Kanaky, éléments du combat, par Sylvain Derne (Le Monde diplomatique, janvier 2025)


Deux parutions récentes projettent un éclairage oblique sur le contexte insurrectionnel propre à la Nouvelle-Calédonie. En mai 1989, Djubelly Wéa (1945-1989) assassine le leader indépendantiste Jean-Marie Tjibaou et son bras droit Yeiwéné Yeiwéné. Avant d’être abattu par leur garde du corps, il s’écrie : « Les accords de Matignon sont morts ! Vive l’indépendance kanake socialiste ! » Wéa, qui fut parmi les premiers prisonniers politiques après la prise d’otages d’Ouvéa, considère que ses deux victimes ont court-circuité la quête de consensus au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) en signant ces accords (juin 1988).

Hamid Mokaddem, agrégé de philosophie, en Nouvelle-Calédonie depuis la fin des années 1980, lui consacre un essai, mêlant biographie, entretiens et analyse de textes, qui montre combien les positions de Tjibaou, catholique formé via le réseau mariste océanien à Lyon, et de Wéa, protestant passé par la filière anglophone du Pacific Theological College de Suva (Fidji), se font d’abord écho (1). Tous deux s’inscrivent dans le renouveau culturel kanak, réhabilitant le concept de parole sacrée au centre de la coutume, mise à mal par le modèle occidental d’éducation. Tous deux ont le même objectif : la souveraineté kanake. Wéa se considérait-il comme l’instrument correcteur, au nom de la tradition, d’une « parole dévoyée », quitte à en mourir ? Une stratégie vouée à l’échec, selon Mokaddem, qui rappelle que les autorités se servent de « ces violences pour (…) mieux ancrer la France dans le Pacifique sud ».

Wéa avait été l’un des initiateurs des écoles populaires kanakes (EPK) et le penseur d’une radicalité désireuse de se sevrer de la butei waina bouteille de vin » en langue iaai), comme il surnomme le système éducatif en place — dont les effets sont comparés à ceux de l’alcoolisme. « L’éducation française n’éduque pas le peuple. Elle manufacture des gens pour une société qu’elle impose et maintient sur nous. » En 1977, dans son mémoire de licence en théologie, il réhabilitait les méthodes d’apprentissage traditionnelles d’Ouvéa, la relation constante avec le collectif contribuant selon lui à l’épanouissement de l’individu au fil des âges. Pour la première fois traduit en français à la suite de l’essai de Mokaddem, ce court texte appelle à un « changement profond et radical, d’un point de vue kanak, qui répond aux besoins de [ce] peuple aujourd’hui » : « Nous devons être les créateurs de façons de créer. »

Dans le dernier roman d’Alice Zeniter, dont l’action se situe en 2022, la résistance du peuple premier est incarnée par un groupuscule ayant recours à des actions dites d’« empathie violente » : il s’agit de « créer chez les Blancs un sentiment de dépossession, troubler l’évidence du chez-soi (2)  ». Si Wéa puisait dans la culture ancestrale, ces activistes de l’ombre assument des références citadines. Détachés de leurs obligations tribales comme de tout lien avec les instances du FLNKS, ils trouvent en Nouméa autant un lieu de réinvention cosmopolite que d’aliénation.

Citoyenne calédonienne, professeure de français dans un lycée de la ville, Tass tente d’intéresser ses élèves kanaks à Marivaux tout en guettant d’éventuels tatouages, indices d’une «  radicalisation  » indépendantiste. Comme si « l’autre » était une énigme… Il faudra une virée en brousse pour qu’une rencontre véritable ait lieu. Là, revisitant « deux siècles de peines et de hasards qui ressemblent à l’histoire de sa lignée », elle retrouve la trace de son aïeul bagnard, « transporté » depuis l’Algérie en 1867 pour un délit véniel, et interdit de retour après avoir purgé sa peine. Cette révélation d’une communauté d’ancêtres parmi les « perdants de l’histoire », selon les mots de Tjibaou, permet un rapprochement entre elle et ses élèves. Une forme de solidarité nouvelle a lieu dans la lutte contre les diverses oppressions patriarcales, qui traversent toute la société néo-calédonienne. Une manière de suggérer que le contexte colonial démultiplie les violences, en même temps qu’il les juxtapose.



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