Vivre entre les étoiles, par Hubert Prolongeau (Le Monde diplomatique, janvier 2025)



On la cite assez peu quand on évoque la littérature de science-fiction écrite par des femmes. On passe souvent des pionnières des années 1950-1960, comme Leigh Brackett ou Nathalie Henneberg — qui publia longtemps sous l’identité de son mari, Charles —, aux grandes auteures des années 1970-1980, notamment Joanna Russ ou Ursula K. Le Guin, plus « politiques ». Objet de nombreuses traductions il y a quelques décennies, reconnue pour sa puissance et sa singularité, l’œuvre de l’Américaine Carolyn J. Cherryh a peu à peu quitté les librairies. C’est pourtant une romancière marquante, et l’une de celles qui ont fait le lien entre ces deux époques, se nourrissant des archétypes du space opera pour se les approprier. Les éditions Mnémos publient deux titres de la plus grande saga de Cherryh, celle qu’elle a nommée L’Univers de l’Alliance-Union et dans laquelle figurent vingt-cinq romans où se croisent les mêmes héros, dans une sorte de « comédie spatiale ». Temps de gravité (Heavy Time, 1991) et Station Downbelow (1981), parus autrefois aux éditions Opta, puis J’ai lu, sous les titres respectifs de Temps fort et Forteresse des étoiles (prix Hugo 1982), relèvent d’un sous-ensemble du très vaste cycle Les Guerres de la Compagnie.

L’ambition en est vaste. Cherryh a entrepris de raconter l’histoire de l’humain dans l’espace : découverte de mondes inconnus, cohabitation d’espèces différentes, importance capitale des stations spatiales, danger de déplacements ouvrant sur l’inconnu… Elle dépeint non pas des conquérants mais des hommes et des femmes dont l’existence se déroule entre les étoiles, ayant rompu tout lien avec la Terre et devenus, comme les marchands du XVIe siècle arpentant la route de la soie, des explorateurs forcés. Dans Temps de gravité, un sauvetage nous fait plonger à la fois dans le monde des prospecteurs et dans les arcanes géologico-économiques du monopole des matières premières. Dans Station Downbelow, les convoitises soulevées par une station spatiale démarrent le conflit qui marquera la naissance de l’« alliance ». Comme dans Alien (1979), le film de Ridley Scott, les vaisseaux sont sales et usés, et l’épopée a cédé le pas aux difficultés de la vie quotidienne. Cherryh raconte l’aventure des « spaciens », pour reprendre la terminologie d’Isaac Asimov, qui désignait ainsi dans son Cycle de l’Empire les descendants des premiers Terriens ayant colonisé la galaxie. Comme chez Asimov, on trouve dans cet univers, plus marchand que guerrier, la force d’expansion et les défaillances qui firent grandir puis condamnèrent l’Empire romain, modèle classique de ce genre de récit.

Dans ce nouveau monde en création, non sans beauté, chacun tient une place, ni inférieure ni supérieure à celle de l’autre. Si l’écriture est classique, les portraits le sont moins — ainsi les prospecteurs de Temps de gravité apprennent-ils à surmonter leur cupidité pour se lier d’amitié avec le naufragé qu’ils ont recueilli, et la très martiale capitaine Mallory de Station Downbelow se sent-elle changer au contact des laissés-pour-compte de la planète Pell… On ne peut qu’espérer que ce début d’« intégrale » redonne à Cherryh toute sa place.



Source link

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *