Cadenet (Vaucluse), reportage
« C’est bien meilleur que le premier prix ! » s’exclame Annie, 62 ans, en sortant un jus de poire de son placard. Produit par une ferme biologique de Cavaillon, à quelques kilomètres de chez elle, le jus rentre dans le dispositif de Sécurité sociale alimentaire (SSA) de Cadenet (Vaucluse). Celui-ci permet à 33 habitants de ce village qui en compte 5 000 de bénéficier de 150 euros par mois pour acheter des produits locaux et de qualité. Annie, encouragée par une voisine, s’est inscrite dans le dispositif à la fin de l’année 2023 et a été tirée au sort.
Elle explique le fonctionnement : « J’ai acheté ce jus au magasin de producteurs. Ils me font une note et je suis ensuite remboursée, comme avec une feuille de soins. » Elle le confesse, elle n’avait auparavant jamais mis les pieds là-bas, rebutée par les prix. « Il faut aider les producteurs locaux, mais c’est trop cher… » regrette-t-elle. En racontant qu’un autre membre l’a invitée à cuisiner un poulet local, elle constate que le dispositif lui a permis de découvrir certains produits dont elle n’avait pas l’habitude, mais aussi « de participer à une aventure humaine pour aller vers quelque chose de commun ».
Cette initiative, portée par le Collectif local de l’alimentation de Cadenet (Clac), a été initiée en 2020 par l’association Au Maquis, qui organise des actions sur l’alimentation, en milieu rural, comme dans les quartiers populaires des villes environnantes, Pertuis, Apt ou Cavaillon. Elle est financée avec une subvention de 60 000 euros de la Fondation de France et la Fondation Carasso pour une deuxième année d’expérimentation.
« Faire découvrir le goût des tomates, c’est bien, mais qu’est-ce qui se passe dans mon quotidien si je n’ai pas les moyens, ni l’offre locale, ni un accès facile à cette alimentation ? » questionne Éric Gauthier, salarié de l’association et l’un des premiers à s’être mobilisé sur le sujet. Pendant le confinement, il a découvert les travaux sur l’alimentation de l’économiste Bernard Friot, de la Confédération paysanne et du Réseau salariat.
« C’était hyper enthousiasmant de se retrouver à penser notre futur de l’alimentation et de décider ensemble »
Rapidement, un comité de pilotage a rassemblé des citoyens, des élus, des agriculteurs et des acteurs de l’aide alimentaire pour réfléchir aux contours du projet autour de la question d’« un avenir alimentaire désirable en 2052 ». Le Clac est né et formule rapidement un objectif : faire une expérimentation locale de sécurité sociale alimentaire. « C’était hyper enthousiasmant de se retrouver à penser notre futur de l’alimentation et de décider ensemble », s’exclame Thomas Hourquet, bénévole des premières heures devenu salarié.
Le collectif se réunit deux fois par semaine depuis 2022 pour décider du conventionnement des produits. Les habitants définissent ensemble les critères des produits éligibles à la prise en charge et à quel taux, comme pour les médicaments. À Cadenet, cinq critères ont été retenus : l’impact environnemental, les conditions de travail des producteurs, la proximité, la taille de l’exploitation et l’indépendance vis-à-vis de l’agro-industrie. Chaque produit est évalué, puis classé dans l’un des trois niveaux de remboursement (30 %, 70 % ou 100 %) en fonction de son adéquation avec l’avenir alimentaire désirable.
Ceux qui sont remboursés en intégralité sont les « produits exemplaires », comme les légumes locaux ou le pain du paysan-boulanger ; à 70 %, on retrouve par exemple ceux en amélioration comme la viande en conversion bio ; et à 30 %, des produits importants mais non conformes à tous les critères, tels que les fromages fermiers non locaux ou des produits issus du commerce équitable.
« Le conventionnement démocratique est l’un des piliers de la SSA », explique Sarah Cohen, ingénieure à l’Institut national de la recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, qui pilote une expérimentation similaire à Toulouse, Caissalim, comptant plus de 250 adhérents, pilotés par quatre comités indépendants. Elle explique que dans le nord de cette ville de Haute-Garonne, les fruits et légumes de la Biocoop sont conventionnés, car il n’y a pas d’alternative, alors que le comité du sud a choisi de privilégier la vente directe auprès des producteurs des nombreux marchés locaux, bio ou non.
À Cadenet, les produits sont disponibles à travers le magasin de producteurs, une Amap et l’épicerie du village. Les producteurs sont enthousiastes et notent le lien qui se crée avec le client : « Ça nous donne de la visibilité vis-à-vis des personnes qui n’auraient pas forcément le réflexe de venir au marché ou qui ont déjà du mal à finir les fins de mois », raconte Alexis Mathieu, 38 ans, producteur de légumes bio et d’œufs, rencontré sur le marché du lundi à Cadenet.
Une expérience en autogestion
Et si la maigre retraite d’Annie ne lui permet pas d’acheter en temps normal des produits locaux et bio, la sélection des bénéficiaires n’est pas basée sur les revenus des personnes, contrairement à de nombreuses aides alimentaires, déjà existantes. Là-encore, la Clac tente une expérience démocratique avec la mise en place du tirage au sort pour sélectionner les 33 personnes en octobre 2023, parmi une cinquantaine de motivés, cinq places étant réservées aux membres fondateurs et cinq autres sélectionnés par l’épicerie solidaire du village.
Elle est par ailleurs complètement autogérée par ses usagers. « Quand on a pensé à la sécurité sociale en 1946, elle était universelle, car elle visait à créer un droit pour tous ! » remarque Sarah Cohen, qui explique que l’universalité est un autre pilier du projet.
L’expérimentation vauclusienne n’a cependant pas vocation à grandir trop vite. « Fournir 150 euros d’alimentation par mois rien qu’à tous les habitants de Cadenet exigerait des moyens colossaux, à la hauteur de 8 millions d’euros, soit le budget global de la commune », souligne Éric Gauthier. Le financement de cette potentielle sixième branche de la Sécu est estimé entre 120 et 170 milliards d’euros pour l’ensemble de la population selon les scénarios.
« Aujourd’hui, la sécu est en partie financée par les impôts, ce qui la rend dépendante du gouvernement. Entre 1946 et 1967, c’était les caisses locales qui décidaient des cotisations, en fonction des dépenses de santé prévues, et elles étaient constituées en majorité par les travailleurs », explique la chercheuse, qui planche avec d’autres sur la possibilité de faire participer des entreprises — en cotisant comme elles le font pour la santé ou les retraites — ou les professionnels qui bénéficient du conventionnement, en attendant une loi nationale.
« On pourrait imaginer un système alimentaire socialisé »
En octobre, Charles Fournier, député écologiste de l’Indre-et-Loire, a d’ailleurs déposé une proposition de loi pour élargir l’expérimentation, qui est fédérée au niveau national par un mouvement national intercollectifs, qui partage les apprentissages. Plus d’une trentaine d’initiatives similaires ont essaimé à Montpellier, Toulouse, Paris ou encore dans la Drôme. Si l’ambition est commune, chacune a des spécificités liées à son contexte, comme l’utilisation de monnaie locale ou la valorisation des circuits courts.
Éric Gauthier s’inquiète, lui, qu’une mise en œuvre nationale trop rapide favorise les grands acteurs agro-industriels, mais surtout dilue l’essence démocratique du projet : « Le sujet de l’alimentation peut très facilement être récupéré de manière populiste. Il est crucial que cela reste une question populaire, démocratique et pas partisane. »
Profondément convaincu du modèle, il voit même plus loin : « En s’inspirant de la manière dont on a construit notre politique publique de santé, on pourrait imaginer un système alimentaire socialisé, où l’outil de production n’appartiendrait plus à des individus endettés, mais aux caisses primaires d’alimentation gérées de manière démocratique », projette le salarié du Maquis, pour qui le projet revêt des atours révolutionnaires et une vraie proposition de société future.
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