Une ferme solidaire pour l’insertion des jeunes de Seine-Saint-Denis


Stains (Seine-Saint-Denis), reportage

Idrissa Diakité se marre, de plus en plus fort, à mesure que sa fourche grignote un imposant tas de fumier. Une fumée épaisse s’échappe de l’amas pour embaumer la froideur humide qui enveloppe le verger. « Ça, c’est du fumier de qualité ! » s’exclame-t-il, l’air farceur, en remplissant sa brouette.

À un éclat de rire de là, avec Cyrille Foulon, grand gaillard au regard doux et au sourire discret, il épand le fumier sur une couche de feuilles mortes et de paille. Un peu d’azote sur un peu de carbone : c’est la technique dite de la « lasagne », employée en permaculture pour nourrir le sol, en attendant le printemps.


La Ferme des possibles emploie au total 80 personnes.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

« Tout ça vient de la ferme et ce sont les vers de terre et les champignons qui vont finir le travail », souligne Idrissa Diakité. Pendant ce temps, Jafaar Lazaar fabrique une cahute avec des matériaux récupérés et Émilie Legry constitue des paniers de Noël.

Des paniers de fruits livrés aux entreprises du CAC40

Le bonheur de ces quatre-là n’est pas accessoire. Il est l’humus, la sève et le fruit de la Ferme des possibles, potager et verger urbain niché à Stains, au nord de la Seine-Saint-Denis. Un hectare d’arbres fruitiers et de légumes cultivés sans intrant, ni pesticide, ni machine, par quatre travailleurs en situation de handicap mental léger. Ils expérimentent les techniques d’agroforesterie — un potager cultivé sous des arbres fruitiers. Les récoltes, le miel et les confitures produits localement sont écoulés en vente directe. À leurs côtés, une trentaine de salariés en voie d’insertion ou en quête d’une première expérience professionnelle travaillent aussi à la ferme.


Jafaar Lazaar est l’un des employés de la Ferme des possibles de Stains.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Dans le ciel, le ballet des jets en phase d’atterrissage vers l’aéroport du Bourget, tout proche, contraste avec la quiétude du verger, où chaque chose semble trouver sa place, en quasi-autonomie. Les quinze variétés d’arbres fruitiers et les lignes de culture maraîchère en préparation pour le printemps cohabitent avec une faune diverse. Trois poneys qui « offrent leurs déjections » à la ferme, des poules, formidables recycleuses de restes alimentaires, des brebis qui font leurs vocalises, des mésanges de passage…

« On veut alimenter le modèle de la graine à la fourchette et faire en sorte que les travailleurs soient épanouis »

« Et des canards, pour manger les escargots et les limaces », précise Idrissa Diakité, arrivé à la ferme en 2018 et passé maître dans l’art des boutures et des jeunes pousses d’arbres fruitiers. « Mais les canards sont mal élevés, alors ils s’attaquent à nos salades », s’amuse Hélène Cormier, accompagnatrice des quatre maraîchers de la ferme, elle-même en reconversion professionnelle après une carrière comme cadre dans les ressources humaines.

« Notre ambition est modeste, on veut alimenter le modèle de la graine à la fourchette et faire en sorte que les travailleurs soient épanouis, résume-t-elle, bonnet vissé sur la tête. Moi, je leur apporte un cadre et quelques connaissances. Mais ils en savent un sacré rayon sur la terre, même s’ils ne l’expriment pas de la même manière. J’ai beaucoup appris en échangeant avec eux. Ce partage est une richesse folle. »


Les arbres fruitiers et les légumes de la ferme sont cultivés sans intrant, ni pesticide, ni machine.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

La vente directe des récoltes n’apporte que 10 % du revenu de la ferme. La coopérative d’insertion a néanmoins trouvé une viabilité économique en offrant un service de traiteur et en livrant des paniers de fruits bio à des grandes entreprises. Au total, cela représente 5 tonnes par an de denrées venues de la ferme et de deux grossistes bio, le tout estampillé « biologique », « inclusif » et « solidaire », un filon porteur, car les multinationales cherchent à redorer leur image et à multiplier les (petits) gestes de responsabilité sociale et environnementale (RSE).

Le regard des autres, « ultraviolent »

TotalEnergies figure d’ailleurs parmi les clients de la Ferme des possibles, ce qui n’a pas manqué de susciter du débat au sein de la coopérative. « Notre boulot, c’est d’évangéliser les gens », assume Mohamed Gnabaly, directeur et cofondateur du lieu, qui partage ses semaines entre la coopérative et l’Île-Saint-Denis, commune dont il a été élu maire en 2016.


Mohamed Gnabaly a été à l’origine du projet au début des années 2010.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Il était loin d’imaginer une telle formule, lorsqu’il s’est engagé, en 2011, fraîchement diplômé d’école de commerce et salarié de la finance, avec ses trois amis d’enfance. Leur association s’est d’abord tournée vers le soutien scolaire à l’Île-Saint-Denis, puis elle a offert des fournitures scolaires en échange d’heures de volontariat.

Mais les acolytes enduraient le regard négatif que porte la société sur les jeunes de Seine-Saint-Denis. « C’était ultraviolent et cela a fait naître une frustration, se souvient Mohamed Gnabaly depuis le canapé de son bureau, au deuxième étage de la ferme, bâtiment entièrement « écoconstruit » en 2018 et distingué par plusieurs prix architecturaux. On s’est tellement fait gifler qu’on a voulu prouver qu’on pouvait être à la pointe et réussir des choses un peu folles. »

Une formule qui marche et 80 employés

Le trio s’est donc lancé à la recherche d’un modèle économique en se tournant vers les agriculteurs des zones périurbaines. L’association offrait des volontaires pour travailler dans les vergers, en échange de fruits qu’elle revendait ensuite pour récolter des fonds. « On parlait bien, ça marchait en termes de récit, retrace le militant. On a commencé la livraison de corbeilles de fruits bio au bureau en mode abonnement, puis des petits-déj et des cocktails-buffets ». La structure a embauché ses dix premiers contrats aidés en 2013 et la ville de Stains lui a proposé la même année de reprendre d’anciens jardins ouvriers pour exploiter leur propre ferme.


Le bâtiment de la ferme a été construit dans le respect des normes environnementales et récompensé par plusieurs prix d’architecture.
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La Ferme des possibles a donc progressivement trouvé sa propre formule et emploie aujourd’hui quatre-vingts personnes. Aux fourneaux, on retrouve vingt salariés en voie d’insertion professionnelle avec des contrats de deux ans. Dans la plateforme logistique qui occupe l’autre partie de l’imposant bâtiment, s’affairent une dizaine de jeunes salariés en quête d’une première expérience, conduits ici par leur mission locale pour la plupart. Elle compte désormais continuer à s’ouvrir pour devenir un tiers-lieu et s’apprête à lancer une deuxième ferme, deux fois plus grande, en pleine terre et avec 1 500 m² de serre, toujours à Stains.

Au sommet d’un petit escalier en bois, sous l’imposante toiture du bâtiment, un autre ingrédient clé a été ajouté au dispositif il y a deux ans : un billard. C’est autour de ce rectangle vert que se cultive le lien entre les salariés et que les maraîchers développent leurs capacités de concentration et de relationnel. Un processus invisible de l’extérieur, mais d’une grande richesse.


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