Reporterre vous propose chaque premier samedi du mois une nouvelle de science-fiction inédite. Nous avons donné carte blanche à des autrices et auteurs pour écrire des textes qui nous transportent vers des futurs écologiques désirables.
Hélène Laurain lance l’année 2025. L’autrice avait, en 2022, fait paraître son premier roman, Partout le feu (éditions Verdier). Elle y explorait, déjà, des questions liées à l’activisme et à la catastrophe écologique en cours. Bonne lecture.
Jean-Antoine ne saurait dire si la vie à Nuclear Park relève du rêve ou du cauchemar. Ce n’est pas le genre de questions qu’il se pose. De toute façon, ça fait longtemps qu’on n’a pas entendu le son de sa voix. Pour être précis, depuis le jour où sa dernière fille est partie pour l’Extérieur.
La vie est pourtant confortable à Nuclear Park : tous les résidents ont la chance de vivre dans une reproduction à l’échelle 1/2 de l’une de leurs anciennes résidences secondaires. Saint-Paul-de-Vence ou Cap Ferret, île d’Oléron ou Honfleur : après la condamnation, ils avaient pu choisir dans quelle microvilla ils allaient s’installer. À Nuclear Park, on peut donc disposer d’une piscine, d’un garage, de plusieurs salles de bain. Tout est plus petit, certes, mais on part de loin.
La première génération de résidents, dont il faisait partie, avait vu dans leur emménagement un vague espoir ; un soulagement plutôt. Être enfermé, c’était être protégé. Certains de leurs anciens collègues n’avaient pas eu cette chance.
Il y a une vingtaine d’années déjà, un jour d’automne 2040, Jean-Antoine avait compris qu’il avait échappé à la vague d’assassinats des années de Dé-Raison. Il pouvait enfin arrêter de raser les murs. Un matin d’octobre brûlant, comme ses concitoyens, il avait découvert les messages de craie rouge griffonnés sur les murs de la ville :
Convention des Millions.
Obligatoire dès 15 ans.
Inscription au Centre Citoyen de Quartier.
La catharsis et ses dérives avaient fini par être institutionnalisées.
Durant deux ans et par sessions décalées, des millions de Français avaient participé à la mise en place de la Nouvelle Donne Judiciaire. Tous les citoyens majeurs, sauf les sujets des Trois Terres Saintes, néoroyaumes catholiques intégristes de Vendée, de Provence et de Lorraine. Les fichés R — des rumeurs avançaient que le « R » signifiait « Raisonnable » — , comme Jean-Antoine, en étaient également exclus. Au total, les fichés englobaient un grand nombre de politiques, hauts fonctionnaires, dirigeants de grandes entreprises du Monde d’Avant.
La Convention des Millions. Quand Jean-Antoine y repense, ce genre de projet néodémocratique et sa dénomination niaise auraient arraché, à lui et ses collègues du Monde d’Avant, un rictus ironique, eux qui s’étaient réclamé leur carrière durant du réalisme le plus pur, mâtiné d’un fier pragmatisme.
Les Grands Procès Populaires, dont les modalités avaient été fixées par la Convention des Millions, avaient décidé de l’avenir de Jean-Antoine et de ses acolytes, du moins ceux qui n’étaient pas parvenus à fuir. À l’époque, il avait murmuré à son épouse Benoîte, dont il n’avait jamais su dire si la dureté du regard relevait de la myopie ou de la haine, qu’il aurait préféré se faire éliminer dans son sommeil, comme François et Sixtine.
Au moins, il n’y aurait pas eu de place au doute ; ou moins longtemps.
« La plupart du temps, à Nuclear Park, on oublie sur quoi on marche »
À Nuclear Park, il y a un club de théâtre, la bibliothèque Siècle Dernier, un club de bridge et de mah-jong. Des soirées poker où on parie des tickets alimentaires ; deux associations de foot, un de gymnastique, et trois maisons du yoga concurrentes. On manque de peu de choses.
Au centre-ville, calqué sur celui d’une ville du Monde d’Avant qu’on appelait Saint-Tropez, les fontaines rafraîchissent les placettes de pierre jaune où l’on peut jouer à la pétanque.
On n’a pas non plus à rougir des commerces de bouche et du marché couvert, bien qu’ils ne s’y vende que des denrées locales, produites à Nuclear Park.
Les maisons sont soigneusement décorées — on avait pu emporter les tableaux, l’argenterie et le linge de maison qui n’avaient pas été confisqués. Les bâches réfléchissantes, que l’on déplie manuellement en bulle autour de la ville, protègent aussi bien de l’hyperhiver que de l’hyperété.
Chaque foyer dispose d’un jardin, les enfants peuvent jouer au foot, se balancer dans les hamacs. Il y a même un mini-golf doté d’un restaurant tout à fait correct, et deux cours de tennis.
Dans les quatre groupes scolaires de Nuclear Park, les classes sont réduites ; on peut choisir la pédagogie la plus adaptée à ses enfants et à leurs troubles. Les samedis, comme dans le Monde d’Avant, sont consacrés au shopping dans les ruelles coquettes aux devantures alléchantes : chausseurs, tailleurs, épiceries fines, libraires d’occasion. On y voit rarement Jean-Antoine, qui sort de son salon miniature aussi rarement que possible.
L’allocation mensuelle universelle, pour ceux dont la force de travail n’est pas nécessaire au fonctionnement du site, permet d’entretenir une garde-robe tout à fait raisonnable. Toutes proportions gardées, on peut encore briller aux garden-parties.
L’alcool, le tabac à chiquer et les livres sont livrés une fois par an en quantités astronomiques et gardés soigneusement au coffre-fort central. On les distribue régulièrement aux candidats, en fonction des points de conduite accumulés. Jean-Antoine, dont l’indifférence en tout s’apparente à de la docilité, peut boire et chiquer à peu près autant qu’il le souhaite.
La plupart du temps, à Nuclear Park, on oublie sur quoi on marche. On vit sans penser au fait que, sous nos pieds, les radiations des déchets les plus radioactifs de France nous parviennent, invisibles mais tenaces. S’infiltrent dans nos légumes, nos céréales, notre eau, nos poumons et nos os.
Jean-Antoine n’a pas eu d’autre choix que de travailler à la manutention et l’entretien des contenants nucléaires stockés sous les sols de Nuclear Park, comme tous les résidents condamnés à la plus lourde peine. Depuis 2042, il a passé la plupart de ses jours dans les labyrinthes aveugles qui accueillent des saucissons de déchets nucléaires.
Toute la journée, il vérifie, époussète, entretient, déplace, remplace. Il est rouillé, mais fonctionne encore. Sa toux quotidienne, tant qu’il l’ignore, n’existe qu’à moitié. Il souffre, mais s’est dissocié de son corps il y a bien longtemps.
S’il croisait des collègues — les labyrinthes s’étendent sur un parcours assez complexe pour que rarement on y croise âme qui vive —, ces derniers le verraient occasionnellement pouffer à brûle-pourpoint. Ce qui provoque son hilarité, c’est de penser à la vie qu’il menait avant. Les ors de la République, le ministère de l’Écologie, les rendez-vous quotidiens autour d’un petit déjeuner français. Les voitures de fonction, les réceptions sous les lustres clinquants.
Jean-Antoine avait été conseiller de la ministre de l’Écologie et du Progrès du gouvernement Bardella II. C’est Jean-Antoine qui avait poussé pour un arrêt total des énergies dites « renouvelables » (il avait ardemment milité pour que l’on arrête d’utiliser ce terme abusif) au profit de la nouvelle génération du nucléaire.
Jean-Antoine s’était toujours envisagé comme un visionnaire qui n’avait pas de bol. Trois ans presque jour pour jour après la mise en œuvre de cette décision au début des années 2030, une inondation dantesque avait provoqué la catastrophe de Peylac. La digue de front, pourtant rehaussée quelques années auparavant, avait été engloutie par des vagues d’une hauteur inédite. Le vent et les précipitations avaient empêché l’accès au site, l’eau avait filtré par les sous-sols, engendré la perte des groupes électrogènes et des pompes de sauvegarde. Les grilles de prise d’eau, permettant le refroidissement, avaient été obstruées par les débris de la Garonne. Le cœur d’un réacteur était entré en fusion, dans l’impuissance générale.
Entre-temps, toutes les éoliennes avaient été démontées, les panneaux solaires mis au rebut. Des éditorialistes et intellectuels influents avaient inventé puis martelé, avec une efficacité déroutante, que les éoliennes étaient responsables de la disparition de la biodiversité. Que l’énergie solaire était encore plus polluante que le pétrole. Que les panneaux solaires étaient même le seul facteur humain du réchauffement planétaire, en raison de la réverbération des rayons qu’ils provoquaient.
Jean-Antoine ne croyait pas à tout ça, ce qui lui importait, c’était la victoire du nucléaire. Ça, c’était le progrès, le futur. La souveraineté. Il croyait sincèrement à cette nouvelle génération de centrales semi-enterrées, ultra-sécurisées. Les meilleurs scientifiques, entrepreneurs y avaient travaillé des années durant. Leur projet était la preuve que la technologie était le lieu de l’infini.
Il y avait toujours une solution.
Jusqu’à la catastrophe de Peylac. La centrale de Peylac n’avait rien à voir avec la nouvelle génération de centrales, mais ça, l’opinion publique, encore plus obtuse que ce que Jean-Antoine avait l’habitude de déplorer, ne le saisissait pas. Les gens préféraient vivre sans énergie, ou presque, plutôt que de prendre le risque du progrès.
Il se le répétait, Jean-Antoine, qu’il n’avait vraiment pas de bol. Ceci dit, peut-être plus que sa ministre, qui avait succombé parmi les premières aux années de Dé-Raison.
« On entend parfois qu’à l’Extérieur, il y a autre chose »
La Haute Cour du nucléaire, qui avait émané de la Convention des Millions, avait scellé le sort des futurs résidents. Après jugement, les biens des condamnés avaient été saisis et placés pour en retirer des intérêts, selon un système expérimenté par feue l’Union européenne lors de la première guerre d’Ukraine. C’est ainsi que Nuclear Park continuait à être financé par l’État central.
D’autres Cours Spéciales, comme la Haute Cour de Santé, avaient trouvé des moyens alternatifs de punir : ceux qui avaient œuvré pour le démantèlement de l’hôpital public se voyaient désormais interdits d’entrée dans les quelques hôpitaux privés de l’État central qui étaient restés sur pied. Ils devaient se soigner comme le commun des mortels. C’est ainsi qu’on avait perdu, dans l’indifférence générale, deux anciens ministres de la Santé : l’un oublié sur un brancard, l’autre pris en charge trop tard pour son embolie pulmonaire.
Les familles avaient eu le choix d’accompagner le ou la condamné
e, ou non. La plupart avaient souhaité venir. Les enfants, dès l’âge de 14 ans, plus tôt si dérogation, pouvaient cependant quitter Nuclear Park pour l’Extérieur.Jean-Antoine et tous les résidents ont théoriquement, depuis le premier jour, le droit de quitter Nuclear Park. On dit que seuls trois résidents, en une vingtaine d’années, l’ont osé. Deux des trois sont revenus. On n’a toujours pas de nouvelles du troisième. Le confort de Nuclear Park, même miniature, est plus accueillant que la liberté pleine d’incertitude du dehors.
On entend parfois qu’à l’Extérieur il y a autre chose, au-delà des Terres Saintes et de l’État Central, dont l’étendue est inlassablement grignotée au fil des ans. Trouée, plutôt, par des Communautés au statut encore indéfini et dont filtre, de temps à autre, des bribes du fonctionnement. Une organisation qualifiée d’anarchique par nombre de résidents de Nuclear Park.
Benoîte adresse la parole à Jean-Antoine une fois par jour, pour lui poser cette seule question, inlassablement laissée sans réponse : allaient-ils enfin partir ? Leurs enfants avaient décidé tour à tour de quitter Nuclear Park pour l’Extérieur, eux. Malgré ses responsabilités en tant que Présidente du club Nuclear mah-jong, Benoîte brûle depuis quelques années de les rejoindre, où qu’ils soient.
On dit par exemple que dans les Communautés, on vit dans des earthships, des maisons de terre crue. Le troc, la plupart du temps, a cours. Il y a des périodes de disette, des périodes d’abondance. On meurt plus brutalement qu’à Nuclear Park, on est plus libre aussi. Dans les maisons, il n’y a ni tableaux de maître, ni argenterie, ni linge de maison. Zéro golf, tennis, garden-parties.
À Nuclear Park, c’est quand même mieux. Il suffit de croire très fort à ce qu’on avait promis : cette technologie de stockage des déchets est sûre, le danger est minime, voire inexistant. C’est assez facile de croire, moins flippant que de changer.
Jean-Antoine a longtemps cru. Désormais, il se contente de vivre. Il restera à Nuclear Park, avec ou sans Benoîte, y finira ses vieux jours, désormais pas si lointains, sur la terrasse de sa résidence du Cap Ferret réduite de moitié, à siroter de la Pale Ale locale en crachant du sang.
Peu lui importe qu’elle soit hautement radioactive, sa bière, tant que le danger est invisible et qu’on lui fout la paix.
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