« Nous vivons une époque impensable »


Alain Deneault est philosophe et enseigne à l’université de Moncton, au Canada. Il vient de publier Faire que ! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, aux éditions Lux.

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Reporterre — Pourquoi vivons-nous une époque inouïe ?

Alain Deneault — Nous sommes soumis à des discours alarmants. Des scientifiques nous expliquent la perte de biodiversité sur des millions d’années et les mutations climatiques sur des milliers d’années, tout cela n’ayant pas de pareil dans l’histoire. Dans une telle situation, penser devient presque impossible.

Penser, c’est comparer, mettre en relation des événements singuliers mais analogues, et les distinguer les uns des autres pour en percevoir la spécificité.

Et là, nous n’avons pas de point de comparaison ?

Non. Quand on pose la question du climat et celle de la perte de biodiversité, de ces mutations annonciatrices de crises, de catastrophes, de secousses graves et nombreuses, on ne sait pas se rapporter à un précédent pour le penser. C’est inouï, ça n’a pas été ouï, ça n’a pas été entendu. Et il est même difficile d’en parler. On est dans une situation non pas tant d’écoanxiété que d’écoangoisse.


Avec la crise de la biodiversité et celle du climat, «  on est face à de l’impensable  ».
© Mathieu Génon / Reporterre

Quelle est la différence entre l’anxiété et l’angoisse ?

L’anxiété consiste en des pathologies qui concernent le fait de surinvestir un objet. Vous avez peur, par exemple, de rater vos rendez-vous, vous craignez la foule… Vous avez de l’anxiété parce que vous craignez quelque chose de spécifique et vous investissez tellement cet objet de peur que vous en êtes déstabilisé, avec perte de sommeil, perte d’appétit…

Et l’angoisse ?

L’angoisse est une émotion qui n’a pas d’objet. Être angoissé, c’est être en quelque sorte envahi par des affects déstabilisants qui ne portent sur rien. Et c’est pire que l’anxiété, parce qu’on ne sait pas à partir de quoi travailler.

Avec le changement climatique ou l’extinction de la biodiversité, il n’y a pas d’objet ?

Il y a de l’écoanxiété lorsque l’inquiétude porte sur quelque chose de précis. Par exemple, un agriculteur qui craint pour ses semences en raison des sécheresses répétées, ou quelqu’un qui habite sur les côtes, qui peut craindre de perdre sa maison.

Mais quand la chaîne alimentaire est perturbée, qu’on va perdre un million d’espèces, que le climat change énormément, que le méthane va se libérer de la croûte glaciaire qui le contient — lorsqu’on regarde la question dans sa généralité, on ne peut se rapporter à rien dans l’histoire qui nous permette de nous situer. On est face à de l’impensable.


«  L’extrême centre comme l’extrême droite tiennent un discours qui ne consiste pas à engager la citoyenneté dans un sens pertinent, à savoir se mesurer à ce défi inouï qui est le bouleversement du climat et la perte de biodiversité.  »
© Mathieu Génon / Reporterre

Quelles conséquences cela a-t-il de ne pas avoir d’objet sur lequel porter son angoisse ?

Le réflexe d’un sujet qui n’est pas particulièrement informé ou pas particulièrement courageux sera de se rabattre sur des objets de substitution. Il va isoler un enjeu social alors qu’à l’évidence, un problème criant, inouï, nous crève les yeux et porte sur le vivant lui-même.

Quand on entend un député ou une députée du Rassemblement national, quel que soit le sujet, à un moment ou à un autre, il revient sur les migrants comme si c’était la seule problématique. On va éliminer du champ de la légitimité politique les pauvres, les écologistes, les militants, les citoyennes et citoyens préoccupés par le sort des Gazaouis, et ainsi de suite.

L’extrême centre comme l’extrême droite tiennent un discours qui ne consiste pas à engager la citoyenneté dans un sens pertinent, à savoir se mesurer à ce défi inouï qui est le bouleversement du climat et la perte de biodiversité. Ils disent au contraire que tout irait bien s’il n’y avait pas ces éléments perturbateurs qui nuisent à la santé du corps commun. Face à cela, le travail des philosophes, des intellectuels, des citoyens et citoyennes tout simplement, est d’élaborer des objets conformes à l’époque.

L’écologie propose-t-elle un objet substitutif ?

La difficulté de l’écologie politique aujourd’hui est précisément de peiner à proposer un objet de pensée qui motive l’action. Nous sommes confrontés à des mutations techniques, informatiques, culturelles, managériales, géopolitiques qui s’accélèrent à un rythme tel qu’il est impossible pour un cerveau humain de suivre ces réalités. Donc, on est en désarroi. Et on nous somme de créer quelque chose qui va structurer l’action.


«  On n’en est plus à l’époque où un Lénine publiait un livre qui était un guide nous disant quoi faire de manière programmatique, avec des directives, un embrigadement, une autorité, un parti.  »
© Mathieu Génon / Reporterre

Il faut le faire, sinon on va avoir les objets de substitution de l’extrême droite.

Qu’est-ce qui caractérise l’objet qu’il faut se donner ? Il faut qu’il soit à la fois lucide et gai. Pourquoi lucide ? Parce que s’il n’est pas lucide, il n’est pas adapté à la gravité des enjeux, il n’est pas adapté à l’inouï et il n’est que substitutif. Il faut se donner un objet dont on se dise, “ah oui, là on tient quelque chose, c’est sérieux ”, dans le sens où on se mesure au problème.

Vous citez dans votre livre des exemples de tels objets dans le passé, tels le christianisme au Moyen âge, le progrès scientifique au moment des Lumières, le socialisme au XIXᵉ siècle.

Pour nombre de catégories sociales, au XIXe siècle, le socialisme était structurant. Et il ne proposait pas des objets négatifs ou privatifs du genre anticapitalisme, anti-impérialisme, antiracisme, décroissance, anarchisme, insoumission… mais des termes qui structuraient l’action. Ce qu’on n’arrive pas à trouver aujourd’hui, c’est quelque chose qui joue le même rôle que ces termes à l’époque.

Alors que faire ? Vous, vous retournez l’expression et vous dites « faire que ». En quoi cela va-t-il nous aider à faire face à l’inouï ?

Une situation d’angoisse, lorsqu’on la prend au sérieux, lorsqu’on ne se rabat pas sur le premier objet de substitution venu, appelle la question : « Que faire ? » On l’entend partout, cette question-là, c’est étonnant à quel point elle fourmille.

On n’en est plus à l’époque où un Lénine publiait un livre qui était un guide nous disant quoi faire de manière programmatique, avec des directives, un embrigadement, une autorité, un parti. Néanmoins, il y a un nombre extraordinaire de livres qui ont pour titre Que faire ? Comme le dit Jean-Luc Nancy dans un livre qui s’intitule lui aussi Que faire ? se demander que faire est déjà faire, déjà être engagé.

« Que faire ? » est une question qui annonce un ressort, un élan. Au fil des décennies, la question a perdu de son tonus. Car il n’y a rien à faire : ils sont trop puissants pour nous. Ils ont l’armée, ils ont le capital, ils ont les médias, ils ont le gouvernement.

Au fond, ce qu’on a compris, c’est que cette question-là, qui a été roborative et stimulante, a aussi été un frein. Pour deux raisons. Il est absurde de se demander que faire pendant qu’on fait, parce que ça nous inhibe dans le mouvement alors qu’on s’y trouve. D’autre part, il y a un problème dans la formule, c’est le statut du « que » qui est un pronom interrogatif qui appelle un complément d’objet direct, un objet, mais qui est donné directement, comme une consigne.


Le philosophe et essayiste a également écrit Gouvernance et La médiocratie, aux éditions Lux.
© Mathieu Génon / Reporterre

Alors que faire ? Cela ! L’inversion de la formule « que faire » pour « faire que » a pour vertu de modifier le statut du « que », qui devient une conjonction de subordination.

On n’est plus dans la prescription, mais dans l’invitation : faire qu’un monde nouveau advienne ?

On est dans le mouvement quand on « fait que ». Il n’y a pas d’interrogation. On est engagé dans quelque chose.

Ce que je suis en train de faire contribue à ce vers quoi nous voulons aller.

C’est ça. Le subjonctif est le mode des aspirations, des projections, de l’espérance. Parce qu’on ne sait pas exactement ce qui est à espérer. On le découvre en même temps qu’on y tend.

Vous-même, avez-vous été angoissé ?

Oui, très fortement, au point de quitter les villes. Il faut souligner qu’être écoanxieux ou écoangoissé est un signe de santé mentale. Il est important de passer à travers. Comment ? En se donnant un objet qui nous stimule. Sortir de l’angoisse, c’est mobiliser cette énergie qui évolue à vide et qui nous perturbe au profit d’un objet qui en vaut la peine.

« Être écoanxieux ou écoangoissé est un signe de santé mentale »

Retourner cette énergie négative ?

Oui, c’est comme ça que l’énergie psychique se dépense. Cela peut s’incarner dans une association, dans un collectif, dans un journal. L’idée est de mettre cette énergie au service d’un dessein. Et selon moi, la notion de biorégion est un vecteur pour cette action.

Qu’est-ce qu’une biorégion ?

C’est un mode de pensée politique qui consiste à situer la politique dans le vivant, dans une réflexion sur les dynamiques propres du territoire. Comme dit Peter Berg [un théoricien des biorégions], la biorégion, on la reconnaît en marchant et en observant ses dynamiques intrinsèques. Est-ce qu’il y a un plateau ? Est-ce qu’il y a une forêt ? Des montagnes ? Un littoral ? Qu’en est-il des bassins versants ?

Lire aussi : Les biorégions, une alternative écologique aux régions administratives

L’idée, c’est qu’une fois qu’on a reconnu toute cette géographie vivante, la façon dont le territoire vit et quels sont ses équilibres et ses interactions, on va s’y intégrer. Quel y est le mode d’existence ?

La biorégion sera une réponse à la conjoncture qui va s’imposer. Il y a un impératif qui consiste en une contraction géopolitique de l’échelle de la mondialisation ultralibérale à celle de la région. Elle risque de s’imposer d’une manière brutale, comme à Valence, en Espagne, où il y a eu d’énormes inondations et où les gens se sont découverts laissés à eux-mêmes.


La tourbière de Landemarais, à Parigné en Bretagne.
CC / Peter Duran

Alors, il faut comprendre le territoire qu’on habite, il faut le chérir parce qu’on en dépend désormais. Ne plus dépendre d’un régime de production extrêmement complexe où on fait venir des amandes de la Californie, ou des raisins d’Afrique du Sud.

Pour reprendre l’exemple de Valence, peut-être que s’ils avaient eu la conception de biorégion, ils n’auraient pas recouvert de béton, de lotissements et de zones industrielles plein d’endroits où l’eau, du coup, n’a plus pu s’écouler. Ils auraient pris en compte le vivant de la rivière.

Bien sûr, parce qu’ils auraient davantage soigné le lieu qu’ils habitent, parce qu’ils auraient compris à quel point ils en dépendent. Si vous habitez dans un espace dont vous savez dépendre, dans lequel vous cohabitez, que vous réhabilitez, vous vous savez lié à des gens que vous connaissez. Et que découvrez-vous ? Que vous êtes interdépendants, des gens qui vous entourent et du sol que vous habitez, parce qu’en dernière instance, c’est lui qui va vous permettre de tenir.

« Le désarroi est un terreau fertile pour différentes formes fascistoïdes »

La biorégion ne peut-elle pas être associée à l’idée d’autonomie ?

Le concept de la biorégion est adapté à ce que l’histoire va nous faire subir. Nous allons passer un sale quart d’heure universel. Nous allons vivre des moments exigeants et il est important qu’une avant-garde soit informée de ces concepts, de cette histoire, qu’elle soit en mesure de les mobiliser au bon moment. C’est-à-dire en situation de crise, lorsque la plupart de nos concitoyennes et concitoyens auront l’attention requise pour en entendre parler. Et ce, de façon à que ce ne soit pas un néofascisme de province qui l’emporte.

Parce que l’angoisse, la panique, le désarroi sont des terreaux fertiles pour différentes formes fascistoïdes. L’important est donc de constituer une avant-garde. Une avant-garde radicalement nouvelle, qui consiste simplement à être prête lorsque le temps viendra de susciter l’entraide, de susciter le respect, de susciter le soin, en créant un espace qui sera celui auquel on se découvre réduit.

© Mathieu Génon / Reporterre

Faire que ! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, d’Alain Deneault, aux éditions Lux, octobre 2024, 216 pages, 18 euros.



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