La lutte écologiste, pas assez inclusive pour les personnes handicapées


Toulouse (Haute-Garonne), reportage

C’est une ancienne église réhabilitée de Toulouse, devenue squat, puis transformée en un espace d’échange et de mobilisation qui se rêve en alternative au monde dominant. Sous la voûte imposante de La Chapelle, une soixantaine d’activistes ont pris place sur des tabourets dépareillés. Ils écoutent attentivement les membres de l’association Handi-Social, venue ouvrir le débat sur la situation des personnes handicapées face à l’urgence climatique.

«  Les personnes “handies” sont parmi les premières victimes du dérèglement climatique. Elles subissent de manière disproportionnée les impacts des catastrophes naturelles  », rappelle un texte de Ahmed Hammad, militant antivalidiste d’Handi-Social, lu au public par Sophie Lombard, également membre de l’association.

Le handicap, angle mort de la transition

Des vagues de chaleur aux inondations, les personnes handicapées présentent des taux de mortalité plus élevés, aggravés par des infrastructures mal adaptées. «  Au-delà de 40 °C, la plupart des ascenseurs cessent de fonctionner. Mais ces températures, on va les atteindre. Et comment je vais faire, moi ?  », s’interroge Odile Maurin, présidente de l’association Handi-Social, elle-même en fauteuil roulant et conseillère municipale d’opposition non inscrite à Toulouse.


Même dans des lieux comme La Chapelle, pensée comme un symbole d’un monde alternatif, les aménagements ne permettent pas toujours aux personnes en situation de handicap d’être autonomes.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Face à l’urgence climatique, les mouvements écologistes appellent à repenser nos modes de vie et à privilégier la sobriété. Mais cette transition indispensable laisse souvent de côté les personnes en situation de handicap, estiment plusieurs collectifs. Alors qu’en 2023, 3,1 millions de Français bénéficient d’une reconnaissance administrative de handicap, « on nous renvoie que ces problématiques sont secondaires dans la crise climatique actuelle », pense la philosophe antivalidiste Charlotte Puiseux.

« La plupart des espaces écologistes reproduisent malgré eux les mêmes logiques d’exclusion que le reste de la société »

« Si certains collectifs militants, notamment d’extrême gauche, développent une sensibilité croissante sur ces enjeux, la plupart des espaces écologistes reproduisent malgré eux les mêmes logiques d’exclusion que le reste de la société », s’attriste aussi Odile Maurin. La Chapelle, pourtant symbole d’un monde alternatif, reflète encore certaines logiques d’inaccessibilité : les toilettes ne sont pas adaptées à son fauteuil roulant. « Auprès de qui je dois râler ? », demande-t-elle avec humour.

Des mobilisations écologistes difficilement accessibles

Dans les mobilisations écologistes, l’occupation de l’espace physique tient une place essentielle. Qu’il s’agisse de marches pour le climat, de blocages de sites industriels ou de rassemblements dans des forêts menacées, ces actions visent à marquer symboliquement des lieux stratégiques pour alerter sur l’urgence environnementale. Pourtant, elles se révèlent souvent inaccessibles pour des militants en fauteuil roulant ou à mobilité réduite. À la zad de Notre-Dame-des-Landes, par exemple, les infrastructures improvisées ont laissé de côté les besoins des personnes en situation de handicap.


Les actions sont souvent menées dans des zones difficilement accessibles pour les personnes à mobilité réduite, comme ici sur le chantier de l’A69 en Haute-Garonne.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Ces obstacles physiques ne traduisent pas nécessairement un manque de volonté des militants, mais révèlent une absence d’anticipation et d’intégration des besoins spécifiques dès la conception des actions. Résultat : les personnes handicapées physiques, se retrouvent contraintes de rester en marge des mobilisations. Ce phénomène renforce leur invisibilisation au sein des mouvements écologistes et souligne l’urgence de repenser les formes d’engagement pour les rendre véritablement inclusives.

Des infrastructures écologiques inadaptées

Les politiques de transition écologique misent sur des transports et des aménagements urbains plus durables. Pourtant, ces infrastructures négligent aussi souvent les besoins des personnes handicapées. Les trains, par exemple, sont présentés comme des alternatives à la voiture individuelle, mais restent inaccessibles pour une partie de la population. Sur les longues distances, beaucoup ne disposent toujours pas de toilettes adaptées. « Pendant un trajet de huit heures, j’ai dû m’uriner dessus faute de toilettes accessibles », témoigne Kévin Fermine, un proche de l’association, qui envisage de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme après que la Cour de cassation a donné raison à la SNCF dans le combat juridique qui les oppose.


La voiture individuelle est souvent indispensable pour les personnes à mobilité réduite, faute d’aménagements adéquats dans les transports en commun.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Dans les gares modernisées, les escalators sont souvent privilégiés au détriment des ascenseurs, rendant les déplacements impossibles pour les personnes en fauteuil roulant ou à mobilité réduite. Face à ces obstacles, beaucoup se voient contraintes de privilégier leur voiture, mieux adaptée à leurs besoins, bien qu’en décalage avec leurs convictions écologiques.

Une piétonnisation excluante

La piétonnisation des centre-villes, largement soutenue par les militants écologistes, illustre également ce paradoxe. « Il est essentiel de diminuer la place de la voiture en ville, mais tant qu’on n’a pas 100 % de transport en commun accessible pour les personnes à mobilité réduite, ce n’est pas possible. Il est impératif de maintenir des accès et des places réservées pour ces personnes-là », souligne Odile Maurin.

À Grenoble, des collectifs de militants ont récemment plaidé pour une piétonnisation inclusive. Ils proposent des navettes électriques adaptées et des places de stationnement réservées aux personnes handicapées. Ces initiatives montrent qu’il est possible de conjuguer durabilité et accessibilité, mais elles restent encore trop peu développées.


Odile Maurin, militante antivalidiste, est conseillère municipale non inscrite à Toulouse.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Les mots et les discours comptent aussi beaucoup. Si l’autonomie individuelle et la sobriété sont souvent mises en avant comme des valeurs essentielles qui répondent à l’urgence environnementale, elles peuvent involontairement invisibiliser les besoins spécifiques des personnes handicapées. Pour Odile Maurin, la glorification de l’autonomie est largement incompatible avec sa réalité : «  J’ai quelqu’un qui m’accompagne matin et soir pour m’aider au quotidien. »

Réduire l’usage des appareils électroménagers, par exemple, est présenté comme un geste écologique évident. Pourtant, ces équipements sont souvent essentiels pour alléger des tâches physiques et préserver l’autonomie de nombreuses personnes : « Ce qu’on défend, c’est l’idée que la technologie doit être utilisée à bon escient, pas pour le fun ou la performance, estime Odile Maurin. Mais pour beaucoup d’entre nous, que ce soit l’ordinateur ou le fauteuil roulant électrique, on en a vraiment besoin. »

De même, les pailles en plastique, interdites depuis 2021, sont indispensables pour certaines personnes handicapées dans l’impossibilité d’utiliser leurs membres supérieurs. Les pailles de métal et de bambou sont trop rigides et ne peuvent pas être pliées, et celles en carton trop souples, pas adaptées aux boissons chaudes.

Vers un militantisme plus inclusif

Pourtant, des pistes existent. Reconnaître la valeur du militantisme numérique, par exemple, permettrait à ceux qui ne peuvent pas se déplacer de participer activement aux luttes. Les pétitions, campagnes sur les réseaux sociaux et réunions virtuelles permettent d’élargir la mobilisation sans exclure. « Mais cette approche ne doit pas servir de prétexte pour négliger l’accessibilité des rassemblements physiques », précise Charlotte Puiseux.


Les personnes en situation de handicap revendiquent une intersectionnalité des luttes.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Adapter les mobilisations passe par des mesures concrètes : privilégier des lieux équipés de rampes d’accès et de toilettes adaptées, prévoir des moyens de transport accessibles et proposer des espaces de repos ou des interprètes en langue des signes. Certaines organisations, comme Extinction Rebellion, intègrent déjà des formations sur l’accessibilité dans l’organisation de leurs actions.

« Il est temps de faire de cette lutte un combat pour tous »

Pour anticiper au mieux les besoins spécifiques, « il est essentiel d’intégrer des militants handicapés dans les équipes de planification et de sensibiliser aux enjeux d’accessibilité », estime Odile Maurin. La création de comités dédiés à ces questions au sein des collectifs écologistes peut garantir que l’inclusion devienne un réflexe. Selon Charlotte Puiseux, « il est temps de faire de cette lutte un combat pour tous ».

Dans son texte, Ahmed Hammad souligne que « la valorisation de la productivité [par le capitalisme] marginalise les personnes considérées comme “non conformes”, tout en exacerbant les inégalités climatiques ». Les luttes écologistes et antivalidistes s’attaquent donc au même adversaire : un système capitaliste qui privilégie la rentabilité au détriment des vies humaines et de l’environnement.



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