Les chamois du Doubs sont-ils en danger ? C’est ce que craignent plusieurs associations de défense animale, dont la Fondation Brigitte Bardot : « J’apprends avec effroi que le plan de chasse du Doubs, en cours jusqu’au 29 janvier 2025, autorise le prélèvement de près de 600 chamois au motif de “réguler” l’espèce », écrit sa présidente Brigitte Bardot, dans un courrier adressé le 31 décembre au préfet, Rémi Bastille. Une pétition contre cet abattage, lancée en novembre par l’association locale Humanimo, recueille désormais plus de 68 000 signatures.
Quant à l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas), elle a déposé un recours au fond contre l’arrêté préfectoral, publié le 21 août 2024, devant le tribunal administratif de Besançon, et demande un moratoire sur la chasse de cette espèce. Le chamois ne fait en effet pas partie des espèces protégées, son état de conservation étant jugé favorable.
« Un carnage totalement inacceptable », « un massacre », « un scandale »… Les ONG ne mâchent pas leurs mots. « Le chamois est un ongulé paisible, capable de s’autoréguler et qui ne provoque aucune nuisance conséquente pour les activités humaines. Il n’est donc tué que pour le loisir de quelques-uns, par “tradition culturelle” plus que par quelconque besoin de régulation », accuse l’Aspas dans un communiqué du 2 janvier.
Selon elle, dans le Doubs, les chamois seraient en diminution depuis plusieurs années, « victimes notamment de la chasse et sans doute aussi du changement climatique ». En autorisant les chasseurs à tuer jusqu’à 594 individus, entre le 9 septembre 2024 et le 29 janvier 2025, la préfecture condamnerait « 52 % d’une population estimée à 1 140 individus », assure l’Aspas. Dans les faits, ce chiffre de 594 correspond au maximum autorisé. Le préfet impose aux chasseurs l’abattage d’un minimum de 259 bêtes pour cette saison.
243 chamois prélevés au 2 janvier
Thibaut Powolny, directeur technique et scientifique de la Fédération départementale de chasse (FDC) du Doubs, se dit « très surpris de l’ampleur que prend cette polémique » et conteste les accusations.
« Les chiffres donnés sont faux. D’une part, la fédération n’a attribué que 478 bracelets [dispositif de marquage obligatoire posé sur chaque animal tué] à ses adhérents. Ce qui signifie qu’il ne pourra pas y avoir plus de prélèvements. D’ailleurs, nous n’atteindrons sans doute pas ce chiffre, car au 2 janvier, seuls 243 chamois ont été prélevés depuis septembre. D’autre part, ces associations utilisent nos propres chiffres et les interprètent mal. »
Il explique que la FDC25 réalise chaque année des comptages dans le cadre d’un protocole bien défini. Lors des quatre samedis du mois d’avril, sont recensés les chamois visibles sur 600 parcelles, toujours les mêmes, du département. « En 2024, nous avons compté 1 140 chamois, contre 1 396 en 2023. Mais ça ne correspond absolument pas à l’effectif total sur le département ! Cela nous permet juste d’avoir une idée de l’évolution des populations. »
Face à la baisse constatée lors des dernières années, les chasseurs ont réduit le nombre de bracelets attribués, passant de 662 en 2022 à 648 en 2023, puis à 478 pour la saison 2024-2025.
Le problème de l’abroutissement
Personne ne sait aujourd’hui combien de chamois vivent dans les forêts franc-comtoises, confirme Christian Bulle, président de Fransylva Franche-Comté, organisation syndicale des propriétaires forestiers.
« Mais les dégâts qu’ils provoquent sur les parcelles de reforestation sont très significatifs dans certaines zones rocheuses du département du Doubs, explique-t-il. Le chamois va manger les bourgeons terminaux des arbres, en particulier des érables sycomores en été et des sapins en hiver, plus appétants pour eux. Or, ce sont justement ces essences qui nous intéressent le plus, car plus résistantes face au changement climatique. »
Ce phénomène d’abroutissement est problématique pour les forestiers, car sans bourgeon terminal, la croissance de l’arbre est entravée. « Les bourgeons latéraux vont repartir et créer une fourche, ce qui est rédhibitoire pour la croissance de l’arbre, explique Christian Bulle. Lors de la dernière grande sécheresse, nous avons eu de très gros dégâts : les sapins qui avaient fait l’objet d’abroutissements répétés sont tous morts. »
Des arguments insuffisants pour l’Aspas : « Quand bien même il y aurait des dégâts, rien ne permet de les attribuer avec certitude aux chamois. Et pour les éviter, il suffit de protéger les plants à l’aide de gaines anti-gibier ! »
Un animal des rochers
L’abroutissement des chamois semble toutefois bien identifié, notamment parce que le chamois aura tendance quand il baisse la tête à brouter toutes les feuilles ou bourgeons à disposition, à la différence du chevreuil qui va plutôt « picorer une branche à droite, à gauche », détaille Christian Bulle. Le forestier explique également que le caprin — qui mesure 80 cm au garrot — peut s’attaquer aux bourgeons situés jusqu’à 1 m ou 1 m 20, donc au-delà de ce que le chevreuil peut atteindre. En période hivernale, quand la neige atteint 60 ou 80 cm, il peut alors occasionner des dégâts jusqu’à 1 m 80.
Autre différence avec le chevreuil : le chamois ne fréquente pas exactement les mêmes zones. On le trouve surtout au-dessus ou en dessous des barres rocheuses. Christian Bulle évoque le cas de parcelles situées dans le Haut-Doubs, dans le secteur de Jougne et Métabief, où la régénération des arbres était impossible en raison d’une forte population de chamois. Après de nombreux abattages, la reforestation a pu reprendre, assure-t-il.
Enfin, si le chamois est moins répandu que le chevreuil, il peut occasionner plus de dégâts localement par son nombre. « Le chamois a une biologie très différente du chevreuil. Il vit plutôt en groupe et dans des zones stabilisées. La chevrée peut augmenter rapidement, et passer d’une dizaine à quelques dizaines d’individus », précise Thibaut Powolny.
Des filets chers qui ne résistent pas à la neige
Quant aux protections anti-gibier, « elles sont efficaces… quand elles tiennent », considère Christian Bulle. « Ces filets de 1 m 20 ne résistent souvent pas en cas de fort enneigement, ils s’écrasent. Ils coûtent aussi cher : un plant sans protection coûte 3 euros. Il faut ajouter 4 euros si on met un filet. L’autre inconvénient, c’est qu’ils sont en plastique, ce qui n’est pas terrible pour l’environnement. Et pour les enlever, ça coûte aussi cher que de les poser. »
Ces protections ne sont généralement installées que sur les parcelles de régénération artificielle, c’est-à-dire celles replantées par les forestiers. Pour les zones de régénération naturelle, les forestiers badigeonnent plutôt les jeunes arbres « d’une pâte un peu siliceuse, qui donne un effet de la toile émeri, rébarbatif pour les ongulés », dit le président de Fransylva Franche-Comté. Mais selon lui, le coût de la pose s’avère faramineux, et l’application complexe à réaliser chaque année.
L’enjeu pour les forestiers du Doubs est important : « Face au changement climatique et aux attaques de scolytes, les forêts souffrent énormément. Les forestiers ont obtenu beaucoup d’argent dans le cadre du plan France Relance pour replanter, mais ils ont des obligations de résultat », explique Thibaut Powolny. Les chasseurs aussi : « S’ils n’atteignent pas le nombre minimum de prélèvements prévus par la préfecture [259 pour cette saison], les propriétaires forestiers peuvent se retourner contre eux en cas de dégâts », rappelle le directeur technique de la FDC25. C’est ce qui s’est passé les deux années passées, le quota minimum de chevreuils tués n’ayant pas été atteint.
Quant à l’Aspas, elle constate qu’aucune donnée réellement objective n’a été fournie à la préfecture sur l’importance des dégâts, les surfaces concernées, la pression financière ressentie, l’éventuel retard de reforestation… « En l’absence de preuves sérieuses qui tendraient à démontrer que les chamois mettraient en péril les forêts du Jura, l’Aspas demande urgemment un moratoire sur la chasse de cette espèce ! » Le débat autour du chamois est loin d’être clos.
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