Mi-poétesse, mi-baleine, cette féministe noire nous réapprend à lutter


« Nos parentes mammifères marines ont développé d’incroyables savoirs pour apprendre à ne pas se noyer. Je fais donc appel à elles comme institutrices, comme mentors, comme guides. » Dans Non-noyées — Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines (éditions Burn-Août et Les liens qui libèrent, novembre 2024), la poétesse étasunienne queer [1] Alexis Pauline Gumbs nous propose de retrouver du souffle dans « l’étau du capitalisme racial, sexiste et fonctionnaliste », en nous inspirant des dauphins, des baleines et des phoques.

Le résultat est un enchaînement de dix-neuf « leçons » publié en 2020 et récompensé aux États-Unis du prix Whiting 2022. Alexis Pauline Gumbs nous y invite, par des descriptions érudites et émerveillées, à écouter comment les dauphins d’eau douce, rendus aveugles par le tumulte boueux des fleuves, sont devenus experts en écholocalisation [2] pour compenser. À être féroces comme la baleine tropicale qui, un jour, a avalé puis recraché un guide touristique sud-africain blanc. À collaborer comme les dauphins à ventre blanc, qui voyagent par groupes de centaines voire de milliers d’individus en accueillant d’autres espèces de dauphins et même des baleines.


Alexis Pauline Gumbs se décrit comme une semeuse de trouble queer et une évangéliste du «  Black feminist love  ».
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Une introduction au féminisme noir

Loin d’être un énième manuel de développement personnel individualiste où l’animal ne serait que métaphore, cet ouvrage poursuit un but profondément subversif : (re)trouver la force d’œuvrer pour un monde meilleur pour humains et non-humains. C’est aussi une introduction originale au black feminism (féminisme noir) étasunien. Né au milieu du XIXᵉ siècle et monté en puissance dans les années 1970 puis 1990, ce mouvement met l’accent sur l’intersectionnalité, c’est-à-dire les effets entremêlés des discriminations — racisme, sexisme, classisme — et la nécessité de les combattre conjointement.

C’est cet héritage que revendique Alexis Pauline Gumbs. Dans la maison de ses parents, la psychologue Pauline McKenzie et le poète Clyde Gumbs, les bibliothèques débordaient d’œuvres de femmes noires : Angela Davis, Toni Morrison, Alice Walker, etc. La jeune femme, Noire elle aussi, est titulaire de doctorats en études anglaises, africaines et africaines-américaines et en études sur les femmes et le genre.


L’autrice était invitée à la Maison de la poésie, accompagnée de certaines des personnes ayant traduit son œuvre (Emma Bigé, Mabeuko Oberty, Myriam Rabah-Konaté).
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Rien de très écologiste à première vue, et pourtant. « Le black feminism est fondamentalement axé sur l’interconnexion. Harriet Tubman, Audre Lorde, June Jordan ou Fanny Lou Hamer [des universitaires, artistes et activistes figures majeures de ce mouvement] savaient que mettre fin à l’esclavage et résister au colonialisme sont des objectifs écologistes, car ces systèmes sont des violences pour tous les êtres vivants », explique-t-elle à Reporterre lors de son passage à Paris, de sa voix calme mais jamais loin de l’éclat de rire.

L’océan occupe une place particulière dans cette pensée écologiste d’Alexis Pauline Gumbs. Animaux marins et personnes noires y sont intrinsèquement liés, partageant le destin commun de proies d’un capitalisme blanc prédateur. « Les navires esclavagistes étaient les mêmes que les navires baleiniers, indique-t-elle lors d’une lecture de Non-noyées à Paris. La civilisation occidentale moderne dépendait des esclaves pour sa construction, comme elle dépendait de l’huile de baleine, des graisses des mammifères marins pour éclairer ses rues. »

« Nos ancêtres se sont transformé⋅es en baleines »

Preuve qu’humains, non-humains et océan sont fondus dans un tout indissociable, des biologistes marins ont découvert qu’une partie de la bioluminescence nimbant les profondeurs marines proviendrait du calcium et du magnésium des os des esclaves jetés dans les flots, assure la poétesse dans son livre afro-futuriste M Archive : After the End of the World (Duke University Press, mars 2018, non traduit).

« Les ossements des captif⋅ves qui se sont libérés, ou qui ont quitté leurs corps et se sont donc retrouvés balancés par-dessus bord… Que sont-ils devenus ? Des sédiments. Aspirés et filtrés dans les fanons de la baleine grise de l’Atlantique, n’est-ce pas ? Donc, il y a cette vérité digestive, ce fait : nos ancêtres perdu⋅es à la traite transatlantique se sont transformé⋅es en baleines », lit-on dans Non-noyées.

Surtourisme et pêche intensive

Aujourd’hui, l’exploitation capitaliste a pour visages les forages pétroliers, le tourisme outrancier et la pêche intensive. « Où sont donc ces gens qui disent que la pêche commerciale est nécessaire à la vie humaine quand c’est ce système économique qui pollue les réserves de nourriture et augmente les émissions de dioxyde de carbone dans des proportions qui tuent déjà quantité de poissons ? Rien de tout cela ne peut être séparé. Nous sommes toustes intriqué⋅es », écrit-elle dans la leçon « Mets fin au capitalisme ».

L’océan fait aussi écho à une mémoire plus intime de l’autrice. Celle de descendante du peuple amérindien Shinnecock qui entretenait depuis l’extrémité orientale de Long Island — l’île à l’embouchure de l’Hudson où sont aujourd’hui bâtis plusieurs quartiers de New York — une relation sacrée avec la baleine franche de l’Atlantique. Alexis Pauline Gumbs est aussi la petite-fille de Jeremiah et Lydia Gumbs, artisans de l’indépendance d’Anguilla, une île des Caraïbes — Lydia Gumbs en a d’ailleurs elle-même dessiné le drapeau, trois dauphins nageant en rond.


Pour l’autrice, c’est collectivement que nous apprendrons et œuvrerons à forger un nouveau monde, libéré de ses systèmes d’oppression.
© NnoMan Cadoret / Reporterre

Le déclic pour l’écriture de Non-noyées a été le sentiment « océanique » de perte qui a submergé Alexis Pauline Gumbs à la mort de son père, en 2016. « C’est le chagrin qui m’a poussée à me tourner vers les mammifères marins. […] J’avais l’impression que j’allais me noyer dans mes propres larmes », raconte-t-elle. Cette peine a fait écho à son « chagrin face au réchauffement des océans, à la pollution, à tout ce qui se passe sur cette planète et à son impact sur les mammifères marins ». Des sentiments si puissants qu’ils prouvent que « rien ne peut arrêter l’amour et le flux d’amour, pas même la mort ».

La science et son langage colonial et dominateur

Pour autant, les méditations de Non-noyées n’ont rien de sombres ruminations sur les dégâts causés par un capitalisme raciste et écocidaire. Elles s’emploient à prendre soin, à réparer ce qui a été abîmé, par la douceur d’une écriture poétique. Car si, pour pouvoir connaître et décrire si précisément les mammifères marins, Alexis Pauline Gumbs a compulsé le Guide sur les mammifères marins du monde de la National Audubon Society et le manuel Baleines, dauphins et marsouins du Smithsonian Institute, elle formule une critique radicale du langage scientifique.

« Il refuse l’intimité et prétend l’objectivité. Il a une fonction coloniale de domination et de violence, car si vous vous imaginez être séparé de ce dont vous parlez, vous pouvez lui faire violence », tance-t-elle. Surtout lorsque les scientifiques — notamment s’il s’agit d’hommes blancs occidentaux — charrient leurs lots de préjugés sous ce vernis d’objectivité.

Ainsi, les jeunes phoques à capuchon sont qualifiés d’« adolescents en errance » par la National Audubon Society ; les phoques annelés sont appelés Pusa hispida, le latin hispida pouvant être traduit par hérissé, sale, hirsute.


L’artiste Maya Mihindou a illustré ces leçons méditatives.
© Maya Mihindou

À rebours de ce regard objectivant et dénigrant, Alexis Pauline Gumbs assume l’« identification » à ces mammifères, pour « nous défaire de la définition d’être humain comme être séparé et dominateur de la nature ». Elle cultive le flou sur le « tu » dont on ne sait trop s’il interpelle l’humain, le non-humain ou les deux. Elle cherche dans la poésie et les langages autochtones la langue qui pourrait restaurer la beauté et le lien confisqués par les dominants.

Les baleines ont des souffles arc-en-ciels

Sous sa plume, les baleines ont des souffles arc-en-ciels et le jeune narval se métamorphose en licorne noire. Le phoque annelé réputé sale est appelé metsiavinerk par les Inuits du détroit de Bering, ce qui signifie « jarre d’argent », se réjouit-elle. Ce faisant, la poétesse s’inspire des travaux de l’essayiste et romancière jamaïcaine Sylvia Wynter. « Elle dit que nous ne sommes pas obligés de reproduire la relation coloniale et appelle à raconter une histoire différente, même si nous n’avons pas de langage pour cela. C’est littéralement ma mission », dit-elle.

Non-noyées peut, par ce caractère inclassable et poétique, être déconcertant pour les lecteurs peu familiers du genre. Il se déguste à petites gorgées, leçon par leçon, plutôt qu’il ne s’avale d’une traite. À celles et ceux qui arriveraient à s’y immerger, il se révèle tour à tour apaisant comme un bain chaud et réjouissant comme des sauts dans les vagues. Il se termine par un cahier d’exercices pratiques, à faire seul ou avec les membres de son collectif : respirer ensemble, exprimer ses limites et réfléchir aux moyens de les respecter…

Car pour Pauline Gumbs, l’individu et le groupe sont aussi indissociables que l’individu et son environnement. Et c’est collectivement que nous apprendrons et œuvrerons à forger un nouveau monde, libéré de ses systèmes d’oppression. « Ce à quoi je m’engage dans cette vie et dans autant de vies qui me seront données, c’est d’apprendre à tes côtés, toujours, écrit-elle à la fin de la leçon « Collabore ». Je t’aime et j’ai tant à apprendre. Je t’aime et nous apprenons tout juste que cela est possible : l’amour à une échelle où nous pouvons survivre. »

Non-noyées — Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines, d’Alexis Pauline Gumbs (texte) et Maya Mihindou (dessins), éd. Burn-Août et Les liens qui libèrent, novembre 2024, 272 pages, 19 euros.



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