Ce que nous apprend la philosophie politique chinoise (2)


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par Bruno Guigue

(Deuxième partie)

5. Les fonctionnaires lettrés

Pays immense, densément peuplé, la Chine a toujours eu le souci prépondérant de son unité. Mais comment l’assurer sur des bases solides, sinon par l’unicité du souverain ? Dictée par une conception cosmologique du pouvoir, la forme monarchique s’impose comme une évidence : l’unicité du Ciel commande l’unicité du pouvoir terrestre. Mais les formes que revêt l’institution monarchique évoluent très tôt. Tandis qu’en Grèce antique l’institution éphémère de la cité fait figure d’événement singulier, le développement rapide de l’économie et l’accroissement soudain de la population, en Chine, provoquent des transformations profondes. Vidée de ses aspects mythiques, la souveraineté s’identifie à un principe d’ordre anonyme. Pour les classes instruites, le Ciel n’est plus une divinité, comme aux temps archaïques, mais l’expression de l’ordre cosmique. Une critique historisante purge les mythes anciens de tout ce qu’ils avaient d’étrange et les transforme en événements de l’histoire. Les progrès matériels, la continuité du peuplement et l’absence d’obstacles naturels favorisent l’établissement de grandes royautés, bientôt réunies sous la houlette impériale (221 av. J.-C.).

Au cours des trois siècles qui précèdent cette unification, les guerres ont accéléré le processus de centralisation étatique. Avec les Royaumes combattants, le développement d’une infanterie de recrutement paysan et la diffusion d’une métallurgie avancée précipitent le mouvement de l’histoire. Ces innovations techniques fournissent leur base matérielle à des États d’un type nouveau, bureaucratique et centralisé. De nouveaux modes de pensée apparaissent, dictés par la conduite de grandes armées de fantassins et l’administration de pays riches et peuplés. Des conceptions nouvelles justifient la concentration du pouvoir entre les mains du souverain et la suppression des privilèges aristocratiques. Pour faire face à leurs responsabilités, les chefs de royaumes ont désormais besoin de fonctionnaires efficaces et spécialisés. C’est pourquoi la vieille aristocratie est évincée au profit d’une administration nommée, sans attache nobiliaire et soumise à des règlements objectifs. La transmission héréditaire des charges publiques laisse la place au recrutement de fonctionnaires compétents et dévoués.

S’affirment alors les principes d’une véritable organisation bureaucratique : primauté de la compétence et du mérite, révocabilité des titulaires, évaluation des résultats, dévouement exclusif à l’État, techniques de quantification, prépondérance de l’écrit. Un système objectif de récompenses et de châtiments, inspiré par le régime des armées, permet d’obtenir le meilleur rendement de l’administration. Assistés par d’innombrables secrétaires, gardes et commis, ces «mandarins» sont peu nombreux : 24 000 sous les Ming au XIVe siècle, 40 000 sous les Qing au XIXe siècle, soit un pour 10 000 habitants. L’accomplissement de leur mission obéit à des règles strictes. Les compétences des agents publics sont limitativement définies. L’empereur ne peut intervenir dans les domaines qui sont du ressort de ses subordonnés. Les charges ne peuvent être ni transmises ni achetées, et l’empereur lui-même ne peut en disposer librement. Les abus de pouvoir, l’enrichissement illégal, l’usage privé de biens publics, les erreurs ou les négligences sont sévèrement punis. On ne peut nommer un fonctionnaire dans sa région d’origine, et les durées d’affectation sont réduites. Logés dans les bâtiments de l’administration, les fonctionnaires locaux n’ont pas le droit d’acheter des propriétés dans la circonscription qu’ils administrent.

Le système repose sur une distinction du public et du privé qui s’applique à l’empereur lui-même, lequel ne peut disposer librement des fonds de l’État. Les charges publiques ne sont ni le privilège d’une caste, ni la propriété du souverain. Les manuels qui fixent les règles de conduite pour les fonctionnaires en poste dans les provinces leur recommandent de ne pas mêler affaires privées et activité publique. Un fonctionnaire doit éviter d’employer comme auxiliaire son fils, son gendre ou son beau-frère. Il doit rester en toutes circonstances parfaitement impartial. Comme dit un de ces manuels, «le fonctionnaire n’entretient pas d’amitiés personnelles. Il ne doit pas se laisser influencer par ses penchants». Seules les personnes dotées d’une culture littéraire, morale et politique sont habilitées à exercer des charges publiques. L’idée que des représentants d’intérêts privés puissent décider des affaires de l’État est inconcevable. Le dévouement au bien commun exclut la poursuite des avantages personnels, et ce principe est à la base de l’éducation des classes lettrées d’où sont issus la plupart des fonctionnaires. Même s’ils agissent par carriérisme, ces derniers ne recherchent pas le gain mais le prestige dû à la fonction, l’aisance matérielle n’en étant qu’une conséquence.

Si les serviteurs de l’État sont liés par un devoir de loyauté à l’égard du souverain, ce dernier n’implique aucune obéissance aveugle, aucune servilité. Comme le montre le droit à la «remontrance», la double mission des fonctionnaires est de mettre en garde le souverain contre ses propres écarts de conduite et de l’avertir des dysfonctionnements de la bureaucratie. Dans la tradition confucéenne, ce sont les lettrés – le vivier où sont sélectionnés les bureaucrates – qui disposent du savoir extrait des Classiques. Détenteurs de ce corpus intellectuel, ils ont pour tâche de le faire passer dans les activités publiques. Pour ces fonctionnaires, la véritable loyauté consiste à critiquer les mauvaises décisions, à leurs risques et périls, afin d’éviter au souverain d’encourir le blâme public. Par la suite, l’institution du «censorat» a systématisé ce dispositif. Dotés de pouvoirs étendus, les censeurs peuvent adresser des remontrances aux détenteurs du pouvoir, y compris l’empereur, et mettre en accusation les fonctionnaires. Recevant les plaintes de la population, ils procèdent à des inspections et à des interrogatoires. Tout fonctionnaire peut être suspendu pour violation des règlements, indolence, inefficacité, retards, registres mal tenus, dépenses non prescrites, abus d’autorité, corruption, etc.

Ces administrateurs de haut rang constituent une véritable noblesse d’État. Au contact des populations, les sous-préfets jouent un rôle particulièrement important. La brièveté de leur séjour et les dangers qui menacent leur carrière font qu’ils ont tendance à adopter à partir du XVe siècle une attitude prudente et routinière, mais la doctrine leur enjoint de se préoccuper avant tout du bien-être des gens du peuple et de veiller à la tranquillité publique. Le bon sous-préfet doit développer les activités agricoles, protéger la population contre les calamités en tout genre, contribuer à l’élévation de la moralité publique en promouvant l’instruction pour un nombre croissant d’individus et la lecture commentée des textes officiels. Afin d’assurer la paix civile, il doit encourager les associations d’entraide paysanne ou de défense contre le vol et le banditisme, mais aussi rendre les honneurs qui leur sont dus aux fils pieux et aux veuves chastes. Il met un soin particulier à se montrer humain et accessible aux gens du commun. Il évite autant que possible les procès inutiles et fait en sorte que la plupart des différends soient résolus à l’amiable. Il doit connaître la situation locale et les usages en vigueur, faire appel à ceux qui en ont une longue expérience et constituer son propre service de renseignements.

Particularité chinoise, le recrutement des fonctionnaires par concours est mis en place sous l’empire réunifié des Tang à partir du XIe siècle. Ce système méritocratique distingue d’abord deux types d’examens : le premier donne accès aux diplômes, le second, réservé aux titulaires de ces diplômes, est un examen permettant de choisir les fonctionnaires. L’usage s’introduit par la suite de nommer directement les lauréats sortis dans les premiers rangs. Principale source du recrutement des fonctionnaires jusqu’en 1905, ce système inédit influence le mouvement des idées jusque dans l’Europe des Lumières. «Il n’y a pas de noblesse héréditaire en Chine», écrit François Quesnay au milieu du XVIIIe siècle. «Ce sont les mérites et la valeur d’un homme qui décident de son rang. Les fils du premier ministre de l’empire doivent faire leur propre fortune et ne jouissent pas d’une considération spéciale». Imité par les Occidentaux à partir du XIXe siècle, le recrutement par concours trouve sa forme définitive en Chine au XIVe siècle avec ses trois degrés (préfectoral, provincial, impérial) et sa périodicité triennale. L’esprit d’un tel système semble avoir passé l’épreuve des siècles. Pour l’universitaire Yao Yang, «la politique chinoise contemporaine est conforme à la tradition politique confucéenne : l’un des principaux rôles du parti communiste chinois est de sélectionner et de nommer des fonctionnaires, et les recherches universitaires montrent que les fonctionnaires les plus compétents bénéficient des meilleures promotions. C’est un système méritocratique».

Lors de son instauration sous la dynastie Tang, le système est particulièrement rigoureux. Une enquête de moralité permet de s’assurer au préalable de la fiabilité des candidats. Fondée sur la connaissance des Classiques, une épreuve écrite est imposée dont on juge à la fois la forme et le fond. La présentation, l’élocution et l’écriture sont prises en compte. Jusqu’au XIIIe siècle, il est d’usage d’interdire l’accès des concours aux fils de ministres et de hauts dignitaires, ou du moins de les soumettre à des épreuves supplémentaires. Efficace durant des siècles, le système est progressivement entré en crise. Imaginée à l’origine pour révéler les talents cachés, l’institution des concours a sécrété ses propres poisons : importance prise par l’écrit aux dépens des qualités morales, formalisme des épreuves, interprétation orthodoxe des classiques, recours à l’apprentissage mécanique, etc. Mais les causes du déclin sont surtout sociologiques. Initialement bien rémunérés, les fonctionnaires ne reçoivent à partir du XVe siècle qu’une fraction des ressources indispensables à l’exercice de leurs fonctions. Les empereurs refusant d’accroître la pression fiscale, les fonctionnaires locaux imposent des taxes plus ou moins légales. Ils prennent aussi des libertés avec l’éthique du service public : la corruption se développe à travers la pratique des présents, souvent sollicités dans les relations de caractère hiérarchique.

Pour le philosophe contemporain Gan Yang, le système des examens à son apogée était «le mécanisme politico-culturel le plus fondamental de la Chine traditionnelle». Les Chinois d’aujourd’hui ont tendance à l’oublier, mais «ce dispositif assurait avec efficacité la reproduction des élites de la société chinoise dans son ensemble». En théorie, tous les étudiants pouvaient passer les examens, et si peu d’entre eux réussissaient, tous participaient à cette émulation collective : «À un niveau subconscient, ils s’identifiaient à la pensée et au mode de vie des élites traditionnelles chinoises». Même si l’on échouait aux examens, on faisait toujours partie de l’élite chinoise, et en l’absence de limite d’âge, «on pouvait essayer à nouveau jusqu’à 70 ou 80 ans». Parfois, en cas d’échecs répétés, «l’empereur était impressionné par l’âge du candidat et lui accordait le titre». Conservant l’espoir de réussir, les lettrés constituaient «une élite latente» indispensable à la reproduction ininterrompue de l’élite elle-même. La désintégration du système a contraint la Chine à repenser son organisation sociale. «Nous devons voir l’ensemble du processus, de la fin des Qing à la révolution et à la réforme chinoises, comme un processus continu dont le but est la recherche d’une nouvelle continuité sur laquelle fonder la Chine moderne».

6. La loi et le rite

«Les rites, qu’est-ce que c’est ? C’est ce qui met de l’ordre dans ce qu’on fait. Quand l’homme de bien agit, il ne manque pas de le faire suivant l’ordre qu’il faut. Ordonner l’État sans rites, ce serait être comme un aveugle qui ne voit pas la forme des choses et qui divague sans savoir quoi ; comme quelqu’un cherchant quelque chose la nuit dans une pièce obscure et qui, sans lampe, ne voit rien (…) La fonction publique est distribuée sans cohérence organique ; les affaires de l’État sont laissées en souffrance ; chacun se conduit en mélangeant les priorités et tout le monde y va du sien sans souci de ce qu’il faut. Dans ces conditions, il n’y a plus aucun principe pour faire régner l’ordre social entre tous». Ce passage des Entretiens de Confucius est éloquent : pour la tradition confucéenne, les rites sont l’expression des relations naturelles entre les individus et les groupes. Ils sont appliqués dans tous les rapports sociaux susceptibles d’intervenir dans les circonstances de la vie : rituels d’admission du nouveau-né dans la famille, de passage à l’âge adulte, de mariage, d’enterrement, de sacrifice aux ancêtres, de banquet, de réunion, de visite à un supérieur, de réception d’un subordonné et bien d’autres. Chaque geste, dans chaque cérémonial, exprime formellement le sens de la conduite sociale prescrite à l’exécutant.

Respecter les rites, c’est calquer son comportement sur une tradition ancestrale et assurer la transmission, de génération en génération, des préceptes qui gouvernent la vie sociale. Parce qu’ils influencent directement le comportement individuel, les rites sont jugés plus efficaces que les lois. Car les lois sont abstraites, elles sont théoriques, tandis que les rites sont concrets, ils ont une valeur pratique. Avec l’observance des rites, il s’agit d’inculquer aux individus les bonnes mœurs, celles qui respectent les hiérarchies traditionnelles, les rapports de préséance entre les parents et les enfants, les aînés et les cadets, les hommes et les femmes, le souverain et ses sujets. Pour le confucianisme, c’est donc en multipliant dans d’innombrables cérémonies des gestes purement formels, d’autant plus faciles à exécuter qu’ils ne coûtent rien, que la norme morale qu’extériorisent ces gestes finira par s’intérioriser. «Nous disons en Occident que l’habitude fabrique une seconde nature, observe Léon Vandermeersch. Le confucianisme considère plutôt que les rites, à partir de l’extériorité du geste, pénètrent l’intérieur de la conscience et y décapent la nature morale de l’homme de la gangue de mauvaises habitudes qui en fausse la véritable spontanéité, laquelle s’inscrit dans le sens de la loi du Ciel».

La loi et le rite sont des dispositifs formels qui, appliqués aux conduites individuelles, leur imposent des modèles fixés par l’ordre social. Au contraire des règles morales qui ne relèvent que de la conscience, ces dispositifs permettent d’objectiver la volonté des acteurs sociaux en la soumettant à des prescriptions institutionnelles. Mais il y a une différence entre la loi et le rite. Tandis que «la forme juridique est conçue pour s’appliquer à l’acte (par exemple l’acte d’épouser quelqu’un) au moment où il s’accomplit effectivement, la forme rituelle s’applique à un comportement (par exemple le comportement de l’époux vis-à-vis de son épouse) qui n’a pas d’autre objet que sa forme elle-même. La forme juridique s’applique à un acte effectif, alors que la forme rituelle s’applique à un acte seulement virtuel». Quant à l’acte lui-même de se conformer, abstraction faite de son objet soit réel, soit virtuel, on peut dire que «l’acte juridique est un acte plein, chargé de contenu, alors que l’acte rituel un acte vide, un acte de pure forme». C’est pourquoi les rites s’organisent autour de cérémonies codifiées instituées dans tous les domaines afin d’y mettre en vedette, dans de purs exercices d’étiquette, des formes canoniques de comportement.

Les traités classiques distinguent cinq catégories de cérémonies codifiées : celles du culte (principalement du culte des ancêtres), celles des liturgies funéraires, celles des protocoles d’entrevues de toutes sortes, celles des protocoles militaires (à la guerre ou à la chasse) et celles des fêtes familiales et sociales. Sur le modèle des rites canoniques sont calqués dans la vie courante ce que les textes appellent les «rites circonstanciels», c’est-à-dire les formes de comportement convenant aux circonstances ordinaires de la vie. La forme des rites canoniques est inculquée dans des cérémonies savamment réglées, puis généralisée à tous les contacts interpersonnels et intériorisée par chacun dans sa pratique quotidienne. Ce fonctionnement des rites est illustré par l’image des chaussures, qui renforcent le pied pour assurer la marche, de même que les rites guident la pratique. Le ritualisme chinois suppose que le moule de la bonne conduite, s’il est suffisamment renforcé par la pratique des cérémonies codifiées, empêche les mauvaises actions. Un lieu commun est également le parallèle entre la musique, qui touche l’âme et incite de l’intérieur aux belles actions, et les rites, qui, disciplinant le comportement extérieur, agissent du dehors vers le dedans en entraînant l’intériorisation de la bonne conduite.

Les rites servent donc au réglage continu de l’activité humaine, se bornant à amplifier ce qui est restreint et à réduire ce qui est excessif. Ils éduquent en nous le sens du convenable ou de l’adéquat, favorisant notre adaptation aux exigences de la situation. Comme le dit Confucius : «Une manifestation de respect qui n’est pas tempérée par le rituel est fastidieuse ; une prudence qui n’est pas tempérée par le rituel est peureuse ; une bravoure qui n’est pas tempérée par le rituel est violente ; une franchise qui n’est pas tempérée par le rituel est blessante». Ou encore : «Le respect intérieur qui n’atteint pas l’équilibre rituel s’appelle rusticité ; le respect extérieur qui n’atteint pas l’équilibre rituel s’appelle flatterie». Cette correction des excès vaut de la façon la plus générale : «Les rites abrègent ce qui est trop long, allongent ce qui est trop court ; ils retranchent l’excès et comblent le manque», dit Xunzi. À l’instar des facteurs naturels qui s’équilibrent par leur alternance, tels le chaud et le froid, ou le jour et la nuit, les rites confèrent son juste équilibre à l’expression de la joie ou de la tristesse, de l’hostilité ou de la tendresse, etc. Modérateurs, ils retiennent, quand on est pauvre, de se sentir dans la gêne et d’être porté à voler ; et quand on est riche, de s’enorgueillir et de susciter des troubles.

Mais si les rites ne touchent que le comportement extérieur, cela ne signifie pas que l’intention n’a aucune importance. Bien au contraire, l’exécution des gestes rituels n’a aucune valeur si elle n’est pas sincère, de même qu’un acte juridique est nul s’il ne correspond pas à l’intention du sujet agissant. Le formalisme juridique n’intervient que progressivement, une fois prise la décision d’agir, pour imprimer à l’acte effectué la forme requise. Le formalisme rituel, en revanche, agit préalablement, en conditionnant d’avance les décisions d’agir elles-mêmes, en sorte que les actes effectués soient spontanément coulés dans la bonne forme. Si l’acteur social ne se pliait aux formes rituelles qu’hypocritement, il n’en intérioriserait pas la forme, et les rites seraient sans effet. Mais si la capacité des rites à modeler le comportement individuel est indéniable, comment peut-on l’expliquer ? Qu’est-ce qui donne au formalisme extérieur des rites assez de force pour transformer les conduites individuelles ? Pour les Chinois, c’est parce que les rites ont des racines religieuses. Le mot qui désigne les rites, li 禮, signifie étymologiquement libation, de sorte que, la libation étant ce qu’il y a de plus commun à toutes les cérémonies religieuses, le mot a fini par signifier le cérémonial lui-même.

L’ancienne religion chinoise, se convertissant en cosmologie du yin-yang, s’est peu à peu purgée de la croyance grossière en la puissance magique des esprits. Mais toutes les cérémonies du culte ont été conservées : elles ont seulement perdu leur relation avec la surnature pour devenir des exercices rituels. Phénomène historique sans équivalent, la permanence d’un ritualisme dépouillé de ses vertus magico-religieuses s’explique ainsi par ses effets sur la société. Le conditionnement par les rites est d’autant plus puissant qu’il est discret. Opérant en douceur, au fil des jours, il oriente insensiblement la conduite en imposant des gestes obligatoires. Comme l’explique un passage des Mémoires sur les rites (Liji) : «De façon générale, ce qui fait que les hommes sont des hommes, c’est la ritualité. Là où commence la ritualité, c’est dans la rectitude du maintien, dans la modération des expressions de physionomie, dans la politesse du discours. Quand le maintien est correct, quand les expressions de physionomie sont modérées, quand le discours est poli, alors la ritualité est parfaite. Et par là se font justes les rapports entre prince et sujet, se font affectueux les rapports entre père et fils, se font conciliants les rapports entre aînés et cadets».

Au XVIIe siècle, Montesquieu a décrit avec perspicacité ce rôle du ritualisme dans la régulation des rapports sociaux : «Les législateurs de la Chine firent plus ; ils confondirent la religion, les lois, les mœurs et les manières : tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on appela les rites». La tradition chinoise, en effet, n’introduit aucune césure entre l’absolu visé par le religieux et le familier vécu dans ses usages quotidiens. Conçues comme le prolongement des pratiques cultuelles, les mœurs les plus communes s’approfondissent dans la vénération de l’ordre du monde. Seul l’esprit occidental pouvait «introduire une fracture entre l’idéal et l’ordinaire, là où le monde chinois voit plutôt une conduite d’un seul tenant, allant de l’observation des rites dans le temple des ancêtres aux règles élémentaires de la politesse», observe François Jullien. Pour l’éthique confucéenne, une attitude respectueuse à l’égard des autres et de soi-même s’impose en toutes circonstances. Distinguant la civilisation de la barbarie, les vertus excèdent le champ du religieux, elles saturent la trame des relations sociales, et leur centre de gravité est cette valeur tombée en désuétude dans le monde occidental, la «civilité», dont Montesquieu note justement l’importance chez les Chinois.François Jullien, «L’invention de l’idéal, et le destin de l’Europe», Gallimard, 2017, p. 275.

Si la force du ritualisme chinois lui vient du sentiment religieux, il exerce ses effets, toutefois, en mettant entre parenthèses sa finalité surnaturelle. À son disciple Zi Lu qui lui demande comment servir les esprits, Confucius répond que le problème n’est pas de servir les esprits, mais de gérer les affaires humaines. «Le confucianisme ne communique pas avec les esprits pour demander une protection par la prière, l’adoration et d’autres moyens religieux, et il n’aspire pas non plus à une vie éternelle dans un royaume transcendant», explique le philosophe contemporain Xu Jilin. «Il se concentre sur la vie réelle telle qu’elle est vécue et, par le biais de la transformation civile, en employant les rituels de la vie quotidienne, transmet les doctrines confucéennes dans le cœur des gens, produisant d’excellentes coutumes». Le confucianisme «ne définit pas le sens de la vie et les valeurs ultimes qui relèvent de l’ordre spirituel individuel, mais il construit plutôt un ordre éthique et moral communément partagé par la société dans son ensemble». Plus la société est ritualisée, plus s’exerce sur chaque individu un conditionnement bénéfique. C’est pourquoi, disent les Mémoires sur les rites, «la transformation éducative exercée par les rites est subtile : elle arrête la dépravation au stade où celle-ci n’a pas encore pris forme. Elle fait que l’homme de jour en jour tend vers le bien et s’éloigne du crime sans que lui-même s’en rende compte ; c’est pourquoi les anciens souverains tenaient les rites en honneur».

Cette ritualisation des rapports sociaux s’accompagne d’une forte prégnance du sentiment de la honte. «Quand le bon ordre est assuré par les rites, le sentiment de la face règne, et la règle est respectée», dit Confucius. Le ressort du ritualisme réside dans la pression sociale qui s’exerce à travers la crainte de «perdre la face». La prévalence d’un tel sentiment est liée au sens d’une valeur qui reflète l’essence même du ritualisme : le respect. Dans les Mémoires sur les rites, on lit que «ce qui résulte de la discipline des attitudes par l’application des rites, c’est le respect», et que «c’est du respect que résulte le prestige». Le respect qu’on inspire est à la mesure du respect qu’on témoigne. Tout comportement rituel est respectueux, quelle que soit la place dans la hiérarchie sociale de celui à qui il s’adresse. Dans tous les cas, c’est en reconnaissant la dignité d’autrui que l’on acquiert sa propre dignité. Mais la pression sociale n’a jamais suffi, même dans la société la plus ritualisée, à empêcher les actes contraires à l’ordre social. Crimes et délits ont toujours été sanctionnés en Chine par la loi pénale. «Quand on a perdu le sens des rites, on tombe sous l’emprise des châtiments», déclare un préfet de police à la fin du Ier siècle de notre ère. C’est pourquoi la philosophie chinoise, avec la doctrine légiste, a aussi approfondi la question des rapports entre le pouvoir et la loi.

7. Le pouvoir et la loi

Cette nouvelle pensée politique a d’abord été formulée par Shang Yang (390-338 av. J.-C.), premier ministre du puissant royaume de Qin. La doctrine prône un système de gouvernement rigoureusement rationnel, capable d’élever l’État au statut de puissance hégémonique. Vérification par la pratique : c’est en adoptant ce régime draconien que la dynastie Qin a effectivement vaincu les autres royaumes et fondé le premier empire chinois. Mais ce fut au prix d’une dictature insupportable, bientôt renversée au profit de la dynastie Han qui, en réaction, a adopté l’éthique confucéenne comme idéologie d’État. Une victoire posthume de Confucius qu’il faut relativiser : pour maintenir l’unité de l’État, les Han perpétuent les institutions héritées du légisme en matière de centralisation administrative et de code pénal. La complémentarité entre le ritualisme confucianiste et l’autoritarisme légiste, en réalité, demeurera la marque de l’empire chinois pendant deux millénaires. Après Shang Yang, c’est Han Fei (280-234 av. J.-C.) qui donne au légisme sa consistance théorique. Dernier-né des grandes doctrines de la Chine antique, il inspire la politique centralisatrice du premier empire. De façon plus ou moins voilée, il restera la référence théorique de tous les gouvernements forts de la Chine impériale.

Perfectionnant la doctrine, Han Fei conçoit l’action du souverain sur le modèle du dao 道, le principe qui préside au cours du monde. De même que le dao est la source de toutes les normes, le souverain est l’origine de toutes les règles, tout en étant lui-même au-delà de toute norme et de toute règle. À l’image du dao, le souverain est Un. Indispensable à la centralisation de l’autorité, cette unicité du pouvoir politique est la contrepartie humaine de l’unicité du dao. Ce dernier régit les choses parce qu’il est hors des choses. De même, le souverain exerce la souveraineté parce qu’il est distinct de la société qu’il contrôle. Mais sa domination n’est pas arbitraire. L’adéquation entre la société et la nature, en effet, garantit la correspondance entre les mérites individuels et leur rétribution légitime. À condition d’adopter une grille d’évaluation objective, rien ne s’oppose à une qualification impartiale des agissements individuels. C’est pourquoi le système nécessite un contrôle de la population par une administration omniprésente, qui veille scrupuleusement au respect et à l’exécution des lois. Et afin d’éviter les abus, s’impose aussi la mise en place d’un dispositif de surveillance de l’administration elle-même.

On peut difficilement parler de despotisme, puisque l’ordre social est censé refléter l’ordre des choses et non le caprice d’un seul. Aussi vaste que puisse être l’intelligence du souverain, elle ne saurait se mesurer à la réunion des facultés de l’ensemble de ses sujets. Grâce à la loi, grâce à une échelle parfaitement rationnelle des châtiments et des récompenses, le souverain domine ses sujets : il sait tout de leurs plus petites pensées, du moindre de leurs actes. En même temps, le souverain lui-même est totalement soustrait à leur vue et à leur emprise. Il doit présenter aux autres le miroir poli du néant. Émanation de la loi cosmique, il se dépouille de toute détermination, ne prend aucune initiative et laisse tout se faire spontanément. Sans désirs, immobile et vide, il fait corps avec la loi qu’il est chargé d’appliquer. Pour asseoir la légitimité du prince, les institutions épousent fidèlement le mouvement de la spontanéité naturelle. Cessant d’être ressentie comme un cadre contraignant, la loi pousse à agir selon l’intérêt du souverain alors qu’on croit agir dans son propre intérêt. Auto-régulée par des règlements rigoureusement objectifs, la société connaît alors la paix et la stabilité.

Pour exercer le contrôle sur les hommes, il faut donc occuper la position privilégiée qui confère la maîtrise des châtiments et des récompenses. Il suffit que la société se dote d’un chef disposant d’un pouvoir absolu, capable d’avoir prise sur les instincts et de les faire librement jouer : «La loi d’un État où règne l’ordre parfait est obéie aussi naturellement que l’on mange quand on a faim et se couvre quand on a froid : nul besoin d’ordonner». Car qu’est-ce que la loi, sinon une métaphore poétique de la nature ? «C’est ainsi que, dans un monde où règne la paix absolue, la loi est comme la rosée du matin ; la simplicité primitive ne s’étant pas encore dissipée, il n’y a pas de ressentiment dans les âmes ni de récriminations sur les lèvres (…) Le peuple ne perd pas stupidement sa vie dans les razzias et les guerres ; les braves ne voient pas leurs jours écourtés sous les drapeaux, ni les preux leurs noms inscrits dans les chroniques ; les vases sacrificiels ne portent aucun exploit, les fiches des annales restent vierges. C’est ce qui me fait dire qu’il n’est plus grand profit que la simplicité, bonheur plus durable que la paix».

Au IIIe siècle av. J.-C., Han Fei élabore ainsi la théorie inédite d’une souveraineté absolue, impersonnelle et dématérialisée. Elle s’exerce selon des techniques dont le principe ne repose ni sur la valeur du sage, ni sur la virtuosité du gouvernant, mais sur la «position» objective et rationnelle de l’empereur. Le prince de Han Fei, celui qui occupe la position, n’est prince qu’à raison de son impersonnalité, de son invisibilité, de son inactivité. Il n’est prince que dans la mesure de sa résorption dans la Voie, dans le cours des choses. Ce n’est pas un prince en un sens personnel, c’est un principe, un pur vide, qui occupe la position et demeure dans le «non-agir». L’idéal légiste est celui d’un État parfaitement immanent à la société, où la loi fait régner un ordre parfait par autorégulation spontanée. La domination du souverain n’est-elle pas comparable à l’axe d’une roue dont ses exécutants sont les rayons ? «Les ministres, tels les rayons d’une roue, apportaient chacun à la cour leur modeste contribution. Il en va toujours ainsi quand le prince s’appuie sur sa position».

La position centrale du souverain ne requiert aucune vertu, aucune qualité morale, ni même aucune intelligence personnelle. «Si l’on a le talent mais non la position, pour sage qu’on soit, on ne pourra dominer les vauriens ; un bout de bois planté sur une haute montagne dominera un gouffre de mille pieds, non qu’il soit haut, mais sa position l’est». Le commandement ne repose ni sur le charisme, ni sur la valeur, ni même sur une finesse ou un instinct politique, mais sur les caractéristiques d’une situation objective : «Placé sur un bateau, un bloc d’acier de mille livres flottera, tandis qu’une aiguille s’enfonce dans l’eau, non que l’un soit léger et l’autre lourde, mais seulement en raison de la situation. On voit donc que c’est grâce à sa position qu’une chose peut en surplomber une autre bien qu’elle soit moins élevée. De la même manière, c’est sa situation qui permet à une canaille de commander à un sage». Aussi la loi elle-même n’a rien d’un commandement extérieur au sujet qui l’applique : analogue à la spontanéité naturelle, c’est une norme qui détermine de l’intérieur les conduites individuelles.

À l’opposé de la tradition confucéenne, l’anthropologie légiste est pessimiste. Pour Shang Yang, «les hommes ne sont gouvernables que parce qu’ils ont des passions. Aussi un prince doit-il porter attention aux convoitises des peuples. C’est sur elles que repose toute l’efficacité du système des peines et récompenses : comme il est dans la nature des hommes de convoiter les récompenses et de redouter les châtiments, le prince peut espérer, grâce à eux, canaliser les forces de ses sujets». Ou encore : «Il est dans la nature des hommes de courir après le profit comme l’eau suit la ligne de la plus grande pente. Ce sont leurs intérêts égoïstes qui meuvent les hommes. Et le souverain détient la source de toutes les richesses». Les hommes étant ce qu’ils sont, il faut faire usage de la législation dans sa double dimension, à la fois incitative et répressive. Par l’observation attentive des comportements, par la connaissance parfaite des sentiments populaires, le souverain pourra procéder à la rectification des conduites. Mais cette rectification se fait au prix d’une distorsion : l’art de la manipulation, à l’inverse de la loi, qui repose sur l’univocité des mots et des choses, se nourrit du secret et du mensonge.

Pour le lecteur occidental, le destin de Han Fei évoque irrésistiblement celui de Machiavel un millénaire et demi plus tard. En donnant des conseils aux princes, il risquait de donner des idées au peuple, et c’est probablement la raison de la longue éclipse de sa pensée. La disparition de Han Fei dans les études chinoises jusqu’au XXe siècle est le signe paradoxal de son triomphe : si les thèses de Han Fei ont rarement donné matière à discussion, c’est parce qu’elles ont modelé l’exercice du pouvoir et inspiré le code pénal de la Chine impériale. «Sans les idées de Han Fei, observe l’universitaire Ren Jiantao, les Qin auraient été beaucoup moins conscients du type de gouvernement qu’ils établissaient ; et sans les conseils de Han Fei, le modèle de gouvernement Qin n’aurait pas pu émerger de nulle part comme il l’a fait». En décrivant les techniques du pouvoir, la doctrine s’est rendue captive d’un paradoxe qui est celui de tous les réalismes : lorsqu’elle parle sans voile des ressorts de la domination, elle procède à une démystification qui en sape les fondements. Avouer que le pouvoir est contraint de mentir, pour Han Fei comme pour Machiavel, c’est se condamner à une réputation sulfureuse, puisqu’ils s’évertuent à dévoiler le mensonge en montrant qu’il est consubstantiel au pouvoir lui-même. Est-ce un hasard ? Une fois tombée la dynastie du premier empereur, les Han rétablissent l’idéologie confucéenne de la vertu au moment même où le légisme vient d’achever la réforme de l’empire.

8. La grande harmonie

Dans la pensée chinoise, la notion d’harmonie he 和 a une importance particulière sur le plan cosmologique. Elle désigne le souffle central produit par l’interaction des deux premiers souffles que sont le yin et le yang, donnant naissance à tout ce qui existe. L’harmonie correspond au chiffre trois qui est celui de la totalité, et qui, issu du deux, symbolise l’unité retrouvée. Non pas l’unité première, mais l’unisson, l’accord, la fusion, impliquant une dualité et intervenant comme une réconciliation après la fission première entre le Ciel et la Terre. Tout ce qui se trouve «sous le ciel», c’est-à-dire entre ces deux pôles que sont le Ciel et la Terre, est produit par l’entremêlement harmonieux du yin et du yang. Lorsque l’harmonie règne, les échanges entre le yin et le yang se font harmonieusement, les quatre saisons sont bien réglées, la pluie, le vent et le soleil viennent en leur temps, et l’action du souverain distribue correctement les châtiments et les récompenses. Pour le lettré confucéen Zhang Zai (1020-1077), lorsqu’elle caractérise la totalité de l’univers, «la grande harmonie est ce qu’on appelle le dao. Elle englobe l’interaction de ce qui émerge ou est immergé, de ce qui monte ou descend, de ce qui se meut ou demeure en repos. Elle est l’ébranlement mutuel des germes de vie, la genèse de ce qui triomphe et de ce qui subit, de toute contraction ou dilatation».

Compte tenu de sa position au sein de l’univers, l’homme est à la fois le garant et le témoin de l’échange harmonieux entre le Ciel et la Terre. Avec le gouvernement vertueux, la primauté du collectif et le sens de la ritualité, la singularité chinoise ne tient-elle pas, aussi, à cette recherche obstinée d’une «grande harmonie» ? Lorsqu’il définit les caractéristiques de la civilisation chinoise, le philosophe contemporain Chen Lai les compare aux valeurs occidentales et souligne quatre différences majeures : pour les Chinois, «la responsabilité passe avant la liberté, le devoir passe avant les droits, le groupe social passe avant l’individu et l’harmonie l’emporte sur le conflit». Or cette dernière différence entre les deux grandes aires culturelles repose sur un rapport au monde spécifique : «Dans la culture occidentale, on observe une attitude de conflit qui consiste pour chacun à utiliser son propre pouvoir et à vouloir dominer les autres», tandis que «la culture et les valeurs chinoises privilégient l’harmonie sur les conflits».

Pays de très vieille civilisation où se rassemble le cinquième de l’humanité, quel rapport la Chine entretient-elle avec les valeurs universelles ? Selon le professeur Jiang Shigong, «la solution chinoise signifie que la Chine n’imposera pas son modèle de développement aux autres pays comme l’a fait l’Occident, mais qu’elle fournira plutôt un ensemble de principes permettant aux autres pays de rechercher une voie de développement appropriée en accord avec leur propre caractère national. De la même manière, le socialisme à la chinoise ne lancera pas un défi à grande échelle pour supplanter le modèle capitaliste occidental, comme l’a fait le modèle soviétique du socialisme. La sagesse de la Chine changera tranquillement le monde, car elle fera preuve de confiance en soi et de maturité politique. Pour cette raison, contrairement aux États-Unis, la Chine a maintenu une sorte d’exceptionnalisme chinois tout au long de son ascension. Celui-ci souligne clairement la différence entre la culture chinoise et la culture occidentale. Alors que celle-ci tente d’arriver à la résolution des antagonismes en faveur de l’une des forces en présence, la culture chinoise cherche constamment à trouver l’unité dans l’antagonisme, ce qui se traduit par un pluralisme basé sur l’idée d’harmonie».

Lors de la conférence sur le dialogue des civilisations asiatiques tenue à Beijing, en mai 2019, Xi Jinping a déclaré : «Les civilisations n’ont pas besoin de se heurter les unes les autres. Ce qu’il faut, ce sont des yeux pour voir la beauté de l’ensemble. Nous devons conserver le dynamisme de nos civilisations et créer les conditions pour que les autres puissent s’épanouir. Ensemble, nous pourrons rendre le jardin des civilisations du monde coloré et vibrant». La Chine se réclame d’un universalisme inclusif, et non exclusif : «Nous appelons sincèrement tous les pays du monde à promouvoir les valeurs communes de toute l’humanité, telles que la paix, le développement, l’équité, la justice, la démocratie et la liberté». Avec de telles formules, Xi Jinping affirme que l’humanité est dépositaire d’un patrimoine commun et qu’il faut le faire fructifier dans l’intérêt de tous. Cet appel signifie aussi qu’aucune puissance ne détient le monopole de l’interprétation des valeurs universelles. Il situe l’universel dans sa véritable dimension, ouverte par principe à la diversité des cultures. Il disqualifie toute prétention à la domination qui revêtirait le masque d’un universel dévoyé. Chaque pays adhère à l’idée universelle de liberté ou de démocratie, et il lui appartient d’en fixer les termes en toute souveraineté.

Dans une telle perspective, l’universalité humaine est compatible avec les particularités nationales, puisque la définition même de l’universel inclut la légitimité des interprétations particulières. Tandis que l’Occident s’érige en dépositaire exclusif de l’universel, l’approche chinoise fonde un véritable universalisme, pluraliste et respectueux des différences. Est-ce un hasard ? Les Chinois ont longtemps combattu pour réaliser leur unité politique, mais jamais pour s’emparer par la force de terres étrangères. Si la République populaire de Chine ne pratique ni la guerre ni l’ingérence dans les affaires intérieures des autres nations, c’est parce que ses dirigeants ont proscrit l’aventure extérieure et choisi la voie de la coopération pacifique. Mais c’est aussi en vertu d’un statut cosmologique dont le privilège s’accompagne d’une promesse d’innocuité à l’égard des nations lointaines. C’est parce que l’équation originelle de la nation chinoise lui interdit un impérialisme dont les puissances occidentales sont coutumières. Clef de voûte du monde habité, le pays du milieu se condamnerait à la décomposition s’il se dispersait aux marges. Il courrait le risque de se dissoudre dans l’informe s’il renonçait aux dividendes de la paix.

Formulée par Zhao Tingyang, la «philosophie du tianxia 天下» (Tout-sous-le-Ciel) s’inspire de cette longue tradition historique. Sous cet emblème, elle oppose un «système du monde» qui reste à construire au «système-monde» forgé par l’impérialisme moderne. «Aujourd’hui, ce système a définitivement montré qu’il n’était pas la solution aux problèmes de la politique mondiale. Ce dont le monde a besoin, c’est d’un système institutionnalisé du monde qui permettrait de mieux tirer parti des biens universels et partagés, plutôt que de servir les intérêts de quelques nations dominantes». Cette vision utopique a le mérite d’indiquer, aux yeux du philosophe chinois, «dans quelle direction nous devons aller si nous voulons vivre dans un monde ouvert et pacifié». Elle fournit une référence philosophique permettant d’imaginer un monde qui dépasserait la division entre les États et marcherait vers l’idéal de la «Grande Harmonie». L’Occident étant incapable de penser un système incorporant pacifiquement les différences, la Chine semble prédisposée par cet héritage ancestral à le concevoir et à le proposer.

Une vieille tradition, en effet, rapporte que les rois Zhou régnaient sur le monde sinisé par l’exemple de leur vertu plutôt que par la coercition. Conformément à la doctrine confucéenne, leur modèle politique était familial : attribués aux grands lignages féodaux, les fiefs étaient placés sous la tutelle bienveillante de la dynastie. Garantissant l’équilibre du système, un rituel complexe réglait les relations entre le suzerain et ses vassaux. Ce sont de tels principes qui pourraient inspirer une réforme du monde actuel en vue de le rapprocher de «l’harmonie dans la diversité» : he er butong 和而不同. Ainsi, la philosophie du tianxia ne dit pas que la Chine a vocation à dominer le monde, mais qu’elle a connu dans le passé une organisation politique dont on pourrait s’inspirer : il s’agit, au mieux, d’une idée régulatrice qui a le mérite d’indiquer les voies d’un monde pacifié. Aux yeux de Zhao Tingyang, sa signification est surtout de nature spirituelle : «À l’inverse de la vision monothéiste du monde unifié, la notion de tianxia peut accueillir tous les mondes spirituels, afin que chacun ait sa place, sans mal. En ce sens, tianxia est un monde inclusif de tous les mondes possibles».

C’est dans cet esprit que Xi Jinping a publié, en avril 2022, une «Initiative de sécurité mondiale» destinée à poser les jalons d’une éthique renouvelée des relations internationales. «Aujourd’hui, notre monde, notre époque et notre histoire changent comme jamais auparavant, et la communauté internationale est confrontée à de multiples risques et défis rarement vus auparavant». Alors que les conflits s’aggravent et que les déficits de paix, de développement, de sécurité et de gouvernance s’accroissent, «les initiatives unilatérales et les jeux à somme nulle semblent prendre le pas sur la coopération et le multilatéralisme». Avec l’Initiative de sécurité mondiale, «la Chine appelle l’ensemble des nations à relever les défis de sécurité dans un esprit gagnant-gagnant, à éliminer les causes profondes des conflits internationaux, à améliorer la gouvernance de la sécurité mondiale, à encourager les efforts internationaux pour apporter plus de stabilité et de certitude à une époque instable et changeante, et à promouvoir une paix et un développement durables dans le monde»[13]. Véritable manuel de la résolution pacifique des conflits, le document publié par Beijing invite tous les pays du monde à bâtir une «communauté de destin». Comment ne pas y voir la version contemporaine de l’idéal antique de la «Grande Harmonie», seul moyen de bâtir un «monde pour tous» (tianxia weigong 天下为公) ?

source : Bruno Guigue

1ère partie – Ce que nous apprend la philosophie politique chinoise



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