Derrière les cas emblématiques du Larzac et de Notre-Dame-des-Landes, des centaines de collectifs moins médiatisés remportent des batailles locales et construisent les prémisses d’un réseau décentralisé d’entraide et de résistance, indispensable dans le contexte socio-climatique actuel. On revient sur les ingrédients de ces victoires.
Quand la lutte l’emporte, c’est la dernière étude de l’organisation Terres de luttes, fait le récit d’une décennie de victoires locales contre des projets imposés et polluants partout en France. Qu’ont-ils en commun ? Existe-t-il une « recette de la victoire » ? Décryptage.
Quand la lutte l’emporte
Publié le 4 décembre, le nouveau rapport de l’organisation Terres de luttes est riche d’enseignements. En plus d’une centaine de pages, l’étude réalisée par le chercheur Gaëtan Renaud dessine le portrait de dizaines de victoires locales qui se cachent derrière les grands succès médiatisés ces dix dernières années.
Au total, ce sont 162 groupes qui se sont opposés à la construction de projets routiers, de nouvelles infrastructures aéroportuaires, l’extraction de ressources naturelles ou de nouveaux aménagements touristiques avec à la clef : la victoire !
David contre Goliath
À leur façon, toutes ces luttes ont permis de préserver des terres et des zones humides cruciales à la biodiversité et à la séquestration de carbone, de faire vivre une agriculture paysanne, de voir fleurir des modes de vie inventifs en marge des systèmes marchands ou de donner refuge à des personnes marginalisées. Des victoires locales dont le monde a bien besoin. Mais comment ont-ils réalisé ces exploits ? Existe-t-il une « recette miracle » pour faire de chaque bataille un succès ?
Le rapport refuse de « standardiser la lutte comme un processus linéaire », qui pourrait être reproduit indépendamment d’un réseau ou d’un territoire. Gaëtan Renaud explique :
« Au contraire, en déconstruisant cette idée d’une « recette de lutte », nous essayons ici de trouver dans l’hétérogénéité des cas étudiés un sens commun »
L’intention des chercheurs était surtout de mieux visibiliser la force de ces centaines de combats locaux trop souvent oubliés, mais aussi de s’interroger : « quels sont les traits communs des victoires des luttes ? Quelles ont été leurs stratégies et leurs moyens d’action ? Quels impacts ont-elles eu au-delà de la seule victoire, et dessinent-elles ensemble, les contours d’un mouvement d’entraide puissant apte à changer la donne ? ».
La résistance s’organise
Pour répondre à ces questions, l’analyse s’appuie sur l’expérience de 42 collectifs dont la victoire a eu lieu entre 2014 et 2024 : « Le choix des collectifs rencontrés a été réalisé en veillant à garantir la diversité des terrains d’enquête, qu’il s’agisse de la situation géographique des luttes, du type d’espace dans lequel elles se déploient, du type de projet concerné, des formes de mobilisations ».
La victoire est établie lorsque le projet auquel s’opposent les militants est abandonné, et lorsque ces derniers acceptent eux-même de parler de victoire, même lorsqu’elle est temporaire ou partielle. Dans plus de la moitié des cas étudiés (54%), les collectifs sont spécifiquement créés pour l’occasion, et se structurent ensuite en association.
Au cours des entretiens, les chercheurs constatent avec stupeur qu’aucun collectif n’a pu établir un dialogue avec le porteur de projet.
« Dans la majorité des cas étudiés, le projet a été pensé comme « une conquête », avec une étude du territoire par le porteur de projet, de sa résistance potentielle, des arguments qui pourront y être développés, et une forme de “recette” qui devrait permettre l’implantation facile du projet ».
Halte aux fausses promesses
Cela s’explique notamment par une logique de « de maximisation du rapport coût-bénéfice », portée par des professionnels de la pré-faisabilité qui vont directement cibler des territoires dont les faiblesses structurelles facilitent l’installation. Le rapport cite par exemple l’existence d’une gouvernance locale jugée conciliante, voire complaisante, des prix fonciers modérés, une faible densité démographique limitant les oppositions potentielles et des besoins économiques locaux rendant le territoire plus enclin à accepter des compromis.
Bien souvent, les engagements sont multiples et porteurs d’espoir : plus d’emplois, peu d’impacts environnementaux, une attractivité accrue, et toujours la promesse de s’y tenir. Et pourtant, ils finissent largement par être remis en cause, diminués, mal évalués, et bien rarement soutenus dans la durée. Face à cette réelle déconnexion entre le projet et l’échelle locale, la résistance s’organise.
Simples riverains, militants de longue date, retraités ou profils plus techniques, « on retrouve une grande pluralité de sensibilités politiques, de milieux sociaux et de niveaux d’expérience militante » au sein de ces collectifs. Sans toujours le savoir, ils et elles s’engagent dans une lutte de longue haleine qui durera en moyenne 7 ans. La victoire du groupe dépend donc forcément de sa résilience, surtout lorsqu’il doit faire face à « des stratégies de dissuasion, de décrédibilisation, et d’intimidation de la part des adversaires », mais aussi à l’épuisement militant.
Prendre soin pour durer
Pour le prévenir, les collectifs misent sur une organisation horizontale et des temps de convivialité. « Ainsi, la question du soin apporté aux relations humaines apparaît en effet comme un élément central dans la réussite des collectifs. Cela passe par une grande attention portée aux émotions, aux besoins et au bien-être de chacun des membres », relèvent les auteurs du rapport.
En termes de tactiques, il est essentiel d’acquérir une compréhension technique du projet. Pour s’identifier comme « interlocuteur légitime » devant les institutions étatiques, un argumentaire systémique est nécessaire, développant les potentiels impacts environnementaux (sols, eaux,…), sociaux (emplois dégradés), économiques (faibles retombées, endettement…), ou politiques (devoir de cohérence des élu.es) du projet.
Pour Gaëtan Renaud, la montée en compétences va bien au-delà d’une délégation du travail d’expertise aux scientifiques. Un véritable dialogue s’instaure alors entre savoirs scientifiques et connaissances de terrain.
« le collectif s’approprie ces savoirs, les traduit en arguments compréhensibles, les met en relation avec la réalité locale »
Synchroniser les tactiques
Ensuite, une multitude de stratégies est mobilisée, du levier juridique comme médiatique, à la mobilisation de rue. 80% des groupes militants optent pour le recours judiciaire, faisant de cet outil « une véritable arme des luttes locales ». S’il permet simplement de gagner du temps, ce travail juridique alimente également la lutte sur d’autres aspects, comme la crédibilité auprès des institutions, le développement de l’expertise technique, l’utilisation des recours comme stratégie de feuilleton médiatique ou encore la levée de fonds.
La médiatisation est également un passage obligé pour les collectifs. Si la presse quotidienne régionale se montre parfois hostile envers leurs engagements, les militants se tournent plus volontiers vers des relais comme Basta!, Reporterre, La Relève et la Peste ou Mr Mondialisation pour inscrire leur lutte dans une perspective engagée plus large.
Au-delà d’une simple diversité de stratégies, les chercheurs préfèrent le terme de « synchronicité des tactiques », l’important étant de coordonner ces différents outils au bon moment, de façon à décupler leur impact.
« La lutte contre le poulailler industriel de Langoëlan a par exemple particulièrement bien combiné les leviers juridique, financier, médiatique et scientifique – en dévoilant une semaine avant de la procédure juridique la présence d’une espèce protégée (l’escargot de Quimper) pour que la partie adverse ne puisse réagir, ou encore en convainquant le Crédit Agricole de suspendre son prêt à un moment crucial de l’autorisation de travaux pressentie, le tout en maintenant un feuilleton médiatique continu ».
« On a toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête »
Mais quand peut-on parler de victoire ? « Dans le contexte des luttes environnementales locales, la notion de « victoire » mérite d’être interrogée tant elle revêt des significations multiples et parfois ambivalentes », estiment les chercheurs. La victoire n’est à ce titre jamais totale ni définitive. Même avec l’abandon du projet entériné, les militants interrogés se disent toujours sur le qui-vive.
« En fonction des virages, du flux, du reflux et au gré de l’histoire, on a toujours une épée de Damoclès au-dessus de la tête. On ne sait jamais si ça peut revenir ou pas. Et on voit que quand il y a un projet qui est enterré, il y en a deux autres aussi bêtes qui voient le jour. Donc, c’est compliqué, c’est sans fin », explique l’une d’elle.
Tout le travail mené par les équipes, qui ont développé une véritable expertise, peut également être étendu à d’autres luttes thématiquement ou géographiquement semblables. « La création d’outils de transmission, comme la BD sur la lutte Oxylane ou à Brétignolles, participe également à cette capitalisation », soulignent les auteurs.
La lutte en héritage
Ces luttes participent plus largement à l’élaboration d’une expertise des populations ancrée dans les territoires, alliant savoirs locaux, compétences techniques et maîtrise des démarches administratives. L’héritage de la victoire est alors « une accélération pour les luttes alentours et celles prêtes à se lancer ».
C’est par exemple le cas à Langoëlan, où la lutte a donné naissance au collectif « Morbihan contre les fermes usines ». Ce dernier s’est ensuite élargi à « Bretagne contre les fermes usines », puis le collectif a participé à la fondation de la coalition nationale « Résistances aux Fermes Usines », illustrant à merveille comment une victoire locale peut servir de catalyseur pour des mobilisations plus larges.
Finalement, la véritable victoire est de constituer un mouvement social qui ne s’ignore plus, qui a conscience qu’il peut renverser Goliath, qui obtient la certitude que « les moyens matériels mais surtout immatériels qu’il a acquis durant la lutte sont un héritage précieux à partager pour renforcer les réseaux de luttes et transformer durablement le territoire », conclut Gaëtan Renaud.
– L. Aendekerk