Peja (Kosovo), reportage
Au pied des montagnes qui bordent le Monténégro et l’Albanie, vingt-quatre démineurs ukrainiens, principalement des femmes, encerclent une bombe soviétique FAB 500. Rouillée, mais encore létale, elle incarne l’immensité du défi : avec près de 30 % de son territoire pollué par des munitions non explosées, l’Ukraine est aujourd’hui le pays le plus miné au monde, selon l’Otan. Bien que la guerre fasse encore rage dans l’est et le sud du pays, le déminage des territoires libérés des forces russes depuis 2022 est déjà capital, pour rendre à nouveau vivable et cultivable le « grenier à grains de l’Europe ».
Loin des champs de bataille, c’est au Kosovo que viennent se former de nombreux Ukrainiens et Ukrainiennes. Ce pays d’ex-Yougoslavie est resté jonché de mines après la guerre de 1998-1999. Des organisations de déminage humanitaire s’y sont ainsi installées depuis, transformant Peja, dans l’ouest du pays, en centre d’expertise en la matière.
Domaine historiquement masculin
Ces seize femmes ukrainiennes ont quitté leurs métiers — barista, entrepreneuse, programmeuse ou écologiste — et partagent une mission colossale : nettoyer les zones libérées de leur pays des bombes, grenades et autres restes explosifs, pour permettre aux familles de rentrer et aux agriculteurs de redémarrer leurs récoltes. Après une première formation sur le terrain en Ukraine, elles ont été choisies pour suivre une formation approfondie au Kosovo, qui leur permettra de prendre plus de responsabilités, notamment en dirigeant des équipes.
Dans ce domaine historiquement masculin, les démineuses s’entraînent au centre Mine Action & Training (MAT), affinant un savoir-faire vital pour l’économie ukrainienne et mondiale. Le travail est titanesque : il faudra des décennies pour débarrasser l’Ukraine de ses reliques de guerre.
Fondé en 2010 par un ancien soldat britannique, le MAT Kosovo s’est imposé comme une référence mondiale en matière de déminage humanitaire. Des stagiaires issus de 170 pays y apprennent à identifier et neutraliser des engins explosifs en suivant les normes internationales les plus rigoureuses. Depuis l’invasion russe, deux fondations à but non lucratif, Jersey Overseas et Mriya, ont financé la formation de ces 487 Ukrainiens, dont 87 femmes, à raison de 6 000 euros pour cinq semaines. À leur retour, ces diplômés retournent aussitôt en zone de guerre.
« Une mine ne fait pas de distinction entre un homme et une femme »
Par cette matinée d’automne, sur le terrain d’entraînement, Stew Burgess, vétéran de la Royal Air Force britannique, montre un minuscule détonateur enfoui dans la bombe FAB de 500 kg. « C’est cette pièce qui fait “bang”. Le reste, c’est juste de la masse », explique-t-il.
À ses côtés, Anastasiia Minchukova, 23 ans, traduit. Rejetée pour un poste de combat en février 2022, elle est l’une des huit femmes à s’être portée volontaire pour une formation au déminage à Peja dès l’ouverture aux femmes, en avril 2022. Jusqu’alors, le déminage faisait partie d’une centaine de professions considérées comme « dangereuses pour la santé reproductive des femmes ». « Une mine ne fait pas de distinction entre un homme et une femme. L’Ukraine ne peut pas se priver de la moitié de ses forces », affirme-t-elle.
Comme elle, Nika Kokareva, 40 ans, écoute attentivement. Cheffe d’équipe dans sa région natale de Mykolaïv, dans le sud de l’Ukraine, elle démine un champ de tournesols depuis six mois, avançant parfois d’un mètre par jour. « Nous avons encore dix ou vingt ans de travail devant nous », confie-t-elle.
« Déminer l’Ukraine ne prendra pas des années, ni des décennies, mais une éternité »
Pour l’instructeur kosovar Artur Tigani, les premières stagiaires ukrainiennes réveillent des souvenirs douloureux. « C’était comme un miroir de mon passé », confie cet ancien combattant de l’Armée de libération du Kosovo. Après que la guerre a ravagé sa ville natale, Peja, le déminage humanitaire lui a permis de se reconstruire.
Depuis, il forme des démineurs dans des zones de conflit, du Mozambique à la Syrie. Mais l’Ukraine représente une échelle sans précédent : des millions d’engins non explosés — souvent des munitions soviétiques obsolètes — polluent champs, rues et terrains de jeux. « Déminer l’Ukraine ne prendra pas des années, ni des décennies, mais une éternité », prédit-il. Face à l’immensité de la tâche, sa mission est claire : « Offrir une formation d’élite. »
« Les hommes sont au front, les femmes déminent »
Pour beaucoup, le déminage est bien plus qu’un travail, c’est un chemin de résilience. Giulnara Makarets, 50 ans, a trouvé un but après avoir fui l’occupation russe à Donetsk en 2014 et Marioupol en 2022. Veronica Mykhailova, 20 ans, a quitté son poste de barista pour déminer les champs de Kharkiv, malgré les supplications de sa mère. « Les hommes sont au front, les femmes déminent », résume-t-elle avec pragmatisme.
Écologiste de 35 ans, Oksana Omelchuk voit dans le déminage une manière de renouer avec sa vocation. Lorsque les bombardements ont interrompu son travail dans les parcs nationaux, elle s’est tournée vers une nouvelle mission : « Comment peut-on convaincre les gens de préserver la nature quand ils ont tout perdu ? » À Peja, elle perfectionne des techniques visant à limiter les impacts des explosions sur les écosystèmes, conjuguant protection de la biodiversité et reconstruction.
Le secteur évolue rapidement, comme l’observe Iryna Kustovska, responsable des opérations de l’association ukrainienne des démineurs. Ancienne spécialiste des drones dans l’administration de l’aviation civile, elle s’est reconvertie après l’invasion russe. À Peja, elle a gravi les échelons jusqu’à devenir la première femme diplômée du cours le plus avancé du MAT, réservé aux experts et militaires internationaux. Aujourd’hui, ingénieure en contrôle qualité pour Demining Solutions — l’une des premières entreprises privées de déminage en Ukraine — elle incarne une révolution, dans un secteur où les femmes occupent désormais un tiers des 4 000 postes.
Un travail pour des générations
Dans son pays, les mines tuent quotidiennement. Sur la porte de leur salle de classe, un hommage poignant en témoigne : « Dmytro (Dima) Yershov, 30.01.1992 – 03.12.2023. » Cet ancien surfeur et diplômé du MAT a succombé aux suites d’un accident causé par une mine antichar près d’Izioum, deux semaines avant la naissance de son premier enfant. Comme lui, près de 1 000 Ukrainiens ont perdu la vie depuis le début de la guerre à cause des mines.
Après une semaine intense d’entraînement, Nika Kokareva s’effondre d’épuisement. « Ce cours est une chance unique. Je n’ai pas le droit d’échouer, confie-t-elle. Je dois terminer de déminer les champs près de chez moi. C’est vital. Ensuite, je partirai vers l’est. »
Avant la guerre, elle menait une vie bien différente, travaillant dans des hôtels de luxe et pratiquant la plongée sous-marine en Égypte et au Cambodge. À l’approche de ses 40 ans, elle avait décidé de rentrer à Mykolaïv, pour se rapprocher de sa mère et de son frère, rêvant d’une existence plus stable. Mais la guerre a balayé ses projets.
Elle a fui brièvement en Pologne, mais est rapidement revenue, déterminée : « Je ne voulais pas être une réfugiée ». De retour, elle a été confrontée à des scènes d’horreur : villages détruits, chiens errants affamés, habitants terrifiés enfermés chez eux ou survivant dans des hameaux désertés. Les pertes humaines et animales causées par les mines la marquent profondément, notamment lorsque des habitants sont tués en ramassant du bois ou que des animaux domestiques explosent sur des engins. Mais se laisser submerger par le deuil « consomme trop d’énergie », conclut-elle. Elle a choisi l’action et s’est formée au déminage. « J’aime le risque et l’aventure. Je voulais être sur le terrain. »
« Les agriculteurs ne peuvent plus attendre »
De retour en Ukraine, Nika Kokareva sait que sa mission dépassera la guerre actuelle : « Le travail que nous faisons aujourd’hui, nos petits-enfants et leurs petits-enfants devront le continuer. »
L’urgence est palpable : à Mykolaïv, l’arrivée imminente de la neige rendra une tâche déjà exténuante presque impossible. « Il faut déminer les champs avant qu’il ne soit trop tard. Les agriculteurs ne peuvent plus attendre », insiste-t-elle. Certains prennent déjà des risques insensés en travaillant dans des zones encore contaminées, mettant leur vie en danger pour semer ou récolter.
Un souvenir reste gravé dans la mémoire de Nika : sa première démolition à Peja. « Détruire ces machines de mort procure une sensation incroyable ». Pour elle, chaque explosion contrôlée, chaque engin neutralisé, représente bien plus qu’une simple réussite technique : un pas vers la liberté et la reconstruction de son pays.