C’était l’un de ces patins en ligne apparus dans les années quatre-vingt-dix. Nous les appelions des « rollers ». Les garçons occidentaux jouaient avec eux pendant des étés pleins de joie et de rires, de genoux écorchés et de taches d’herbe. Aujourd’hui, un petit garçon nommé Mohammad Saeed s’en sert pour se déplacer dans la poussière, car ses jambes ont été arrachées par des explosifs militaires occidentaux, lancés par des Israéliens qui ont probablement joué avec des patins à roulettes quand ils étaient petits.
Ce génocide dure depuis si longtemps que les enfants amputés qui vivent dans toute la bande de Gaza apprennent des stratégies pour survivre sans leurs membres.
Une étude récente a révélé que la quasi-totalité des enfants de Gaza pensent désormais que leur mort est imminente, et la moitié des personnes interrogées ont déclaré qu’elles souhaitaient mourir.
Mais leur vie continue. Même avec des membres manquants, souvent amputés sans morphine ni anesthésie, leur vie continue. En rampant dans des camps de tentes boueux, ils continuent à vivre. Ils trouvent un moyen de survivre chaque jour.
Ce genre d’histoire pourrait vous inspirer en tant que témoins passifs et non comme victimes de la structure du pouvoir occidental dont vous dépendez. Pour ceux d’entre nous qui vivent à l’ombre de l’empire centralisé des États-Unis, c’est un peu plus compliqué émotionnellement parlant que le simple récit d’une histoire sur la détermination indomptable du peuple palestinien, parce que cette histoire nous rappelle aussi notre incapacité à faire cesser ces violences.
Quand on voit Mohammad Saeed se traîner dans la terre sur ses moignons de jambe à l’aide d’un roller, c’est bien notre civilisation qu’on prend en pleine figure. La dystopie génocidaire d’une faillite morale absolue. Voilà ce que nous sommes devenus. Nous avons permis à nos gouvernants de nous façonner.
Cher Mohammad, j’ai tellement de chagrin. Je suis tellement navrée que nous ayons permis qu’on en soit là. Je suis horrifiée qu’on t’ait pris tes jambes, et pour tout ce que l’on t’a enlevé d’autre. Tes parents peut-être. Tes frères et sœurs sans doute. Assurément, des êtres chers. Et bien évidemment, ta maison et ton enfance.
Je n’ai rien à offrir en ce moment, ni à mes lecteurs ni à Mohammad Saeed, si ce n’est mon propre chagrin. Tout ce qu’on peut faire, certains jours, c’est déverser son cœur jusqu’à terre, et conseiller aux passants de ne pas glisser dessus, des larmes ruisselant du trou béant dans la poitrine.
Rien de tout cela n’est juste, et je me refuse à faire croire que c’est juste. Je n’ai pas non plus envie d’essayer de positiver, ou de dire que ça va s’arranger. Il est des choses tout simplement abominables, et il y a de quoi se sentir horriblement mal. Les sentiments sont là pour être ressentis. La tristesse, la colère, la honte, l’accablement, et bien plus encore.
Nous vivons dans un monde d’une beauté à couper le souffle, et d’une barbarie à faire frémir. Chaque molécule recèle des explosions d’amour dans une société gouvernée par de véritables monstres.
Nous sommes assez adultes pour supporter ces paradoxes. Nous sommes capables de percevoir la majesté de la création et le choc du génocide. L’amour tendre et généreux pour nos semblables, et l’abomination de la barbarie que nous nous infligeons les uns les autres. La griserie de la vie sur cette drôle de planète bleue, et l’immense chagrin d’avoir échoué, échec après échec, à vouloir rendre cette planète un peu plus heureuse.
Les meilleurs comme les pires peuvent s’épanouir dans ce monde. Je n’ai clairement pas de solutions ou de remèdes miracles à offrir. Nous faisons de notre mieux pour nous comporter correctement et survivre jour après jour. Nous prenons nos patins, et poursuivons sur notre lancée, en rampant.
Source : Caitlinjohnstone