« Emmanuel Macron se maintient au pouvoir en niant la démocratie »


Christian Laval est professeur émérite de sociologie. Il est l’auteur de nombreux livres, notamment sur l’histoire et les racines du néolibéralisme, comme L’Homme économique, Ce cauchemar qui n’en finit pas ou Le Choix de la guerre civile. Début 2025 paraîtra son premier roman, Marx en Amérique (éd. Champ Vallon), et Instituer les mondes, coécrit avec Pierre Dardot (éd. La Découverte).


Reporterre — « Mascarade », « provocation »… Le 23 décembre, l’annonce de la composition du gouvernement Bayrou a suscité indignation, ironie, abattement… Vous qui avez beaucoup écrit sur les stratégies de l’État néolibéral, avez-vous aussi été étonné par cette reconduction des « presque mêmes » à la tête de l’État ?

Christian Laval — En réalité, non, je n’ai pas été étonné. Évidemment, en tant que citoyen, j’ai été comme beaucoup heurté, scandalisé, mais si je me réfère à l’histoire du néolibéralisme, ça me paraît être dans le cours des choses. Les gouvernements qui relèvent de la logique néolibérale, comme celui de M. Macron, utilisent systématiquement tous les moyens à leur disposition, de la violence à la négation des verdicts électoraux, pour défendre leur politique, la création de marchés concurrentiels partout dans le monde et dans tous les domaines de la vie — avec tout ce que cela induit comme politiques fiscales et antisociales pour soutenir la compétitivité et les profits des grandes entreprises.

Si vous me demandez où cette idéologie néolibérale s’est manifestée de la façon la plus dure, je vous répondrais au Chili, le 11 septembre 1973, quand le général Pinochet a renversé le gouvernement socialiste d’Allende par un coup d’État. Malgré les crimes commis, ce putsch a été explicitement soutenu par l’ensemble des doctrinaires du néolibéralisme, qui ont dit en substance, par la bouche de Hayek, leur grand théoricien, que « mieux valait une dictature qui défende le marché qu’une démocratie qui, au contraire, mette en cause ses lois ».

Cela dit, le néolibéralisme présente une grande faculté d’adaptation aux circonstances locales, rapports de force, traditions culturelles, etc. Par rapport à ce coup d’État chilien, qui plongea le pays dans une dictature sanglante pendant seize ans, ou au coup de force de Trump le 6 janvier 2021 dans l’enceinte du Capitole, les manœuvres de M. Macron sont drapées, si je puis dire, de légalisme.

N’y a-t-il pas eu déni de démocratie lorsque, après les élections législatives des 30 juin et 7 juillet derniers, il a refusé de convier le Nouveau Front populaire, coalition qui avait obtenu le plus grand nombre de députés, à participer au nouveau gouvernement ?

Effectivement, il aurait été parfaitement logique que le président de la République propose alors à des représentants de cette coalition d’intégrer le gouvernement. Mais il ne pouvait en être question : pour les néolibéraux, il est inconcevable de remettre en cause les politiques probusiness favorables au capital et aux plus riches, comme pourrait le faire le Nouveau Front populaire, de toucher si peu que ce soit aux plus hauts revenus, comme l’avait d’ailleurs timidement suggéré M. Barnier lui-même. Alors nous avons effectivement assisté, comme cela a été dit dès le mois de juillet, à un déni de démocratie.

Pour autant, on n’a guère entendu de constitutionnaliste mettre en cause la façon de procéder de M. Macron. Sur les plateaux de télévision, beaucoup sont venus dire que, oui, finalement, le président de la République n’était pas obligé, constitutionnellement, d’associer la formation qui avait obtenu le plus de députés au gouvernement. Donc, selon la doxa, M. Macron est dans la légalité… ce qui ne l’empêche pas de nier l’esprit de la démocratie.

« La volonté populaire est entravée, l’esprit de la démocratie est trahi »

Souvenons-nous de ce que disait Montesquieu dans L’Esprit des lois : il y a d’un côté les lois et, de l’autre, l’esprit des lois. L’« esprit des lois », cela veut dire que, dans une démocratie, on ne décide rien sans tenir compte de l’avis des peuples.

Or, qu’il s’agisse de la voix bafouée des Gilets jaunes dans les cahiers de doléances, des 49.3 en cascade au moment de la réforme des retraites, pourtant condamnée par 70 % des Français, de la négation du résultat des législatives, chaque fois, c’est la volonté populaire qui est entravée, c’est l’esprit de la démocratie qui est trahi, je dirais même l’esprit de la démocratie libérale la plus élémentaire. Et ce qui est à mon avis le plus inquiétant aujourd’hui, c’est qu’on ne voit pas grand-monde s’élever au centre et à droite pour protester contre cette manière de gouverner.

Replaçons cette « gouvernance légaliste » dans le contexte de la crise écologique. Dans « Le Choix de la guerre civile », en 2021, vous expliquiez que le trumpisme s’est construit contre et grâce à la figure fictive de l’« ennemi intérieur » (les étrangers, l’État social…). De la même manière, ne pourrait-on dire que le président Macron a choisi de faire de la gauche l’« ennemi intérieur » au moment même où le capitalisme est si contesté ?

Contre l’A69, contre les mégabassines, contre les coupes rases de forêt… les mobilisations écologistes dans les territoires, oui, inquiètent le pouvoir. Ça se comprend d’ailleurs assez facilement, parce que l’écologie, une écologie conséquente avec elle-même, c’est-à-dire qui s’attaque aux causes, ne peut aller que vers la remise en question du néolibéralisme, et même du capitalisme, qui est de lui-même incapable d’accepter des limites à son expansion. 

Alors, c’est ce qu’on explique dans le livre que vous venez de citer, les néolibéraux ont fait le choix de la guerre civile. Telle que nous l’entendons, il ne s’agit pas seulement de la guerre que mènent les 1 % les plus riches contre les 99 % autres, mais d’une guerre qui divise la population au nom de valeurs familiales traditionnelles, de la sécurité, de l’autorité, de la « menace migratoire », etc.

Effacer le « social » au profit du « national » : c’est ainsi qu’une partie des classes populaires a été captée par l’extrême droite — une capture grandement favorisée par l’alignement de la gauche de gouvernement sur le mode de gouvernement néolibéral. Mais maintenant, on en est au point où il y a très peu de choses qui séparent Renaissance, le parti d’[Emmanuel] Macron, les autres formations du centre, de la droite et l’extrême droite. Les nominations de [Gérald] Darmanin et [Bruno] Retailleau aux deux ministères stratégiques de l’Intérieur et de la Justice le montrent bien : ces gens n’ont plus de libéral que le nom. D’ailleurs se réclament-ils vraiment du libéralisme politique ?

C’est la gauche, vous avez raison, qui est constituée par eux comme l’« ennemi ». Un des signes les plus flagrants, c’est le fait que l’ensemble des formations de gauche sont maintenant qualifiées « d’extrême gauche ». Or ce terme était autrefois réservé à quelques petits partis extraparlementaires, qui voulaient prendre le pouvoir par la révolution. Rien à voir avec le Parti socialiste, Les Écologistes, le Parti communiste, qui sont des formations parfaitement légales, parfaitement inscrites dans l’histoire parlementaire de France. Cette stigmatisation de l’ensemble de la gauche montre comment l’extrême droite contamine par sa rhétorique la droite et le centre.

Cette stratégie d’exclusion de la gauche fonctionne bien selon vous ?

Tout à fait. On le voit un peu partout, c’est cette stigmatisation et, au-delà, cette division du peuple qui permettent aux néolibéraux de se maintenir au pouvoir, et parfois sous les formes les plus violentes : hier le bolsonarisme, aujourd’hui encore le trumpisme, et l’extrême droite en Italie, en Hongrie, et peut-être bientôt en France. Cette tragédie politique risque de durer encore puisque le néolibéralisme fera tout pour maintenir le statu quo le plus longtemps possible, en produisant des ennemis effrayants (« wokes », « écoterroristes », « islamogauchistes », etc.), en créant sans cesse des diversions, en orchestrant des divertissements spectaculaires, style Jeux olympiques…

Est-ce pour nous rendre l’espoir d’une alternative que vous publiez ce mois le roman « Marx en Amérique » ?

Oui, ce Marx imaginaire tente de faire un peu rêver, de dire que tout est encore possible. Il est né de ma confiance dans les vertus de l’imagination politique : je crois même qu’il n’y a qu’elle aujourd’hui qui puisse nous aider à sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes. En fait, je me suis beaucoup servi des travaux que Marx, le philosophe et l’homme d’action, a réalisés dans les dix ou vingt dernières années de sa vie, entre 1860 et 1880, pour composer un portrait qui lie son intérêt pour l’écologie (notamment les recherches, réalisées déjà à son époque, sur l’épuisement des sols) et sa curiosité pour les sociétés pré-capitalistes, dites traditionnelles ou archaïques.

Dans mon roman, il rencontre des Iroquois insoumis, vit avec eux, combat à leur côté, change sa façon d’être, fasciné par ce peuple qui a inventé une confédération démocratique très poussée — et ça, c’est historique. Il se dit que ce modèle démocratique, qui instaure un lien vivant entre le local et le global, pourrait bien être la seule solution pour faire un monde commun…

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