L’exil de Juned, 18 ans, chassé du Bangladesh par les inondations


Toulouse (Haute-Garonne), reportage

Depuis les ruines d’un château perché, Juned Hussain Nirob fixe silencieusement l’horizon du Tarn. Le jeune homme, qui fait partie des 32 millions de déplacés à cause de catastrophes météorologiques en 2022 dans le monde, raconte à demi-mots son départ du Bangladesh, alors qu’il n’avait que 16 ans – il en a 18 aujourd’hui. Sur son périple pour rejoindre la France, il reste discret. Tout juste confie-t-il avoir payé 11 000 euros pour traverser l’océan, seul, caché dans la cale d’un bateau pendant 45 jours. On n’en saura pas plus.

Au Bangladesh, les inondations saisonnières étaient devenues presque banales pour le garçon. « Je dirais qu’il y en avait deux par an, raconte-t-il. Comme beaucoup de familles du village, on possédait un petit bateau gonflable pour nous y réfugier en cas d’inondation. » Mais l’été 2022 a marqué un tournant. Cette fois, les déferlements d’eau ont été d’une violence inédite, dans son village isolé de la région de Sylhet, dans l’est du pays.


Juned n’a mis qu’un an après son arrivée en France pour maîtriser le français.
© Antoine Berlioz / Reporterre

« Nous sommes restés entassés, mes parents et moi, pendant plusieurs jours sur ce bateau gonflable à peine flottant », se souvient Juned. À trois, sans eau potable ni nourriture. « Nous n’avons pas eu d’autre choix que de boire l’eau sale des inondations directement depuis notre bateau pneumatique. Nous sommes beaucoup à être tombés malades. »

Pendant ce temps, l’eau a envahi leur maison, faite de béton et de tôle grâce au « petit commerce de pierres de construction de [son] père », quand la plupart de leurs voisins vivaient dans des huttes en bambou. Les inondations ont creusé la terre battue et balayé les meubles. « Tout a été emporté comme des feuilles de papier », se souvient le jeune homme.

Au Bangladesh, « personne ne parle de dérèglement climatique »

Selon le gouvernement, 70 % des terres du district de Sylhet ont été submergées. Au moins cinquante-neuf personnes ont perdu la vie, et plus de quatre millions d’habitants se sont retrouvés sinistrés.

Avec l’accélération du changement climatique, les inondations et autres événements météorologiques extrêmes vont se multiplier et s’intensifier. Selon les estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec), environ 17 % des 173 millions d’habitants du Bangladesh pourraient être contraints de migrer — dans le pays ou à l’étranger — dans la prochaine décennie, si le réchauffement persiste au rythme actuel. Pourtant, dans ces villages dévastés, personne ne parle de dérèglement climatique. « Ce terme est inconnu, c’est comme s’il n’existait pas », déplore Juned. À l’école seulement, « il est parfois mentionné que d’ici 2060, le Bangladesh pourrait avoir disparu, submergé par les eaux ».

Toutes les économies de ses parents

Deux semaines après leur fuite, les parents de Juned ont pris la décision déchirante d’envoyer leur fils unique rejoindre la France. Seul. Ils ont investi toutes leurs économies dans l’espoir de lui donner l’opportunité de reconstruire sa vie ailleurs.

Arrivé en France en tant que mineur, il a été placé dans un foyer à Toulouse, où des éducateurs spécialisés l’ont accompagné dans son intégration. Bien que désormais majeur, il peut rester pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance jusqu’à ses 21 ans, âge avant lequel il espère obtenir un titre de séjour. En l’espace d’une année seulement, il a appris le français, quand beaucoup y mettront une vie entière. Il a intégré une entreprise de peinture où il prépare un CAP en apprentissage.


Juned sur son lieu de travail actuel, pendant son apprentissage pour travailler comme peintre en bâtiment.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Brillant et ambitieux, Juned nourrit un rêve plus grand : celui de devenir avocat. « L’injustice, il ne la supporte pas », confie son patron, Laurent Gargaud. Celui-ci, profondément touché par la ténacité du garçon – qu’il compare au tigre du Bengale, « à la fois fort et solitaire » – a décidé de l’accompagner dans son parcours d’intégration. Sensible aux questions d’égalité, Juned porte un regard attentif sur l’éducation : « Je ne comprends pas les élèves qui discutent et ne respectent pas les professeurs, alors que beaucoup n’ont pas la chance d’aller à l’école », explique-t-il. « C’est quelqu’un de très droit et d’extrêmement intelligent », ajoute Laurent Gargaud.

Cercle vicieux

Juned partage désormais son temps entre l’entreprise de peinture, les visites du Sud-Ouest et les parties de badminton avec un ami rencontré dans son foyer. Pas question de vouloir repartir au Bangladesh.

Là-bas, les inondations de plus en plus fréquentes, aggravant la salinisation des sols. En saison sèche, le manque d’eau dans les rivières ne suffit plus à contrer l’infiltration d’eau salée depuis les estuaires vers l’intérieur des terres. Lors des inondations, cette eau salée se propage sur les champs, laissant des résidus de sel qui rendent les sols difficilement cultivables.


«  Dans mon village, plus personne n’élève d’animaux. C’est trop risqué. À chaque inondation, les bêtes meurent.  »
© Antoine Berlioz / Reporterre

À ce jour, l’intrusion de l’eau salée représente une menace majeure pour l’agriculture, qui emploie près de la moitié de la population bangladaise. D’ici 2050, la production agricole pourrait chuter d’un tiers sous l’effet de la montée des eaux et de la salinisation des sols. « Dans mon village, plus personne n’élève d’animaux, raconte Juned. C’est trop risqué. À chaque inondation, les bêtes meurent. Alors, beaucoup préfèrent ne plus en avoir. » Le pays, déjà troisième importateur alimentaire mondial, risque de sombrer encore davantage dans la dépendance. Surtout dans le village de Juned, « presque personne n’a de travail salarié. On vit de ce que l’on cultive ».

« La pauvreté augmente, les tensions s’intensifient et les violences aussi. Tout est lié »

Dans ces villages déjà fragilisés, la situation est encore aggravée par des politiques inégalitaires. La Ligue Awami, le parti autoritaire dirigé par Sheikh Hasina, qui contrôlait le pays depuis quinze ans jusqu’à sa destitution en août 2024, distribuait l’aide d’urgence de manière sélective, favorisant ses partisans. Juned raconte : « Les villages qui ne soutiennent pas le parti ne reçoivent pas l’aide d’urgence. Ils nous tiennent grâce à ça. » Après chaque crue, la solidarité s’improvise alors avec les maigres ressources restantes, jusqu’à la prochaine inondation, qui finira par tout emporter à nouveau.


En plus des inondations, le départ de Juned a été favorisé par la situation politique au Bangladesh.
© Antoine Berlioz / Reporterre

Déménager en ville, où les bâtiments sont plus robustes, n’est cependant pas envisageable : « Vivre en ville coûte trop cher, il faut payer un loyer chaque mois, ce qui n’est pas possible sans salaire fixe ». Certaines familles pleines d’espoir préfèrent alors prendre le pari difficile d’envoyer leur enfant, seul, investissant toutes leurs économies dans cet exil, au risque de ne jamais le revoir. « Ils espéraient m’offrir une vie meilleure », souffle Juned.

Comme de nombreux autres exilés, les raisons de son départ restent cependant complexes et entremêlées. Il y a les inondations, bien sûr, mais pas que. « Cultiver devient impossible, la pauvreté augmente, les tensions s’intensifient et les violences aussi. Tout est lié en réalité », raconte-t-il. Lorsqu’on l’interroge sur les autres raisons qui l’ont poussé à se déraciner, il se ferme. « C’est personnel. »



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