le non-sens écologique du rugby européen


Huit avions, 22 000 kilomètres et 31 heures de vol étalées sur une semaine pour jouer un match de 80 minutes. Le Stade toulousain a entrepris un véritable périple pour se rendre à Durban, en Afrique du Sud, où il affronte, samedi 11 janvier, les Sharks dans le cadre de la troisième journée de la Champions Cup, l’ancienne Coupe d’Europe de rugby. Depuis 2022, l’instance dirigeante du rugby européen, l’European Professional Club Rugby (EPCR), a décidé d’ouvrir la compétition aux franchises sud-africaines pour générer de nouveaux revenus, notamment à travers les droits de diffusion.

Cette saison, comme les deux précédentes, les Sharks de Durban, les Stormers du Cap ou les Bulls de Pretoria peuvent ainsi affronter le Rugby club toulonnais, les Saracens de Londres, les clubs franciliens du Racing 92 et du Stade français, l’équipe écossaise de Glasgow, ou encore les Italiens de Trévise.

Casse-tête logistique et aberration écologique

Cette décision d’étendre la compétition européenne à d’autres continents est « une étape cruciale pour concrétiser notre vision du développement du rugby et de nos propres tournois, en continuant d’offrir des revenus commerciaux solides à nos ligues et en créant un niveau toujours plus élevé de matchs passionnants pour nos fans », justifiait il y a deux ans Dominic McKay, président de l’EPCR.

Dans les faits, cette décision se révèle être un véritable casse-tête logistique pour les clubs et une aberration écologique. Pour arriver à temps en Afrique du Sud, le Stade toulousain, qui jouait un match de championnat de France samedi 4 janvier à La Rochelle, a dû rentrer en avion privé jusqu’à Toulouse dès la fin de la rencontre. Arrivée dans la nuit, la délégation toulousaine a pris un avion dimanche direction l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle, puis un autre pour Johannesburg. Arrivés en Afrique du Sud lundi matin après 11 h 30 de vol, les quarante-neuf joueurs et membres du staff sont remontés dans un avion pour Le Cap, sur la côte ouest du pays.

Un détour de 1 300 km pour rendre hommage à un jeune joueur du club, Medhi Narjissi, disparu en mer l’été dernier. Les champions d’Europe ont terminé leur périple mardi, avec un nouvel avion pour Durban, sur la côte est, pour préparer leur match de samedi contre les Sharks.

« Il faut réduire l’empreinte carbone et responsabiliser les clubs, mais les instances dirigeantes font tout le contraire »

Au total, selon le calculateur de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, ce périple va générer près de 4 tonnes de CO2 par personne, soit la moitié de la consommation annuelle d’un Français, et deux fois plus que les préconisations pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C selon le GIEC.

Ce déplacement n’est pas un cas isolé puisqu’avec trois équipes sud-africaines engagées, au moins douze déplacements intercontinentaux auront lieu cette saison. « Je trouve que la décision d’intégrer des équipes sud-africaines est totalement absurde », lance l’ancien joueur professionnel de rugby Julien Pierre.

Mauvais exemple

« Il faut qu’on réduise l’empreinte carbone de ces compétitions et qu’on responsabilise les clubs, mais les instances dirigeantes font tout le contraire », poursuit celui qui a fondé le label Fair Play For Planet en 2020, un outil qui sert à accompagner des clubs ou des organismes sportifs dans l’identification et la mise en place d’actions écoresponsables. « On est dans une période où on parle beaucoup de réchauffement climatique, de CO2, et je ne suis pas sûr que le rugby soit un bel exemple en ayant invité l’Afrique du Sud », réagissait en décembre 2023 l’ancien sélectionneur du XV de France Philippe Saint-André sur RMC.


L’élargissement de la Coupe d’Europe à l’Afrique du Sud doit permettre de gonfler les droits de diffusion télé.
Wikimedia Commons / CC BY 2.0 / palmipode

Julien Pierre, ancien deuxième ligne de Clermont-Ferrand et de l’équipe de France, souligne également à Reporterre que « 80 % de l’impact carbone d’un événement sportif est lié aux déplacements des supporters, et bien évidemment ces matchs sur plusieurs continents incitent les fans de rugby à voyager partout dans le monde. Ce n’est pas le déplacement de quelques joueurs qui pèse lourd dans la balance, mais surtout le message et le symbole qui sont véhiculés. Quand on a vu les All Blacks prendre le train en France lors de la Coupe du Monde en 2023, c’est le genre d’image qui change les mentalités et qui inspire les jeunes », souligne le vice-champion du monde 2011.

« Si on continue sur cette voie, on va droit dans le mur »

Lenaïg Corson, ancienne joueuse professionnelle qui a disputé 35 matches avec le XV de France, fustige « une décision de l’EPCR motivée par l’argent. Aujourd’hui, nos organes dirigeants ne voient pas la préservation de la planète comme prioritaire », dit-elle à Reporterre.

« Si on continue sur cette voie, avec toujours plus de compétitions, toujours plus de matches, toujours plus de déplacements, on va droit dans le mur. Il n’y aura plus de rugby ni de sport sur une planète invivable. Plus de Tour de France quand il fera 50 °C et que le goudron sera en train de fondre, plus de football ou de rugby quand les terrains seront inondés ou trop secs, plus de ski quand il n’y aura plus aucune neige », raconte celle qui multiplie les prises de positions en faveur de l’écologie.

Lire aussi : Mondial, JO, Tour de France… L’overdose de compétitions climaticides

Contacté, l’EPCR n’a pas répondu aux questions de Reporterre. En 2022, l’ancien directeur général de l’instance, Anthony Lepage, expliquait que cette nouvelle formule de la Coupe d’Europe était un « investissement », et qu’il fallait suivre le modèle du football, notamment en étant « plus ouvert avec le terme européen. Dans le football, en Ligue des champions, il n’y a pas de débat sur les équipes de l’Est », argumentait-il, alors que les compétitions européennes de football s’étendent jusqu’à Israël et au Kazakhstan.

Le spectre d’une compétition mondiale

Dans une interview au média spécialisé Rugbyrama, l’ancien international français Clément Poitrenaud, désormais membre du staff d’entraîneurs du Stade toulousain, avouait quant à lui sa crainte que cette nouvelle compétition soit « une première étape. Les instances dirigeantes ont une idée en tête et finiront par créer un tournoi mondial. Il verra le jour prochainement, à mon sens ».

Dans le monde du rugby, rares sont les joueurs en activité qui s’expriment publiquement sur la question environnementale, notamment liée à la multiplication des matchs internationaux. « Je ne me rendais pas compte à quel point je détruisais la planète en tant que sportive. Pour moi, c’était formidable de jouer des grands matches », se rappelle Lenaïg Corson, retraitée depuis 2023.

« Des solutions existent, il faut juste la volonté de nos instances dirigeantes »

« Honnêtement, en tant que joueur, je ne pense pas que j’aurais été capable de dire que je n’allais pas jouer en Afrique du Sud », admet Julien Pierre, « mais je pense que ces prises de position vont arriver, et si demain un Antoine Dupont ou un joueur de ce calibre déclare qu’il ne va pas en Afrique du Sud pour ne pas alourdir son bilan carbone, je pense que les organisateurs devront se plier, tout simplement », poursuit-il.

Pour l’ancien deuxième ligne, « il faudrait au moins revenir à une compétition qui se déroule sur le continent et réfléchir à des solutions pour alléger les déplacements. Quand une équipe française se déplace en Angleterre, on pourrait faire un match dix jours plus tard en Écosse, par exemple, pour compenser le voyage et éviter un aller-retour en France. Des solutions existent, il faut juste la volonté de nos instances dirigeantes. »

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