accélérer les discussions et prises de décisions des autorités compétentes face au problème, par exemple avec des dédommagements ou la construction d’éperons tout le long de la côte. Trois ans plus tard, rien n’a changé.
À l’hôtel Finca Escondida, les transats flirtent avec l’eau. « On a dû réduire notre espace, explique Nerlis Vergara, responsable de l’établissement. En 2020, en voyant que l’eau avançait, on a fait construire une piscine pour offrir une alternative à nos clients. » Avec l’érosion, les revenus ont chuté de 40 %. Une quarantaine de familles dépendent de l’activité de cet hôtel, suspendue à un fragile équilibre et la peur d’un retour en arrière. Car Palomino n’a pas toujours été une destination de rêve.
Avant de se consacrer à l’industrie du surf, le territoire a longtemps souffert du conflit armé colombien. « Le tourisme a généré une transformation sociale et, sans cette source de revenus, les gens vont se retourner vers des “solutions” faciles, vers le conflit et la violence dont on a tant souffert », s’inquiète Nerlis Vergara. La lutte dépasse celle des plages qui disparaissent. Elle porte aussi l’espoir fragile d’une paix que le ressac menace de balayer.