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par Bruno Guigue
(Première partie)
La philosophie politique est la démarche de la raison qui ne se satisfait pas de l’ordre établi et entreprend d’en interroger la légitimité. Mais elle n’est jamais le fait d’un individu isolé qui s’adonnerait à la spéculation abstraite. Toute théorie étant l’expression d’une pratique théorique, elle revêt la texture d’un événement situé dans le monde et portant l’empreinte d’une époque. Lorsqu’ils interrogent les fondements du pouvoir politique, il y a plus de deux mille ans, les penseurs chinois ne font pas exception à cette historicité. Partie prenante d’un monde en pleine transformation, ils veulent dégager le sens de ce qui en paraît dépourvu, tant les actions humaines semblent irrationnelles et les événements imprévisibles. Tout en administrant une leçon de sagesse, ils entendent révéler les forces sous-jacentes qui déterminent le cours des choses. À leurs yeux, les changements cycliques dont le rythme scande l’histoire s’inscrivent toujours dans un horizon cosmique. C’est pourquoi, dépassant la simple observation empirique, ils s’attachent à scruter l’ordonnancement essentiel qui se profile derrière les phénomènes. Ils cherchent, écrit Léon Vandermeersch, «les formes véritablement structurantes cachées sous la confusion des apparences superficielles et dont les correspondances font l’harmonie profonde de l’univers».
La philosophie chinoise nous invite à réfléchir sur les rapports entre la nature et l’histoire, l’individu et la communauté, le rite et la loi, l’éthique et la politique, le peuple et le souverain, l’universel et le particulier. Si ses conceptions sont fort loin des nôtres, cette différence culturelle nous invite précisément à mettre en question notre propre manière de penser. Le vocabulaire lui-même n’indique-t-il pas l’altérité des origines dont nos idées respectives portent l’empreinte ? «L’expression philosophie politique est un concept occidental issu du mot grec polis (la cité) et diamétralement opposé à l’environnement historique et sociologique qui a vu naître le confucianisme», observe le philosophe contemporain Chen Ming. «Dans la langue chinoise, le terme qui désigne la politique, zhengzhi 政治, est formé de deux éléments différents : zheng et zhi. Dans les Classiques chinois, le terme zheng désigne diverses activités, telles que la préservation du bien-être matériel, le culte des ancêtres, la gestion des affaires étrangères et les campagnes militaires. Le terme zhi renvoie, pour sa part, au fait de gouverner et se rapproche du sens occidental moderne du mot politique».
Cette extension remarquable du concept auquel correspond le terme chinois suggère-t-elle que la politique, loin de constituer un domaine séparé, relève des lois immuables qui régissent l’univers ? Entre la Chine et l’Occident, poursuit Chen Ming, «la principale distinction repose sur le fait que la philosophie politique occidentale vient de la polis, tandis que la philosophie politique confucéenne est issue du système de la parenté. La polis repose sur un accord contractuel conçu et construit par l’homme. En revanche, la parenté repose sur la filiation et la consanguinité, qui sont une extension de la nature». Autant dire qu’il n’y a pas de modèle universel dont chaque culture devrait s’efforcer d’atteindre la perfection, et que la prétention d’une culture particulière à figurer un tel modèle est désespérément vaine. Prenons la pensée chinoise comme simple objet de méditation, ou comme invitation à nous interroger sur nous-mêmes, comme on voudra, mais en évitant de la passer au crible de nos préjugés. Pour ma part, j’ai décidé de m’intéresser à cette pensée d’un double point de vue : en privilégiant à la fois ce qui influence encore la manière chinoise de penser et ce qui diffère notablement de nos propres conceptions. La philosophie de la Chine ancienne présente une telle complexité que tout effort de synthèse didactique est le bienvenu. D’excellents spécialistes s’y sont exercés. La présente étude leur doit tout, et mon seul mérite est d’en avoir tenté une présentation très imparfaite.
1. La dialectique du réel
Dans un climat d’effervescence intellectuelle qui se présente rarement dans l’histoire, les penseurs de l’époque des «Royaumes combattants» (480-256 av. J.-C.) ont tenté d’apporter des réponses inédites aux interrogations sur la politique, laissant aux lettrés des siècles suivants le soin d’en corriger la portée. Il n’est pas exagéré de dire que ces interrogations continuent de hanter une civilisation qui s’est penchée, très tôt, sur les significations sous-jacentes du monde humain. La pensée politique chinoise, en effet, repose sur une conception originale du cours des choses, une vision cosmologique aux racines très anciennes. Quelles sont les forces qui meuvent l’univers ? Comment s’articulent les processus naturels et l’intervention humaine ? Cette distinction elle-même est-elle pleinement légitime ? Pour les Chinois, le monde est une totalité incréée et indivise, sans discontinuité entre ses parties, emportée par un mouvement sans commencement ni fin. C’est ce qu’exprime au XIe siècle le philosophe confucéen Zhu Xi : «À l’origine du monde, il n’y avait que les énergies yin et yang. Ces énergies en se mouvant ont provoqué des frottements en tous sens dont la force a dégagé une immense quantité d’impuretés qui, n’ayant nulle part où aller, se sont agglomérées au centre pour former la terre. Ce qu’il y a de plus pur dans les énergies a donné lieu au ciel, au soleil et à la lune, ainsi qu’aux étoiles».
Ce qui anime l’univers, c’est le qi 气, le «souffle», cette énergie universelle qui lui procure sa dynamique inépuisable et assure son renouvellement incessant. Tout être vivant, toute partie de l’univers, y prend sa source. «Concentré, il constitue la vie ; dissipé, c’est la mort», écrit Zhuangzi (369-288 av. J.-C). Cet élan continu qui emporte tout ce qui existe, c’est l’unité réunissant toute dualité, l’association des contraires qui apparemment s’excluent l’un l’autre, mais ne vont pas l’un sans l’autre. La vie est unité complexe, organisée, incluant l’opposition et la diversité. C’est «un silence primordial qui devient mouvement et qui culmine dans une immobilité vivante et agissante, en un acte rayonnant et immobile», commente Isabelle Robinet. Le jeu des conflits devient constructif lorsqu’il est régularisé, en constituant cette harmonie qu’incarne celui qui relie le Ciel à la Terre, le souverain, l’homme par excellence. La pensée chinoise s’attache à inclure, et non à exclure, les incertitudes et les antinomies. Elle fait la part belle au rôle vital de l’antagonisme, ce qui se vérifie aisément en politique, où les Chinois font jouer les opposés pour obtenir l’équilibre. Elle cherche constamment à reprendre le passé pour l’inclure dans le présent, à réinscrire le révolu dans le devenir en lui donnant un sens nouveau.
Impossible, dans ces conditions, de penser et d’agir en dehors du monde tel qu’il est. Cette attention au cours effectif des choses explique le refus de séparer la connaissance de la pratique et d’opposer l’intelligible au sensible. «Il ne peut y avoir de raison indépendamment des choses du monde», écrit Hu Hong (1106-1162). La pensée chinoise, à l’opposé du dualisme, adopte une logique de l’inclusion pour laquelle l’opposition des contradictoires n’est qu’apparente et se fond dans le devenir incessant qui caractérise l’univers. «Le thème mythique de la lutte entre natures ennemies (dieux et titans, lumière et ténèbres, Dieu et Satan), ce thème n’est pas chinois», note Jacques Gernet. Pour la pensée chinoise, ce sont «des opposés complémentaires, non exclusifs les uns des autres», qui forment la trame du monde. «Il est dans l’ordre du monde, écrit Cheng Hao (1032-1085), que rien n’existe isolément et sans son opposé. Cela est ainsi, non par l’effet d’un arrangement volontaire, mais de façon entièrement spontanée. Chaque fois que j’y songe la nuit, je me mets à danser des mains et des pieds sans m’en rendre compte». Ou encore : «Des dix mille choses du monde, il n’en est aucune qui n’ait son opposé. C’est un yin 阴, un yang 阳, un bien, un mal. Quand le yang croît, le yin décroît. Quand le bien s’accumule, le mal diminue. Quelle n’est pas l’étendue de ce principe ! L’homme n’a pas besoin de connaître autre chose».
Que la dualité-complémentarité est constitutive de toute réalité, c’est ce que révèle de façon tangible la relation du Ciel et de la Terre. Pour le philosophe du XVIIe siècle Wang Fuzhi (1619-1692), le Ciel est en haut et manifeste son initiative persévérante en pénétrant la Terre ; la Terre est en bas et manifeste sa soumission continue en s’ouvrant au Ciel. «En même temps que leur radicale différence illustre constamment le double mode de la réalité (la transparence de l’invisible, l’obstacle de la densité), Terre et Ciel réalisent l’union la plus intime» qui est «le fonds (fondement) de toute fécondité : de leur différence-corrélation naît le grand fonctionnement du monde, et c’est d’elle que résulte le grand engendrement de tous les existants» explique François Jullien. Cette marche du monde, comment la penser dans les termes de la métaphysique occidentale, comme le créé et l’incréé, ou l’esprit et la matière ? Considérant le monde dans son dynamisme intrinsèque, la pensée chinoise ignore la notion de matière en tant que chose brute, comme elle ignore la notion d’esprit comme substance séparée. Car l’énergie universelle peut être aussi bien «matière» sous ses formes les plus condensées et «esprit» dans ses aspects les plus subtils.
«S’il n’y avait pas de physique, il n’y aurait pas de métaphysique». Car le monde est «un processus continuel et régulier» dont l’observation dispense de «toute eschatologie religieuse ou interprétation téléologique de sa finalité». À l’opposé de la métaphysique occidentale, cette philosophie de l’immanence affirme la pure processivité des choses. Le réel est mû par un rapport continuel d’interaction entre des contraires qui se transforment continuellement l’un dans l’autre. Il y a de l’invisible, mais il n’existe pas en dehors du visible, il fonctionne corrélativement au visible, «selon l’opposition cyclique du latent et du manifeste». Tandis que la conception occidentale du monde se fonde sur l’idée d’une création primordiale ou du moins d’une unité originelle, la pensée chinoise se déploie dans l’immanence pure. Le cours des choses est un devenir contradictoire sans commencement ni fin, régi par l’opposition-complémentarité du yin-yang. Le caractère dao 道, dans sa signification profonde, désigne le moteur impersonnel qui fait tourner les saisons, l’alternance originaire qui donne son impulsion au fonctionnement de l’univers. L’esprit chinois perçoit le réel comme un «continuel processus d’actualisation découlant de la seule interaction des éléments en jeu, sans l’intervention d’aucun démiurge extérieur».
Devenir incessant régi par l’alternance des opposés, monisme récusant implicitement toute transcendance : une telle philosophie ne pouvait que favoriser l’avènement d’une pensée dialectique dont Mao Zedong allait formuler le principe : «La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne ; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes. Toute chose, tout phénomène implique ces contradictions d’où procèdent son mouvement et son développement. Ces contradictions, inhérentes aux choses et aux phénomènes, sont la cause fondamentale de leur développement, alors que leur liaison mutuelle et leur action réciproque n’en constituent que les causes secondes». C’est pourquoi «les aspects contradictoires ne peuvent exister isolément, l’un sans l’autre. Si l’un des deux aspects opposés, contradictoires, fait défaut, la condition d’existence de l’autre aspect disparaît aussi. Réfléchissez : l’un quelconque des deux aspects contradictoires d’une chose ou d’un concept né dans l’esprit des hommes peut-il exister indépendamment de l’autre ? Sans vie, pas de mort ; sans mort, pas de vie. Sans malheur, pas de bonheur ; sans bonheur, pas de malheur. Sans facile, pas de difficile ; sans difficile, pas de facile. Sans propriétaire foncier, pas de fermier ; sans fermier, pas de propriétaire foncier. Sans bourgeoisie, pas de prolétariat ; sans prolétariat, pas de bourgeoisie. Sans oppression nationale par l’impérialisme, pas de colonies et de semi-colonies ; sans colonies et semi-colonies, pas d’oppression nationale par l’impérialisme».
Pour accéder à la pensée dialectique, les Européens ont eu besoin de la Logique de Hegel. Les Chinois, en revanche, sont passés directement du yin-yang au matérialisme dialectique sinisé par Mao Zedong. Que le déploiement des contradictions est le véritable moteur de l’histoire, comment l’auraient-ils ignoré ? Depuis la haute Antiquité, le mouvement de la pensée chinoise ne cesse de ressaisir celui des choses mêmes. En formulant le mouvement impersonnel qui anime l’univers dans les termes d’une dualité des opposés-complémentaires, elle décrit ce qu’Alexandre Kojève dans son commentaire de Hegel nomme la «dialectique du réel» : un processus indéfini d’auto-dépassement dans lequel les contradictions s’aiguisent et se résolvent sans cesse pour accoucher du nouveau en dépassant l’ancien. Aussi les Chinois savent-ils que seule la compréhension des contradictions, en politique, fonde une stratégie efficace. Un exemple célèbre est fourni par la décision des communistes de s’allier avec le Guomindang au lendemain de l’incident de Xi’an en 1936. Lorsqu’un général nationaliste se rebelle contre Jiang Jieshi accusé de faiblesse face à l’envahisseur japonais, Mao Zedong ne saisit pas cette occasion pour éliminer le chef nationaliste : il le fait libérer et l’oblige à sceller un nouveau «Front uni» contre l’agresseur nippon. Car la contradiction principale oppose le peuple chinois à l’occupant étranger, et non le gouvernement nationaliste au parti communiste. Contradiction secondaire, l’antagonisme entre les deux partis passe au second plan.
2. L’histoire comme alternance
Mouvement rythmé par l’alternance des contraires, le cours des choses est ce qui donne sa consistance à l’histoire humaine. Si les Chinois se passent fort bien d’une écriture révélée (au sens chrétien des Saintes Écritures), ils connaissent l’écriture révélatrice. Née d’une science de l’avenir (la divination), l’idéographie sert aussi à fonder une science du passé. De même que le devin identifie sur les écailles de tortue les signes annonciateurs des événements à venir, le scribe note scrupuleusement dans ses annales les événements destinés à passer à la postérité. C’est pourquoi l’histoire entendue comme recension et interprétation des faits dignes d’être notés, comme l’activité divinatoire, repose sur une cosmologie : les lois de l’histoire sont les mêmes que celles de la nature. Comme l’écrit le lettré de l’époque des Han Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.), «le Ciel et l’homme ne font qu’un». De tous les êtres existants, l’homme est le seul dans la constitution duquel se retrouve fidèlement celle du cosmos, avec les 360 articulations de son squelette correspondant au nombre céleste des jours de l’année, avec son corps de chair correspondant à la consistance de la terre, avec la finesse de yeux et des oreilles correspondant à l’image du soleil et de la lune, etc. Une spéculation, on le voit, qui procède à l’inverse de l’anthropomorphisme : ce n’est pas le Ciel qui est représenté à l’image de l’homme, mais l’homme qui est représenté à l’image du Ciel et de la Terre.
Dans cette interprétation cosmologique de l’histoire, les mouvements de la société humaine correspondent alors aux mouvements du Ciel et de la Terre. De même nature que les phénomènes géologiques, les changements dynastiques sont les cas d’espèce d’une tectonique des forces régissant l’univers. Mais si «le Ciel et la Terre sont en résonance» et si «les dix mille êtres vivent en se transformant», seuls les hommes peuvent se transformer moralement. Le caractère cosmologique du monde social n’est pas incompatible avec son historicité. Car la loi morale peut être bafouée par la barbarie qui ignore les rites, et les hommes peuvent dévier de la voie droite. Le bon gouvernement fait régner la prospérité, mais le mauvais gouvernement provoque des réactions cosmiques, sous forme de calamités dont les anomalies, correspondant au désordre social, se signalent par des météores extraordinaires. Manifestant les atteintes portées par les hommes, ces mouvements cosmiques ont donc un sens moral qui se prête à une interprétation subtile. Si «le Ciel ne parle pas», dit Confucius, il appartient aux lettrés d’en identifier les signes. Mais cette interprétation n’est jamais de type providentialiste : loin de refléter un dessein transcendant, le cours des choses obéit au jeu immanent des forces combinées du yin-yang.
La conception confucéenne de l’histoire implique bien un jugement moral, puisque c’est en regard des cinq principes que s’apprécie la bonne ou la mauvaise conduite : l’humanité, le devoir, les rites, la raison et la loyauté. Mais cette échelle de valeurs ne présuppose aucune finalité supérieure, elle ne fonde nullement l’idée d’un progrès irrésistible. À l’inverse, l’idée ancestrale d’un âge d’or irrémédiablement perdu n’est guère plus satisfaisante. Certes, le passage à l’État centralisé à partir du premier empereur constitue un progrès relatif, relève Wang Fuzhi. S’il est inutile de spéculer sur les origines comme sur les fins dernières, on ne peut nier que l’homme se soit élevé par étapes de la barbarie à la culture. Mais peut-on dire pour autant que le progrès gouverne la marche du monde ? Les catastrophes de l’histoire chinoise permettent d’en douter. Lorsque le pays semblait prêt à sombrer dans la sauvagerie lors de l’effondrement des Han, au IIIe siècle, on voyait bien que la régression était possible. Il n’y a donc ni âge d’or révolu, ni progrès irrésistible : aucune linéarité univoque ne dicte le cours des choses. Au demeurant, note Wang Fuzhi, rien ne prouve qu’il n’y avait pas ailleurs des peuples civilisés à l’époque où les Chinois, eux, vivaient comme des sauvages.
Riche d’enseignements, l’histoire chinoise montre surtout que le flux des événements obéit au jeu des alternances. Depuis deux mille ans, le Nord et le Sud de la Chine se disputent le premier rôle. Dans l’Antiquité, c’est le Nord qui constituait le berceau de la civilisation chinoise. Puis ce foyer se déplace lentement vers le Sud, tandis que le Nord retombe par degrés dans l’obscurité. À partir des Ming, la culture s’est concentrée aux alentours du Grand Fleuve, tandis que les plaines septentrionales sont livrées à la barbarie. Cette alternance entre l’essor et le déclin donne son rythme à l’histoire politique. Faut-il calquer ce processus sur le cycle de la nature, conçu traditionnellement comme l’interaction des «cinq éléments» ? La succession des dynasties s’explique-t-elle par la prédominance du métal sur le bois, du feu sur le métal, de l’eau sur le feu, de la terre sur l’eau ? Dans cette conception archaïque, l’histoire se présente comme une série d’enchaînements clos et répétitifs où chaque dynastie correspond à un élément cyclique, une vertu, une couleur. Totalité unifiée, chaque lignée impériale cède la place à la suivante en vertu d’une nécessité cosmologique. Mais pour Wang Fuzhi, cette interprétation a surtout servi à couvrir les pires usurpations : chaque chef de bande s’est attribué pompeusement les signes d’une légitimité douteuse, tels ces «Barbares» qui prétendaient à l’Empire au IIIe et au IVe siècle.
Toute conception unilinéaire de l’histoire repose donc sur une idée fausse. Entre les grandes dynasties, la Chine a connu de longues périodes de chaos, véritables trous béants dans une continuité imaginaire. L’ordre ne naît jamais dans le prolongement du désordre, l’unité politique ne résulte pas du morcellement, même s’il lui succède. Une tendance ne s’exerce et ne devient dominante, dans une situation historique donnée, qu’au détriment de la tendance opposée. L’ordre et le désordre, l’unité et le morcellement sont toujours des facteurs rivaux qui animent le cours de l’histoire en s’opposant mutuellement. Ininterrompue, cette tension féconde entre les opposés explique les grandes mutations historiques. En Chine, elle a conduit à l’unification politique à la fin de l’Antiquité, puis au morcellement consécutif à la chute des Han (IIIe siècle). La réunification sous les Sui et les Tang (VIIe-IXe siècle) a précédé l’occupation étrangère au XIe siècle, répétée au XIIIe siècle avec les Mongols et au XVIIe siècle avec les Mandchous. Ainsi l’histoire suit un cours imprévisible où la seule constante est l’alternance de l’union et de la désunion. Elle ne tourne pas en rond, elle suit son cours, mais sa trajectoire n’est jamais rectiligne. Entrecoupée de ruptures qui constituent les points de bascule d’une époque à une autre, elle procède par bonds successifs.
Ces ruptures, pourtant, ne doivent pas faire illusion. Si soudain que puisse paraître un événement, il n’est que l’aboutissement d’une tendance profonde. C’est toujours l’alternance qui mène le cours des choses, et lorsqu’une tendance s’étiole, la tendance opposée prend le dessus. Les deux principes de l’essor et du déclin s’excluent et se repoussent, s’impliquent et se conditionnent mutuellement. «Conflit ouvert, entente tacite : celui des deux principes qui s’actualise contient toujours le principe adverse. À chaque instant, la progression de l’un va de pair avec la régression de l’autre, mais, en même temps, chaque principe qui progresse appelle sa régression prochaine. Le futur est déjà à l’œuvre dans le présent, et le présent qui s’étale est sur le point de passer», note François Jullien. C’est pourquoi le processus historique, pour Wang Fuzhi, obéit à une logique du renversement où la détente appelle la tension et réciproquement. Un excès en appelant un autre, une politique trop pacifiste mène à la guerre, de même qu’une politique trop autoritaire conduit à la révolte et au chaos. Ordre et désordre, essor et déclin, tension et détente, toute histoire passe inexorablement par des hauts et des bas.
Aussi, pour agir efficacement, faut-il savoir attendre son heure. La véritable sagesse consiste à faire preuve de patience. Sachant que tout processus qui conduit au déséquilibre se fragilise de lui-même à mesure qu’il s’accentue, il faut attendre qu’il ait atteint le stade le plus propice à son renversement pour exercer l’action minimale requise par la situation. Il est fou de vouloir lutter contre le Ciel lorsque le cours naturel des choses est défavorable, mais il est aussi dangereux d’intervenir trop tôt, avant que le processus ait complètement abouti dans le sens souhaité. Lorsque Jiang Jieshi a lancé la cinquième campagne d’annihilation contre la base rouge du Jiangxi, en 1934, Mao Zedong a préféré se dérober à cet assaut et entreprendre la Longue Marche. Faire preuve d’héroïsme en affrontant résolument les troupes ennemies eût conduit à un sacrifice inutile. Pour poursuivre le combat, il fallait préserver à tout prix les forces communistes et reconstituer une nouvelle structure politico-militaire en un lieu plus favorable. Réfugié dans la nouvelle base rouge de Yan’an, Mao a attendu le rétablissement de la situation avant de reprendre l’offensive contre les Japonais, puis contre Jiang Jieshi. Sous l’apparence d’une fuite devant l’ennemi, la Longue Marche a sauvé la révolution chinoise.
Si l’on veut peser sur le cours des choses, il faut analyser la situation de manière objective et détecter la tendance dominante. À cette condition, toute situation particulière devient intelligible et susceptible d’engendrer une décision stratégique. De ce point de vue, Wang Fuzhi suggère que l’histoire a un sens et que la sagesse consiste à le ressaisir par la pensée pour mieux l’épouser par l’action. Affirmant à sa façon la rationalité de l’histoire, cette philosophie aurait-elle quelque affinité avec celle de Hegel ? Seulement en apparence. Pour le philosophe allemand du XIXe siècle, «la seule idée qu’apporte la philosophie est cette simple idée que la raison gouverne le monde et que par suite l’histoire universelle est rationnelle». En agissant dans l’histoire, les peuples représentent les moments d’un accomplissement universel, celui de l’Esprit. Tout événement important n’est que le moyen par lequel se réalise la finalité de l’univers, c’est-à-dire le plein épanouissement de la liberté humaine. L’histoire est un processus linéaire, même s’il est parsemé de violences, et la «ruse de la raison» consiste à utiliser à ses propres fins les passions humaines, mises au service d’une cause qui les dépasse.
La vision chinoise, au contraire, ignore la téléologie : aucun dessein ne gouverne l’histoire humaine. Ce n’est pas «intentionnellement» que le Ciel et la Terre engendrent l’homme, écrit Wang Chong au Ier siècle. «De l’union de leur souffle, il se trouve que l’homme spontanément est né». Tout ce qui existe est le produit d’un processus naturel, de cet engendrement spontané des «dix mille êtres» qui gouverne le monde au rythme alterné des saisons. Incréé, le monde est tel qu’il est depuis toujours, il n’a ni commencement ni fin. Certes, pour Wang Fuzhi, l’histoire n’est pas dépourvue de sens, puisqu’elle est traversée par des courants contradictoires qui en déterminent les lignes de forces. Pour peu qu’on s’en donne la peine, elle est passible d’une interprétation des tendances qui l’animent, et c’est la marque de la vraie sagesse. Pour les plus audacieux, elle se prête à une action fondée sur la compréhension rationnelle du rapport de forces, et c’est la clé de la réussite politique. Mais le sens de l’histoire ne saurait s’entendre de façon univoque. Aucune eschatologie n’ordonne le cours des choses aux fins dernières de l’humanité. L’histoire est un processus naturel, sans origine assignable ni aboutissement prévisible, qui emporte dans son cours impétueux les peuples du monde. Ce qui signifie, à la fois, que cette histoire n’est pas écrite d’avance et que le jeu des opposés peut faire pencher la balance d’un côté comme de l’autre.
3. La primauté du collectif
De même que le cours de l’histoire se déroule selon la loi de l’alternance, l’organisation de la société, pour la pensée chinoise classique, obéit à des règles immuables. Depuis des millénaires, la famille fournit le modèle de toute construction sociale. Ancrées dans notre constitution biologique, les relations de parenté sont chargées de sentiments d’affection et de respect. Elles déterminent les rapports naturels entre parents et enfants, frères et sœurs, époux et épouses. Or ces rapports, précisément parce qu’ils sont inscrits dans la nature, sont crédités par la pensée chinoise d’une valeur exemplaire. C’est sur ce fondement incontestable que sont établies les institutions sociales. Les relations familiales elles-mêmes sont codifiées, organisées autour des rites du mariage et du culte des ancêtres. En dehors de la famille, les relations utiles à la vie commune sont calquées sur les relations familiales : entre habitants d’un même village, entre maître et disciples, entre employés d’un même patron, entre représentants de l’autorité et sujets qui leur obéissent. Les rapports de toutes sortes qui forment la texture de la société s’inspirent des relations de parenté.
Dans cette conception, l’empereur lui-même est comme le père de ses sujets, de même que le fonctionnaire lettré est le tuteur des habitants de sa circonscription. La loi naturelle organise idéalement l’ensemble des rapports sociaux, assignant à chacun la place qui lui revient. Aussi cette société traditionnelle est-elle foncièrement inégalitaire. Comme la famille patriarcale, elle hiérarchise les individus selon l’âge, le sexe et la fonction, imposant de multiples dénivellations statutaires dont le ritualisme raffine à l’extrême les marques extérieures. Pas plus que la société européenne d’Ancien Régime, la société chinoise traditionnelle ne postule l’égalité de droit entre les hommes. Loin d’émaner d’une décision collective, l’organisation sociale est inscrite dans la nature des choses. En se calquant sur une hiérarchie présumée naturelle, la société institue une différenciation précise des devoirs imposés à chacun par sa position sociale. Et l’accomplissement de ces devoirs est d’autant plus impératif qu’il est soutenu par un sentiment d’appartenance dont l’archétype est le sentiment familial. Tout en donnant à l’individu ce qui lui revient, les communautés familiales, villageoises ou corporatives fournissent son assise au «pays-famille».
Si l’idée d’une hiérarchie naturelle a été réfutée par la pensée moderne, la conception relationnelle de l’existence, en revanche, est une donnée anthropologique du monde chinois. La société chinoise est une société holiste dans laquelle la famille l’emporte sur les personnes, le clan sur les familles, la société sur les clans. La société est faite d’un tissu de relations structurelles à l’image de la nature, où la Terre communique avec le Ciel. C’est pourquoi, pour la philosophie chinoise, l’individu n’est pas substance mais relation. Il n’est pas une monade séparée des autres, mais le foyer d’interactions multiples. Dans ces conditions, participer à l’effort commun n’est pas une contrainte, c’est une gratification. L’éducation du lettré, selon Confucius (551-479 av. J.-C.), vise à former un homme capable, à la fois, de devenir un homme de bien et de servir la communauté à laquelle il appartient. Car l’accomplissement moral est indissociable de l’attachement à l’intérêt commun. La tâche des fonctionnaires lettrés est de gouverner les autres pour leur plus grand bien : loin de se tenir en retrait pour s’adonner à la spéculation intellectuelle, ils doivent contribuer à l’harmonisation de la vie collective. Car la vertu principale, c’est la vertu d’humanité, le sens de l’humain, ren 仁. Ce caractère se compose du radical «homme» et du signe «deux», suggérant que le moi ne saurait se concevoir comme une entité isolée, mais comme un foyer d’activité qui s’illumine au contact d’autres foyers similaires.
Cette vertu d’humanité, Confucius la résume par la formule suivante : «Mansuétude, n’est-ce pas le maître mot ? Ce que tu ne voudrais pas qu’on t’inflige, ne l’inflige pas aux autres». Ou encore : «Pratiquer le ren, c’est commencer par soi-même, vouloir établir les autres autant qu’on veut s’établir soi-même, et souhaiter leur accomplissement autant qu’on souhaite le sien. Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres – voilà qui te mettra dans le sens du ren !» Cette aptitude morale ne désigne pas seulement la capacité à s’améliorer individuellement, mais de bâtir des relations avec les autres qui soient fondées sur la solidarité et la réciprocité. L’enseignement éthique de Confucius prône les vertus indispensables à l’exercice réussi du métier d’homme. L’essentiel est d’accomplir les devoirs correspondant aux états définis par la société et occupés par les individus. Il y a cinq relations fondamentales : entre père et fils, aîné et cadet, mari et femme, prince et sujet, entre amis. Dissymétriques par nature, elles impliquent une hiérarchie interpersonnelle. La plus importante est la relation entre le père et le fils : lien affectif privilégié, il conditionne la transmission du nom et le culte des ancêtres. Reliant le présent au passé, parfaite illustration de la réciprocité, la piété filiale est la vertu d’humanité par excellence. Réponse naturelle de l’enfant à l’amour que lui portent ses parents, elle fonde la solidarité inébranlable entre les générations. Consacrée par les rites, elle irrigue les relations sociales de cette dévotion respectueuse qui entoure les Anciens, avant et après leur mort.
L’extension de la vertu d’humanité aux autres groupes familiaux, puis de proche en proche à l’humanité entière, fonde un véritable humanisme. Cet élargissement par cercles concentriques est évoqué dans l’ouverture de la Grande Étude, l’un des quatre Classiques attribué à Zengzi (505-435 av. J.-C.), disciple de Confucius : «Dans l’Antiquité, pour faire resplendir la lumière de la vertu pour tout l’univers, on commençait par ordonner son propre pays. Pour ordonner son propre pays, on commençait par régler sa propre maison. Pour régler sa propre maison, on commençait par se perfectionner soi-même». Entre la morale personnelle, l’harmonie familiale et la pratique politique, il n’y a aucune solution de continuité. La famille est une extension de l’individu comme l’État est une extension de la famille. Le même processus de perfectionnement traverse les différentes strates de l’existence. Cet humanisme est d’autant plus remarquable qu’il subvertit l’ordre aristocratique en insistant sur le perfectionnement de soi-même. Si la nature humaine est perfectible à l’infini, l’amélioration de soi est à la portée de tous les hommes de valeur. Confucius proclame alors une vérité qui fera date : la véritable noblesse est celle du cœur, et non celle du sang. L’une est reçue à la naissance, l’autre s’acquiert par la pratique.
Dans la Chine contemporaine, la question du gouvernement par la vertu est redevenue d’actualité. Dès son accession au pouvoir, Xi Jinping a lancé une vigoureuse campagne contre la corruption. Comme le souligne Cao Jinqing, professeur de sociologie à l’Université de Shanghai, la capacité de l’élite dirigeante à se montrer vertueuse est déterminante : «Si ceux qui détiennent le pouvoir sont incapables de résister à la tentation d’obtenir des gains matériels par l’exercice du pouvoir, ou si, une fois que les intérêts matériels sont devenus la chose la plus importante, ces détenteurs du pouvoir cherchent à privatiser ces intérêts, en rejetant la bannière du parti communiste et du socialisme, et ne travaillent que pour eux-mêmes, sans défendre le peuple, alors c’est une trahison du mandat du ciel. Si la corruption n’est pas maîtrisée, c’est le parti au pouvoir lui-même qui en souffrira. Nous ne pouvons compter uniquement sur la croissance économique pour maintenir le pouvoir politique. S’appuyer sur les seuls facteurs matériels est une approche insuffisante, et si jamais il y a des revers majeurs sur ce front, les choses peuvent devenir dangereuses. C’est pourquoi la lutte contre la corruption n’est pas un slogan creux. Chacun, quelle que soit sa position, doit être sévèrement puni pour toute infraction à la discipline du parti ou à la loi de l’État. Le mandat céleste vous a été donné, et vous ne pouvez pas agir uniquement dans votre propre intérêt, mais vous devez défendre le peuple».
L’éthique confucéenne est si intimement mêlée à la culture chinoise qu’elle n’a cessé d’inspirer la réflexion philosophique et l’action politique. Pour le philosophe contemporain Zhao Tingyang, Confucius a montré que l’homme se définit «par ce qu’il fait, non par ce qu’il est». Le scepticisme confucéen nous invite à nous défier de toute interprétation religieuse du monde humain. Il nous apprend que pour connaître une chose essentielle à notre vie, «il est impératif que son importance soit justifiée par des preuves accessibles dans le monde de l’ici et non par une croyance dans le monde de l’au-delà». En présupposant «l’autonomie du monde de la vie», le confucianisme invite l’être humain à prendre soin de lui-même et à se montrer pleinement responsable de ses actes. L’homme est ce qu’il est parce qu’il noue des rapports sociaux qui lui assignent une place singulière. Sur le plan moral, «l’individu n’est bon qu’à partir du moment où il l’est dans une relation donnée avec autrui». C’est pourquoi Zhao Tingyang défend l’idée d’une «rationalité relationnelle» qui s’oppose à la conception courante de la rationalité comme «calcul rationnel d’intérêts personnels». Fondé sur «la présupposition d’une individualité absolue», l’individualisme moderne sous-entend que «les intérêts exclusifs d’un individu priment en importance sur les intérêts communs». Or cet individualisme est «particulièrement irrationnel», car «l’intérêt maximal d’un individu n’est pas nécessairement et exclusivement personnel».
En réalité, notre intérêt maximal coïncide avec «un intérêt partagé que seule la relation peut instaurer». Par exemple, l’amour, l’amitié, la confiance ou le respect constituent «autant d’intérêts qui ne sauraient être divisés». En réalité, «mon existence n’est possible et ne fait sens qu’à la condition que je coexiste avec autrui». Ce que révèle l’expérience humaine, «c’est que tous les problèmes de l’existence (le conflit et la coopération, la guerre et la paix, le bonheur et le malheur) doivent être résolus à travers la coexistence». C’est pourquoi on peut affirmer que chez l’homme «la coexistence précède l’existence». Mais si l’être humain est fondé sur la relation, il faut également admettre une autre vérité : la primauté des devoirs. «Le soutien inconditionnel apporté à autrui dans les situations difficiles», par exemple, ou «la gratitude à l’égard de ceux qui ont offert leur aide désintéressée» relèvent d’une véritable éthique de la relation. Certes, la reconnaissance des droits humains contribue à un monde meilleur, et la philosophie moderne a montré leur importance. Mais «du point de vue de l’ontologie de la coexistence», la prétention à des droits inconditionnels rompt «l’équilibre nécessaire entre les droits et les devoirs». Contre cet individualisme, il faut affirmer que c’est l’accomplissement des devoirs qui garantit l’exercice des droits. Seule cette réciprocité rendra possible «l’authentique salut du monde», loin du «salut hypothétique» promis par un «Dieu céleste».
4. Le mandat du ciel
Parmi les devoirs incombant aux hommes vivant en société, ceux qui s’imposent aux dirigeants revêtent une importance particulière. L’équilibre de la société, en effet, dépend de leur capacité à garantir la paix et l’harmonie. Contrairement à une idée reçue, la pensée chinoise classique ne s’intéresse pas seulement à la façon d’exercer le pouvoir. Elle interroge aussi, explicitement, les conditions de sa légitimité. Cette réflexion a de lointaines origines. Pour la philosophie chinoise de l’Antiquité, la légitimité du pouvoir lui vient de la délégation de souveraineté octroyée par le Ciel. Principe impersonnel qui régit le mouvement universel des choses, celui-ci attribue la responsabilité du pouvoir royal, puis impérial, à ceux qui s’en montrent dignes. Le souverain est donc avant tout le mandataire du Ciel, tenu de l’honorer comme un père, ce qui fait de l’empereur le Fils du Ciel. Mais l’existence du mandat céleste inclut toujours la possibilité d’un changement de mandataire. Si le détenteur de la puissance terrestre se montre indigne de la fonction, en effet, le Ciel peut lui retirer son mandat. Il le confie alors à un nouveau souverain, fondateur à son tour d’une nouvelle dynastie, qui n’est autre que le héros qui a pris tous les risques pour renverser le souverain indigne.
Cette théorie visait à résoudre un problème essentiel : comment garantir une succession légitime ? Pour y répondre, Mozi (479-392 av. J.-C.) présente une version novatrice de la légende du monarque Yao : «Il y a longtemps, Shun cultivait la terre au mont Li, faisait des poteries sur les bords du Fleuve jaune et allait pêcher dans les marais de Lei (…) Lorsque Yao découvrit Shun sur les rives Nord du marais de Fu, il l’éleva à la dignité de Fils du Ciel et lui transmit l’administration du monde sous le Ciel, assurant par là un bon gouvernement du peuple». Avec ce récit, Mozi invalide le principe d’une succession dynastique où la généalogie est censée garantir la qualité du titulaire. Ce sont les aptitudes personnelles, et non les origines familiales, qui légitiment l’exercice du pouvoir. Mais le penseur ne se contente pas de subvertir la règle de la transmission héréditaire de la fonction royale. Il conçoit aussi le Ciel comme une puissance rectificatrice qui destitue les mauvais souverains : «Dans l’Antiquité, les rois violents des Trois dynasties haïssaient le monde sous le Ciel sans discernement et commettaient des crimes». Alors le Ciel les punit, «faisant en sorte que les pères et les fils soient dispersés, que leur pays et leurs familles soient détruits (…) Les gens du peuple les condamnèrent, cette désapprobation se transmit de père en petit-fils pendant une myriade de générations» et «le peuple les appela les souverains de perdition».
Depuis l’Antiquité, la théorie du mandat du Ciel est indissociable de la primauté reconnue au peuple. C’est dans Le Grand Serment, daté de la dynastie des Zhou (1046-256 av. J.-C.), que l’on trouve la phrase célèbre : «Le Ciel voit à travers les yeux du peuple et entend à travers ses oreilles». Un autre passage dit aussi : «Le Ciel suit inévitablement les désirs du peuple». Comment interpréter ces formules ? Elles signifient d’abord que les intentions du Ciel sont discernables dans les sentiments du peuple, comme si la volonté populaire devait être traduite dans un langage cosmologique pour s’imposer à tous. Mais elles indiquent aussi que l’intervention du Ciel dans les affaires humaines vise à défendre le peuple. Un souverain oppressif qui néglige les besoins de ses sujets s’expose à des sanctions. Ainsi les fautes commises par le dernier roi des Shang ont poussé le Ciel à choisir un nouveau maître du peuple. De même, la cruauté de Zhouxin poussa le ciel, ayant pitié du «peuple des quatre coins» à remplacer une fois encore son «fils premier». Le nouveau titulaire, le roi Wen, était en effet particulièrement apte à s’occuper du «petit peuple» et il obtint aisément le soutien du Ciel. Et si la prestigieuse dynastie Zhou considérait que «protéger le peuple» était son principal devoir, c’est qu’elle voulait éviter le sort funeste des deux dynasties précédentes, Xia et Shang, renversées pour avoir manqué à leurs obligations.
Énoncée dès l’époque ancestrale des Zhou, la primauté du peuple dans l’ordre politique est constamment rappelée par le grand philosophe confucéen Mengzi (371-288 av. J.-C.) : «Le peuple est ce qui est de plus honorable ; viennent ensuite les autels du Sol et des Moissons ; le souverain est en dernier. Aussi, celui qui gagne le soutien de la multitude devient le Fils du Ciel ; celui qui gagne le soutien du Fils du Ciel devient un seigneur ; celui qui gagne le soutien du seigneur devient un noble». Dans le système monarchique qui est celui de la Chine depuis les premières dynasties de l’Antiquité (Xia, Shang, Zhou) jusqu’à l’effondrement de l’empire Qing (1911), le peuple était-il l’objet des largesses du souverain, ou avait-il son mot à dire sur la conduite des affaires ? «Les réponses qui furent apportées à ces questions diffèrent considérablement», note l’historien Yuri Pines. «Certains chercheurs estiment que la voie chinoise traditionnelle est paternaliste, d’autres soutiennent que le peuple n’était pas censé profiter passivement d’un État bienveillant, son point de vue sur l’activité du gouvernement étant extrêmement important». Le débat est ouvert. Même si la Chine ancienne ne connut pas de «régime représentatif», les penseurs de l’époque des Royaumes combattants affirment que le peuple peut et doit peser sur les décisions politiques.
C’est pourquoi Mengzi laïcise volontiers la théorie du mandat du Ciel : pour la réussite d’une entreprise politique, l’assentiment populaire n’est-il pas l’essentiel ? Les mauvais souverains, rappelle-t-il, «perdirent le monde sous le Ciel parce qu’ils perdirent le peuple. Ils perdirent le peuple parce qu’ils perdirent les cœurs. Il y a un moyen de gagner le monde sous le Ciel : lorsque vous gagnez le peuple, vous gagnez le monde. Il y a un moyen de gagner le peuple : lorsque vous gagnez les cœurs, vous gagnez le peuple. Il y a un moyen de gagner les cœurs : rassemblez-les par leurs désirs, ne faites pas ce qu’ils détestent, et c’est tout. Le peuple se tourne vers la bienveillance comme l’eau coule vers le bas et comme les animaux se dirigent vers la savane». Un autre penseur, Shen Dao, souligne que «le Fils du Ciel est établi dans l’intérêt du monde sous le Ciel», ce qui semble tempérer le pouvoir monarchique en lui assignant la mission de servir ses sujets. Dans Les Printemps et automnes du Sieur Lü, on lit également : «Le monde sous le Ciel n’appartient pas à un homme unique. L’harmonie du yin et du yang ne prolonge pas la vie d’une seule espèce, la rosée bienfaisante et la pluie opportune ne profitent pas à une créature unique, le souverain de la myriade de peuples ne suit pas les fantaisies d’un seul homme».
La formule «pour le peuple», on le voit, sert aussi bien à critiquer le pouvoir qu’à le légitimer : en désignant l’objet même de l’activité politique, elle fournit un critère d’appréciation du comportement des dirigeants. Une telle idée ne se trouve pas seulement chez l’optimiste Mengzi, penseur confucéen le plus favorable au peuple. La nécessité de «gagner les cœurs» est également affirmée par le pessimiste Xunzi (298-238 av. J.-C.), souvent comparé à Hobbes : «Quand les chevaux sont effrayés par les chars, l’homme supérieur qui les conduit n’est pas tranquille. Quand les chevaux sont effrayés, le mieux est de les calmer. Quand le peuple a peur de son gouvernement, le mieux est de lui être agréable. Sélectionnez les sages et les bons, élevez les sincères et les respectueux, promouvez la piété filiale et le respect entre frères, prenez soin des veuves et des orphelins, aidez les pauvres et les indigents. Alors le peuple sera tranquille avec ce gouvernement. Lorsque le peuple est tranquille avec son gouvernement, l’homme de bien est tranquille à sa place». Le passage du Xunzi se termine par cette très belle formule, empruntée à la tradition : «Le souverain est un bateau et les gens du commun sont l’eau. L’eau peut porter le bateau et parfois elle le renverse».
Bien sûr, le principe monarchique n’est jamais remis en question, sauf par quelques intellectuels anarchisants de sensibilité taoïste. Il est la clé de voûte d’une société patriarcale et hiérarchisée où le lignage détermine la place des individus. Certains textes évoquent des assemblées populaires ou mentionnent la consultation du peuple par le souverain, mais ces pratiques ne signifient pas que les «gens du commun» ont le pouvoir de décision. Aucun penseur de l’Antiquité n’a proposé de modification substantielle de l’organisation des pouvoirs. Le plus audacieux est Mozi, qui préconise une procédure de consultation de la population par les responsables de chaque unité administrative. Associés à la gestion des affaires, les gens du commun pourront alors surveiller ceux qui exercent des fonctions administratives, soit pour les dénoncer, soit pour les promouvoir : «Lorsque vos supérieurs ont tort, vous devez les admonester, et lorsque vos inférieurs sont bons, vous devez les recommander». Mais ce dispositif demeure exceptionnel pour l’époque, et il ne sera guère mis en œuvre.
Pour les penseurs chinois de l’Antiquité, l’État doit être dirigé par une élite intellectuelle dont la mission est de veiller au bien-être du peuple : cela ne signifie pas que les masses, en temps ordinaire, peuvent intervenir directement dans la gestion des affaires publiques. Paternaliste, l’idéal politique confucéen repose sur une distribution des rôles intangible. Lorsqu’un lettré nommé Xu Xing exhorte le souverain à labourer la terre lui-même afin de ne pas exploiter les paysans, Mengzi invalide cette revendication égalitaire en défendant la hiérarchie entre les hommes : «Certains travaillent avec leur cœur, d’autres avec leur force. Ceux qui font fonctionner leur cœur gouvernent les hommes, ceux qui se servent de leur force sont gouvernés. Ceux qui sont gouvernés nourrissent les hommes ; ceux qui gouvernent sont nourris. Voilà le principe juste et universel du monde sous le Ciel». Même si l’éducation s’élargit peu à peu à de nouvelles couches de la population, elle ne changera pas les hommes du jour au lendemain. Or il s’agit d’assurer la paix et l’harmonie ici et maintenant, avec les hommes tels qu’ils sont.
Cette aspiration à la stabilité politique s’explique d’autant plus que les temps sont troublés. La période des Royaumes combattants voit s’effondrer les repères traditionnels. Conquise de haute lutte par Qin Shi Huangdi en 221 av. J.-C., l’unité politique du pays chinois met fin à une série d’affrontements. Mais lorsque Xunzi affirme que «l’eau du peuple peut renverser le bateau du souverain», il ignore que ce pressentiment sera confirmé douze ans plus tard. Une révolte générale, en effet, éclate dans le pays sous la conduite d’un fermier, Chen She. Elle échoue, mais d’autres groupes prennent la relève, et la dynastie Qin finit par succomber sous les coups de l’insurrection. Un siècle plus tard, l’historien Jia Yi fait ce récit : «Chen She vivait dans une maison où la fenêtre était faite du goulot d’une cruche cassée, où une corde servait de gonds à la porte. Il était le serviteur de paysans, un exilé parmi des exilés. Ses capacités n’atteignaient pas la moyenne (…) Se mettant à la tête des déserteurs, il commanda à plusieurs centaines d’hommes, et alla attaquer Qin. Des bâtons coupés leur tenaient lieu d’armes, des perches de bambou leur servaient d’étendards. Le monde sous le Ciel leur fit écho et se rassembla autour de Chen She comme des nuages».
Cette rébellion victorieuse fut la première à l’échelle de toute la Chine. Menée par des paysans, elle illustre le rôle majeur de la lutte des classes dans l’Antiquité. Mais un autre phénomène se fait jour : en se ralliant à l’insurrection, certains membres de l’élite intellectuelle en consacrent la légitimité. Dictée par la situation historique, l’alliance entre paysans insurgés et intellectuels lettrés inaugure une coopération caractéristique de la culture politique chinoise. Lorsque Mao Zedong explique aux cadres du parti, à l’École révolutionnaire de Yan’an, que les insurrections paysannes ont scandé l’histoire chinoise, il s’inscrit dans cette tradition. Pour la pensée chinoise antique, un acte politique ne saurait être légitime s’il n’a reçu la caution du Ciel. Mais comment se manifeste le jugement du Ciel, sinon par l’assentiment du peuple ? Et comment être assuré de la volonté du peuple, si ce n’est par la réussite de l’entreprise révolutionnaire ? Lorsque la rébellion est couronnée de succès, c’est qu’elle répondait à la situation historique. Le véritable tribunal de l’histoire, c’est le mouvement des masses.
C’est pourquoi la meilleure façon d’éviter les troubles est de s’assurer du bien-être de tous. Lorsque le peuple accorde sa confiance au nouveau souverain, lui remettant les clés du pouvoir impérial, il manifeste la volonté expresse du Ciel. «Le grain est le fondement du peuple, le peuple le fondement de l’État, l’État le fondement de la souveraineté», lit-on dans le Huainanzi (IIe siècle av. J.-C.). A l’époque des Han, Dong Zhongshu (179-104 av. J.-C.) affirme : «Ce n’est pas pour le souverain que le Ciel a créé le peuple, mais c’est pour le peuple que le Ciel a créé le souverain. Si la vertu du souverain est suffisante pour apporter la paix, le Ciel lui accorde son mandat, mais si celui-ci est malfaisant au point de nuire au peuple, le Ciel lui retire le mandat». Il ne faisait que paraphraser Shenzi, auteur de l’époque des Royaumes combattants : «Le fils du Ciel a été établi pour le bénéfice de l’empire et non l’empire pour le bénéfice du fils du Ciel, il en va de même des princes vis à vis des royaumes et des fonctionnaires vis à vis des charges».
Aussi les penseurs confucéens assument-ils la conséquence logique de la primauté du peuple. Le souverain est comme un bateau porté par les flots : s’il se comporte de façon indigne, il est légitime que le peuple le renverse. L’empereur n’est Fils du Ciel qu’autant que le Ciel l’a désigné comme seul digne de lui rendre un culte. Mais s’il est privé du soutien du Ciel, le souverain n’est plus un monarque respecté : c’est un usurpateur dont le renversement est légitime. Sans ambages, Mengzi va jusqu’à justifier le régicide : «Qui assassine la bienveillance est un vaurien, qui détruit le sens du juste est une brute. Un vaurien doublé d’une brute est un homme de peu. Pour ma part j’ai entendu dire qu’on a exécuté un homme de peu du nom de Zhouxin (c’est-à-dire le dernier souverain de la dynastie des Shang) ; jamais qu’un souverain ait été assassiné». En se montrant indigne de sa fonction, le titulaire du mandat le perd aussitôt, et cette perte ouvre la voie à un changement politique radical. Comme le dit Zhao Tingyang : «Si le mandat du Ciel est perdu, c’est la révolution. Un pouvoir dénué de légitimité ne peut se maintenir que grâce à la violence. Mais la violence est impropre à établir une société efficace et une société inefficace conduit à l’effondrement politique».
source : Bruno Guigue