En montagne, la biodiversité pourrait s’effondrer plus vite qu’ailleurs


On l’appelle « l’énigme de Humboldt ». Du nom du célèbre savant allemand Alexander von Humboldt. Lorsqu’il explora les montagnes andines, au gré de sa longue expédition naturaliste à travers l’Amérique latine, de 1799 à 1804, il découvrit l’existence d’une faune et d’une flore d’une incroyable diversité. Un foisonnement surprenant, spécifique aux milieux montagneux, qui ne cessa par la suite d’interroger les scientifiques. On estime aujourd’hui que les montagnes, qui couvrent environ 25 % des surfaces terrestres, abritent 85 % des espèces d’amphibiens, d’oiseaux et de mammifères de la planète.

Depuis quelques années, une nouvelle énigme descendue des montagnes s’est imbriquée à la première et taraude les chercheurs : ces écosystèmes si riches en biodiversité sont-ils sur le point de s’effondrer ? L’alerte s’est faite solennelle en 2022. Une équipe internationale d’une vingtaine de scientifiques publiait alors une étude intitulée « Scientists’ warning of threats to mountains » : l’alerte des scientifiques contre les menaces qui pèsent sur les montagnes.

Les montagnes sont « hautement vulnérables » aux multiples facettes de la crise écologique provoquée par les activités humaines, écrivaient-ils. Les pressions qui s’exercent sur elles se renforcent mutuellement, entraînant des risques « d’effets en cascade », plusieurs espèces « s’approchant d’un effondrement global ». En résulterait « un affaiblissement critique de la santé des écosystèmes [de montagne], avec de larges répercussions sur la santé des animaux et des humains ».

Changement climatique, pollutions chimiques, espèces invasives ou pathogènes, pastoralisme, tourisme… Le constat dressé par les chercheurs est toujours le même trois ans plus tard. « Tous ces facteurs interagissent, c’est très complexe mais cela amène des changements très importants dans les montagnes. On alerte là-dessus depuis plus de dix ans, mais la prise de conscience commence à peine », regrette l’écologue Dirk Schmeller, directeur de recherche au CNRS et auteur principal de l’étude.

Des niches écologiques menacées par le climat

Ces deux énigmes — grande richesse et grande vulnérabilité de ces écosystèmes — ont une racine commune : la topographie particulière des milieux montagnards. Ces terrains très accidentés, avec de fortes variations d’altitude et de climat, génèrent une multitude de conditions environnementales différentes, parfois sur des espaces très restreints. Autant de niches écologiques potentielles propices à l’épanouissement d’une grande variété d’espèces.

Revers de la médaille : lorsque les conditions changent, ces milieux petits et fragmentés laissent peu de solutions de repli aux espèces qui en dépendent. « Elles n’ont pas la même capacité à réagir. Certains oiseaux ou insectes peuvent facilement voler jusqu’à un milieu plus accueillant alors que des plantes, ou même des amphibiens, ont plus de difficulté à migrer. Cela crée un éclatement des communautés, qui rend ceux qui restent d’autant plus fragiles », explique Dirk Schmeller.


Le glacier de la Maladeta (ici en 2021), au pied du pic d’Aneto dans les Pyrénées, finira par disparaître avec le réchauffement climatique et les conséquences des activités humaines sur son environnement.
© Lilian Cazabet / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

La source principale de perturbation de ces écosystèmes, celle qui inquiète le plus les chercheurs, c’est le changement climatique. Celui-ci est plus rapide en montagne qu’en plaine : déjà près de 2 °C de réchauffement sont mesurés dans les Alpes, contre 1,4 °C à l’échelle de la France.

Les températures plus chaudes, la baisse de l’enneigement et la fonte des glaciers rendent les conditions hostiles à certaines espèces, comme l’emblématique lagopède alpin : cet oiseau au plumage hivernal blanc, idéal pour se camoufler dans la neige, et qui a besoin du froid pour se reproduire, risque de perdre plus de 90 % de son habitat d’ici 2090, selon le Centre de recherches sur les écosystèmes d’altitude (CREA) du Mont-Blanc.

Une partie des plantes va également souffrir de plus en plus du réchauffement du climat. En décembre dernier, le Laboratoire d’écologie alpine du CNRS, en partenariat avec l’Office français de la biodiversité (OFB), publiait un rapport sur le sujet, concluant : « Parmi les 2 105 espèces [végétales] étudiées, nous avons identifié 400 à 600 espèces à risque, en particulier celles vivant à l’étage subalpin, qui pourraient voir leur territoire se réduire significativement d’ici 2050 selon les prédictions de leur distribution future. »

Accumulation de polluants

Si le changement climatique est si délétère en montagne, c’est qu’il provoque dans son sillage de nombreux effets secondaires, au-delà du seul climat. De récents travaux ont par exemple montré comment la fonte des glaces modifiait la chimie des lacs d’altitude. En apportant à ces lacs davantage de sédiments issus de l’érosion des roches, les eaux de fonte en modifient l’acidité, la conductivité électrique, la concentration en ions et en sulfate.

Autre effet secondaire, encore plus indirect : les températures de plus en plus chaudes poussent les troupeaux à pâturer à plus haute altitude, pour trouver un peu de fraîcheur. Ces ovins ou bovins atteignent ainsi des lacs jusqu’alors épargnés, contaminant l’eau en matières organiques, nitrates et phosphores qui déséquilibrent le milieu. S’y ajoutent les produits vétérinaires, antiparasitaires et autres antifongiques administrés au bétail.

« Certains viennent parfois avec des paddles sur les lacs de haute montagne »

Mais les animaux d’élevage ne sont pas les seuls à trouver refuge dans les lacs d’altitude. Le tourisme gagne également de plus en plus ces plans d’eau à la vue imprenable. « On voit de plus en plus de gens, parfois pas du tout acculturés à la montagne, venir se baigner, certains viennent même parfois avec des paddles sur les lacs de haute montagne, témoigne Florence Mazier, directrice adjointe du laboratoire Géographie de l’environnement (Géode). Ces baignades non réglementées amènent dans l’eau de la crème solaire, les produits antipuces ou contre les tiques des chiens, sans qu’on connaisse encore l’ampleur des conséquences de ces pratiques. »

Ces pollutions chimiques ne sont hélas pas les seules que doivent affronter les espèces d’altitude. Car les montagnes ont une autre particularité : ces reliefs font office de barrière pour les nuages. Les pluies s’y accumulent et déversent quantités de micropolluants charriés depuis les plaines. Pesticides, métaux lourds, plastiques… Des produits toxiques issus d’activités industrielles lointaines se retrouvent dans les lacs et tourbières d’altitude.

« Il y a beaucoup de brouillard en montagne, qui fait remonter les polluants des vallées. Et lorsque des pluies d’altitude rencontrent les nuages accrochés aux cimes des montagnes, elles forment de plus grosses gouttelettes qu’en plaine, et celles-ci interceptent mieux les polluants », décrit Gaël Le Roux, directeur de recherche au CNRS et spécialiste du cycle des micropolluants.

La crainte d’effondrements écologiques

À la liste des maux qui déséquilibrent les écosystèmes de montagne, il faut encore ajouter les introductions massives d’espèces (les saumons dans les lacs pour développer la pêche ou les pins à croissance rapide pour la sylviculture, par exemple), ou encore l’introduction de nouveaux agents pathogènes (maladies, bactéries, virus), par le tourisme, le pastoralisme ou d’autres vecteurs. Ces nombreuses menaces créent des synergies entre elles. Lorsqu’une espèce est affaiblie par les pollutions, le changement climatique ou les maladies, elle est d’autant plus vulnérable aux autres sources de pression.

Avec un effet multiplicateur dévastateur : « La recherche sur le multistress est un sujet très prégnant en ce moment. On voit en laboratoire que la présence de deux sources de stress sur des organismes aura un effet supérieur à la simple addition de ces deux stress. Mais c’est très compliqué de comprendre l’impact en situation réelle », dit Hugo Sentenac, spécialiste de la santé de la faune sauvage et maître de conférences à l’université de Franche-Comté.

Jusqu’où les écosystèmes seront-ils capables d’encaisser ces stress multiples ? C’est la grande inconnue. La montagne reste un milieu aujourd’hui sous-étudié et les chercheurs manquent de données pour quantifier la crise en cours et anticiper précisément ce qui pourrait advenir.

À défaut de certitudes, la crainte d’effondrements écologiques est bien là. « C’est très difficile de se prononcer sur la situation, mais on constate en général que les effondrements ne sont pas linéaires. Un écosystème est un peu comme un organisme. Un animal ou un humain a une certaine capacité de résilience ; il peut encaisser le stress, jusqu’au moment où il va craquer. C’est pareil pour un écosystème. C’est extrêmement dur à étudier, mais c’est un énorme sujet d’inquiétude dans la communauté de recherche », souligne Hugo Sentenac.

La fragilité de cette biodiversité de montagne est d’autant plus forte que les écosystèmes d’altitude sont moins « redondants » qu’en plaine : il y a moins d’espèces qui remplissent une fonction écosystémique donnée. Si l’espèce disparaît, il n’y a donc pas forcément d’espèce de secours jouant le même rôle dans l’écosystème, ce qui peut fragiliser tout l’édifice écologique.

Les micro-organismes symbolisent cette menace fantôme qui pèse sur les montagnes. Rouages essentiels dans la synthèse des nutriments, particulièrement dans un environnement rude comme la montagne, les communautés microbiennes et leur rôle sont encore trop méconnues, pointent les chercheurs.

« Les biofilms [des communautés bactériennes complexes] sont de véritables petites usines dans les lacs de montagne, qui nettoient, font circuler les nutriments, protègent des pathogènes… » décrit Dirk Schmeller. Or, les scientifiques observent dans ces lacs un changement en cours parmi les micro-organismes, avec une diminution du nombre de diatomées (micro-algues) et une hausse de la présence de cyanobactéries, potentiellement toxiques et renforcées par les bouleversements chimiques à l’œuvre dans ces eaux.

« C’est un énième indicateur que ces lacs ne vont pas bien, mais on ne voit pas encore de grosse chute des diatomées », précise Hugo Sentenac. Ces micro-organismes à la base des écosystèmes semblent pour l’instant plutôt bien résister, comparativement à certaines populations d’insectes ou d’amphibiens dont les populations s’effondrent, souligne le chercheur. Comprendre leur évolution pourrait être une clé de l’énigme sur le devenir de cette biodiversité montagnarde.

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